Étiquette : Guillaume Apollinaire

Cote 146 (poèmes épistolaires)

Le 27 septembre 1914, Guillaume Apollinaire rencontre Louise de Coligny-Châtillon qu’il nommera Lou dans ses poèmes. Le 5 décembre, il est incorporé au 38e régiment d’Artillerie de Nîmes. Le 7 décembre, lors d’une visite qu’elle lui rend à Nîmes, Louise devient la maîtresse du poète. Le 15 décembre, revenue à Nice, Lou prend ses distances avec Apollinaire. Le 31 décembre, Apollinaire part en permission à Nice pour passer le Nouvel an avec Lou. Le 2 janvier 1915, dans le train qui le ramène à Nîmes, il rencontre Madeleine Pagès. Le 28 mars, Apollinaire et Lou se voient pour la dernière fois à Marseille. Sitôt rentré dans sa caserne, Apollinaire demande à être envoyé au front le plus vite possible. C’était le genre de faveur que l’on vous accordait sans ciller. Le 4 avril, le poète rejoint en Champagne la 45ème batterie de son régiment. A partir du mois de septembre, il participe à la bataille de Champagne. 

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Tout va très vite en temps de mort.

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Pendant cette période, Guillaume Apollinaire fait comme beaucoup de soldats quand ils bénéficient d’un répit : il écrit. Lui n’a pas de famille ni de fiancée officielle à qui raconter son quotidien. Il écrit donc des lettres d’amour aux femmes dont il est épris. A Lou, qu’il ne se résout pas à perdre et qui demeure présente dans son souvenir autant que dans son cœur. A Madeleine, repartie à Oran où elle enseigne au lycée de jeunes filles et qu’il ne désespère pas de séduire après leur coup de foudre ferroviaire.

Deux poèmes pareillement titrés – Cote 146 – sont adressés à Lou et Madeleine. Les deux sont des poèmes épistolaires. Chacun à sa manière parle d’amour.

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Le poème à Madeleine raconte des faits militaires, décrit l’environnement du champ de bataille, fournit des renseignements topographiques. Apollinaire entraîne Madeleine dans une toponymie de la guerre. Le village de Perthes-les-Hurlus, à l’épicentre de la bataille, a été rasé par les bombardements. Ses habitants l’ont déserté dès les premiers jours de septembre 1914. Il n’a jamais été reconstruit. Il a été rayé de la carte en 1950.  La ferme de Beauséjour dont il est question dans le poème est l’un des sites où se sont concentrés les combats. La cote désigne une courbe de niveau sur une carte d’état-major. Il arrive qu’elle épouse une ligne de front.

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Dans leurs correspondances, les Poilus désignent les balles sous d’autres noms pour tromper la censure qui ne tolérait pas que l’on évoquât les réalités saumâtres du front. Les mouches sifflent aux oreilles des hommes. Dans ses textes – tous écrits postérieurement au conflit – Joë Bousquet parle d’abeilles sifflantes.  

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Le poème à Lou est une transfiguration. La guerre y apparaît en arrière-plan. Elle est le décor dans lequel s’exprime la nostalgie de l’amour qui s’éloigne (« le lointain et puissant projecteur de mon amour…»). Apollinaire n’a pas renoncé à Louise. Il possède un portrait d’elle que ses camarades convoitent par-dessus son épaule. Le poète vit dans une solitude spleenétique (Apollinaire écrit « splénétique »). L’amour le protège des horreurs qui l’assaillent. Pour combien de temps ?

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Si les deux poèmes traitent différemment de la guerre et de l’amour, certaines similitudes dans leur composition les rapprochent. A commencer par leur titre indiquant qu’ils ont été vraisemblablement écrits dans la proximité du même lieu, la cote 146. Les femmes aimées y sont montrées en photo, comme il n’était pas rare que les soldats portent sur eux la photo de leur femme ou de leur fiancée. Enfin, dans chacun des textes, la guerre est musicale : « Ouïs pleurer l’obus… » dans le poème à Madeleine et « Entends jouer cette musique » dans le poème à Lou. Chez Apollinaire, la guerre est souvent décrite par les sons qu’elle émet (« grave voix de la batterie…»). 

Avec Apollinaire, la poésie ne passe rien sous silence. Elle est partout et tout est poésie. Elle absorbe le monde pour en extraire le merveilleux, fût-il dissimulé dans la boue des tranchées. 

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Carte Postale de Poilu
1916

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Cote 146 (Poèmes à Madeleine)

Plaines Désolation enfer des mouches Fusées le vert le blanc le rouge
Salves de 50 bombes dans les tranchées comme quand à quatre on fait claquer pour en faire sortir la poussière un grand tapis
Trous semblables à des cathédrales gothiques
Rumeur des mouches violentes
Lettres enfermées dans une boîte de cigares venue d’Oran
La corvée d’eau revient avec ses fûts
Et les blessés reviennent seuls par l’innombrable boyau aride
Embranchement du Decauville
Là-bas on joue à cache-cache
Nous jouons à colin-maillard
Beaux rêves
Madeleine ce qui n’est pas à l’amour est autant de perdu
Vos photos sur mon cœur 
Et les mouches métalliques petits astres d’abord
A cheval à cheval à cheval à cheval 
O plaine partout des trous où végètent des hommes
O plaine où vont les boyaux comme les traces sur le bout des doigts aux monumentales pierres de Gavrinis
Madeleine votre nom comme une rose incertaine 
rose des vents ou du rosier
Les conducteurs s’en vont à l’abreuvoir à 7 km d’ici
Perthes Hurlus Beauséjour noms pâles et toi Ville sur Tourbe
Cimetières de soldats croix où le képi pleure
L’ombre est de chairs putréfiées les arbres si rares sont des morts restés debout
Ouïs pleurer l’obus qui passe sur ta tête

Cote 146 (Poèmes à Lou)

Plus de fleurs mais d’étranges signes
Gesticulant dans les nuits bleues
Dans une adoration suprême mon beau petit Lou que tout mon être pareil aux nuages bas de juillet s’incline devant ton souvenir
Il est là comme une tête de plâtre blanche éperdument auprès d’un anneau d’or
Dans le fond s’éloignent les vœux qui se retournent quelquefois
Entends jouer cette musique toujours pareille tout le jour
Ma solitude splénétique qu’éclaire seul le lointain
Et puissant projecteur de mon amour
J’entends la grave voix de la grosse artillerie boche
Devant moi dans la direction des boyaux
Il y a un cimetière où l’on a semé quarante-six mille soldats
Quelques semailles dont il faut sans peur attendre la moisson 
C’est devant ce site désolé s’il en fut
Que tandis que j’écris ma lettre appuyant mon papier sur une plaque de fibro ciment
Je regarde aussi un portrait en grand chapeau
Et quelques-uns de mes compagnons ont vu ton portrait
Et pensant bien que je te connaissais
Ils ont demandé
Qui donc est-elle
Et je n’ai pas su que leur répondre
Car je me suis aperçu brusquement
Qu’encore aujourd’hui je ne te connais pas bien
Et toi dans ta photo profonde comme la lumière tu souris toujours

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Source : Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques complètes, édition de Marcel Adéma et Michel Décaudin, Bibliothèque de la Pléiade (1956).

« Nous venions cependant de naître… »

C’est l’histoire d’une amitié poétique qui commence par un voyage en voiture. Ils s’étaient déjà croisés à plusieurs reprises dans le Paris des arts et des lettres, mais leur véritable amitié commence lorsqu’ils quittent la capitale dans la direction de Deauville après avoir reçu du rédacteur en chef de Comœdia la mission d’y « couvrir » pour le journal la saison estivale.

Journaliste, écrivain mais surtout caricaturiste, André Rouveyre est issu d’une famille aisée et a consolidé sa fortune dans le mariage. Tout le contraire d’Apollinaire qui mène depuis l’enfance une vie d’expédients, toujours en quête d’une sécurité matérielle qui file entre ses doigts. 

Le 24 juillet 1914, les deux jeunes hommes partent donc à bord de la Renault de Rouveyre. La situation internationale est de plus en plus tendue. La logique de guerre est enclenchée. L’archiduc d’Autriche François Ferdinand a été assassiné à Sarajevo le 28 juin. Dans quelques jours, au café du Croissant, rue Montmartre, Jean Jaurès tombera à son tour sous les balles. 

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Guillaume Apollinaire et André Rouveyre
filmés le 1er août 1914

(capture d’écran – source YouTube)

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Dans la nuit du 1er août, Guillaume Apollinaire et André Rouveyre décident de rentrer à Paris. La mobilisation générale peut être décrétée d’un moment à l’autre. Ce n’est plus qu’une question d’heures. La Renault fait des siennes. Trois crevaisons ralentissent le voyage. Apollinaire est aux aguets. Il voit autour de lui le monde qui s’effondre. Celui-là même dont il avait contribué à saper les fondations dans son poème Zone et son fulgurant premier vers aux accents de manifeste : « A la fin tu es las de ce monde ancien… »

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Ce sentiment que le monde est en train de basculer, Guillaume Apollinaire l’exprime dans le poème La petite auto qui ouvre la section Etendards des Calligrammes. « Le 31 du mois d’Août 1914 / Je partis de Deauville un peu avant minuit / Dans la petite auto de Rouveyre », renseigne le texte. Mais surtout, ceci : « Nous dîmes adieu à toute une époque / Des géants furieux se dressaient sur l’Europe ». 

Le poète se voit comme avalé par les événements : « Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient / Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient ». Nul n’échappe à la marche infernale du monde. Apollinaire y prendra toute sa part. Le poème se poursuit. Il est illustré d’une strophe en calligramme qui figure la tête d’un chien : « Je n’oublierai jamais le voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot »… 

Ils arrivent à Paris le 2 août « au moment où l’on affichait la mobilisation ». Et ceci : « Nous comprîmes mon camarade et moi / Que la petite auto nous avait conduits dans une époque Nouvelle / Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs / Nous venions cependant de naître ».  Voici le poème. 

La petite auto

Le 31 du mois d’Août 1914
Je partis de Deauville un peu avant minuit
Dans la petite auto de Rouveyre


Avec son chauffeur nous étions trois


Nous dîmes adieu à toute une époque
Des géants furieux se dressaient sur l’Europe
Les aigles quittaient leur aire attendant le soleil
Les poissons voraces montaient des abîmes
Les peuples accourraient pour se connaître à fond
Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures


Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières
Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient
Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient
Avec les forêts les villages heureux de Belgique
Francorchamps avec l’Eau Rouge des pouhons
Région par où se font toujours les invasions
Artères ferroviaires où ceux qui s’en allaient mourir
Saluaient encore une fois la vie colorée
Océans profonds où remuaient les monstres
Dans les villes carcasses naufragées
Hauteurs inimaginables où l’homme combat
Plus haut que l’aigle ne plane
L’homme y combat contre l’homme
Et descend tout à coup comme une étoile filante
Je sentais en moi des êtres neufs pleins de dextérité
Bâtir et aussi agencer un univers nouveau
Un marchand d’une opulence inouïe et d’une taille prodigieuse
Disposait d’un étalage extraordinaire
Et des bergers gigantesques menaient
De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles
Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route


Je n’oublierai jamais ce voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot
O départ sombre où mouraient nos trois phares
O nuit tendre d’avant la guerre
O villages où se taille la haine
Maréchaux-ferrants rappelés
Entre minuit et une heure du matin
Vers Lisieux la très bleue
ou bien
Versailles d’or
et 3 fois nous nous arrêtâmes pour changer un pneu qui avait éclaté


Et quand après avoir passé l’après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l’on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque
Nouvelle
Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître

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Le 6 avril 1915, Guillaume Apollinaire qui a enfin réussi à se faire incorporer dans l’artillerie avec l’espoir d’obtenir la nationalité française, quitte son casernement de Nîmes pour rejoindre le front. Déçu par sa liaison avec Louise de Coligny-Châtillon – Lou dans les lettres et poèmes -, il s’est porté volontaire pour partir le plus vite possible. Le 6 avril, il est à Beaumont-sur-Vesle, en Champagne. 

Le lendemain, 7 avril, il écrit à Rouveyre un poème épistolaire, le premier d’une longue série qui s’étendra, avec plus ou moins de régularité selon les périodes et les événements, jusqu’en 1918. Les poèmes sont surtout le fait d’Apollinaire, Rouveyre écrivant plutôt des lettres en prose. 

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Tout de suite, le paysage change. Le ton aussi des lettres envoyées précédemment de Nîmes. « N’a un pinson dans la forêt / Il chante des choses si belles / Que cette voix l’écouterait / La cruelle entre les cruelles / Gracieuse comme un furet… ». Mais de quelle nature est ce chant qui se fait entendre ? « Ça siffle loin, ça siffle près… », dit le troisième vers de ce poème écrit en forme de chanson populaire. On peut entendre ce sifflement comme celui d’un oiseau symbolisant le rêve d’un monde enchanteur qui s’efface et/ou comme celui des balles et des obus qui fauchent des vies sur leur passage, les deux lectures se mêlant dans le flou des premières impressions de guerre. 

Ce poème du 7 avril est celui des ambivalences. Un glissement se produit à l’intérieur du texte. La guerre est là, à portée de main, mais pas encore véritablement présente. Les mots en témoignent qui, par leur double-sens, disent la montée en puissance du fait de guerre – le feu – dans le lexique poétique. Pinson-sifflement des balles qui pincent. Et cet oiseau qui, dans le poème, dit cui-cui tandis que la marmite s’est tue qui a nourri ses hommes, lesquels rêvent de victoire. Comment lire a posteriori ce cui-cui sinon comme l’expression ironique de la fatalité qui s’exprime à chaque refrain : « Ça siffle loin ça siffle près / Et de toute manière »… 

Marmite, caisson, artillerie : le vocabulaire militaire fait irruption dans les poèmes. Il nourrira les textes futurs, nombreux, envoyés à Rouveyre ou à Lou ou encore à Madeleine. Dans les deux vers qui suivent, Apollinaire joue sur le double-sens (académique et argotique) du mot marmite qui désigne à la fois le récipient dans lequel est préparée la nourriture du soldat et les obus qui explosent par milliers, dans un bruit assourdissant, sur le champ de bataille. « Et pour nourrir l’artillerie / La marmite bout gentiment… » Voici le poème : 

N’a un pinson dans la forêt
Il chante des choses si belles
Que cette voix l’écouterait
La cruelle entre les cruelles
Gracieuse comme un furet


Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Mais n’écoute pas le pinson
La si gracieuse marmite
Dont de très loin j’entends le son
Mais qui s’en vient presque aussi vite
L’était si bien dans son caisson
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Toi, marmite de campement
T’as pas tant de coquetterie
Le pinson chante doucement
Et pour nourrir l’artillerie
La marmitte bout gentiment
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Et dans la forêt c’est la nuit
La nuit profonde la nuit noire
Les marmites ont tu leur bruit
Et nous rêvons à la victoire
Tandis que l’oiseau dit cui-cui
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière

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Sur le chemin du retour de leur périple estival, entre Deauville et Paris, Apollinaire et Rouveyre ont vu le monde basculer sous leurs yeux. Le monde ancien tel que Marcel Proust, pressentant sa fin, était en train de le peindre dans sa Recherche, jetait ses derniers feux. Tandis qu’un autre s’allumait à quelques dizaines de kilomètres de là. Une ligne de front et de feu sur lequel viendront se heurter et mourir dix millions d’hommes. Dix millions. Dont Apollinaire, poète moderne, si affaibli par sa blessure à la tête qu’il ne put opposer de résistance à la grippe espagnole qui l’emporta le 9 novembre 1918 à cinq heures du soir. Dans les rues de Paris, la foule s’agitait aux cris de « A mort Guillaume… ». Le Kaiser venait d’abdiquer. 

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Sources : Le poème La petite auto est repris dans la section Etendards des Calligrammes, Œuvres Poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. Les poèmes à André Rouveyre, dont N’a un pinson la forêt… sont à lire dans Apollinaire,  Correspondance avec les artistes 1903-1918, édition établie par Laurence Campa et Peter Read (Gallimard, 2009). 

5 avril 2014-3 mars 2023

Ni ours, ni singe

 « Aucun des amis d’Apollinaire ne s’est flatté d’avoir pénétré le secret de sa nature ». C’est Pascal Pia qui parle, dans Apollinaire par lui-même. Ce volume de la collection Microcosme aux éditions du Seuil m’avait coûté vingt francs à l’étal d’un bouquiniste sur les quais de Seine, ainsi qu’il est écrit au crayon à papier sur la première page intérieure du livre : 20 F. La couverture présente des usures. C’est un ouvrage qui a beaucoup voyagé. A un moment de ma vie, Apollinaire ne me quittait pas. Je vivais dans sa compagnie. Je m’étais senti devenir – c’est bête à dire – un familier. Je me récitais des vers en secret. Dans le silence. Quelle que soit la saison, je me promenais dans ses prés vénéneux. J’aime toujours en lui l’enchanteur attentif au sens des énigmes sereines et me plais à feuilleter l’exemplaire de Case d’Armons numérisé par la Bibliothèque nationale de France et disponible sur Gallica. C’est un recueil qu’Apollinaire a entièrement composé dans les tranchées, avec le concours de quelques camarades pour l’impression et les illustrations. A l’aide d’une machine à alcool dont ils faisaient usage avec l’aval de leurs supérieurs, ils en avaient ronéoté quelques exemplaires destinés à des amis demeurés à l’arrière tandis que lui, le poète, pataugeait dans la craie blanche en regardant s’embraser le ciel de Champagne. 

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Le lien qui nous attache à un poème est d’une nature secrète. Silencieuse. Celui-ci s’intitule Reconnaissance et il est extrait de Cases d’Armons

Un seul bouleau crépusculaire
Pâlit au seuil de l’horizon
Où fuit la mesure angulaire
Du cœur à l’âme et la raison
Le galop bleu des souvenances
Traverse les lilas des yeux
Et les canons des indolences
Tirent mes songes vers les cieux

Quand je le relis, je me sens emporté par le galop des souvenances, j’essaie de me représenter mentalement cette course entre gourbis et chevaux de frise jusqu’au lilas des yeux. Je suppose qu’il parle là de l’aimée. C’est l’époque de la rupture avec Lou et Apollinaire vient de faire la connaissance de Madeleine. Mais laquelle avait des yeux lilas ? Le tout écrit en 1915 en Champagne, au milieu du fracas des bombes et du crépitement des mitrailleuses. 

C’est cela, me dis-je, vivre poétiquement.

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La couverture présente des usures.
C’est un ouvrage qui a beaucoup voyagé.

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Apollinaire écrit simplement. Ses mots sont ceux de tous les jours. Le « ronron d’avion volant au clair de lune » (Tristesse de l’automne). « Le ciel est beau il fait tiède et je suis bien » (Le tabac à priser). Dans un poème intitulé Hôtel, il décrit une chambre en forme de cage et « le soleil passe son bras par la fenêtre ». Dans Cité de Carcassonne, il est question d’une femme qui passe « prenant les cœurs un à un » puis se lasse « et met les cœurs dans son panier ». Ailleurs, « le ciel est un manteau de laine ». 

La langue d’Apollinaire est à portée de mains.

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Désuètes parades de cirque comme il s’en déroulait parfois le dimanche dans le village où j’ai grandi, non loin du clocher de l’église autour duquel tournoyaient des corneilles. Nous allions en famille applaudir les baladins. Ils me rappelaient ceux décrits par Apollinaire dans son poème Saltimbanques. Je les observais installant leur chapiteau sur un terrain vague au long des jardins. Au bord de la rigole, s’abreuvait pauvrement un chameau déganté. Ni ours, ni singe ne réclamaient des sous sur mon passage. Et mes bohémiens n’avaient ni poids ronds, ni carrés, ni tambours, ni cerceaux dorés. Je me demandais pourquoi ma réalité était si différente de celle du poème.

Ceci est affaire d’enchanteurs sous des bouleaux crépusculaires.

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Guillaume Apollinaire est mort à trente-huit ans le 9 novembre 1918. Il a succombé à des complications pulmonaires après avoir contracté la grippe espagnole (souche H1N1), épidémie dont les historiens ont encore du mal à dénombrer les victimes. L’institut Pasteur évalue entre 20 et 50 millions les victimes de la pandémie dans le monde. Des réévaluations récentes font état de quelque 100 millions de morts. Le poète a été enterré dans la liesse de l’armistice. Le jour de ses funérailles, les Parisiens criaient « A bas Guillaume », en référence à l’empereur vaincu, sur le passage du catafalque.

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Nous empruntons, pour disparaître, le chemin des ormeaux. 

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Sources : Pascal Pia, Apollinaire par lui-même, collection Microcosme-Ecrivains de toujours, éditions du Seuil ; Apollinaire, Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. 

27 avril 2020-10 mars 2021

Cote 146 (poèmes épistolaires)

Le 27 septembre 1914, Guillaume Apollinaire rencontre Louise de Coligny-Châtillon (Lou dans ses poèmes). Le 5 décembre, il est incorporé au 38e régiment d’Artillerie de Nîmes. Le 7 décembre, lors d’une visite qu’elle lui rend à Nîmes, Louise devient sa maîtresse. Le 15 décembre, revenue à Nice, Lou prend ses distances avec Apollinaire. Le 31 décembre, Apollinaire part en permission à Nice pour passer le Nouvel an avec Lou. Le 2 janvier 1915, dans le train qui le ramène à Nîmes, il rencontre Madeleine Pagès. Le 28 mars, Apollinaire et Lou se voient pour la dernière fois à Marseille. Sitôt rentré dans sa caserne, Apollinaire demande à être envoyé au front le plus vite possible. Le 4 avril, le poète rejoint en Champagne la 45ème batterie de son régiment. A partir du mois de septembre, il participe à la bataille de Champagne.

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Tout va très vite en temps de mort.

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Pendant cette période, Guillaume Apollinaire fait comme beaucoup de soldats quand ils bénéficient d’un répit : il écrit. Lui n’a pas de famille ni de fiancée officielle à qui raconter son quotidien. Apollinaire écrit des lettres d’amour aux femmes dont il est épris. A Lou, qu’il ne se résout pas à perdre et qui demeure présente dans son souvenir autant que dans son cœur. A Madeleine, repartie à Oran où elle enseigne au lycée de jeunes filles et qu’il ne désespère pas de séduire après leur coup de foudre ferroviaire.

Deux poèmes épistolaires pareillement titrés – Cote 146 – sont adressés à Lou et Madeleine.

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Madeleine votre nom comme une rose incertaine 
rose des vents ou du rosier

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Le poème à Madeleine raconte des faits de guerre, décrit l’environnement du champ de bataille, fournit des renseignements topographiques. Apollinaire entraîne Madeleine dans la toponymie du lieu. Le village de Perthes-les-Hurlus, à l’épicentre de la bataille, a été rasé par les bombardements. Ses habitants l’ont déserté dès les premiers jours de septembre 1914. Il n’a jamais été reconstruit. Il a été rayé de la carte en 1950.  La ferme de Beauséjour dont il est question dans le poème est l’un des sites où se sont concentrés les combats. La cote désigne une courbe de niveau sur une carte d’état-major. Il arrive qu’elle épouse une ligne de front.

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Dans leurs correspondances, les Poilus désignent les balles sous d’autres noms pour tromper la censure qui ne tolérait pas que l’on évoquât les réalités saumâtres du front. Les mouches sifflent aux oreilles des hommes. Dans ses textes – tous écrits postérieurement au conflit – Joë Bousquet parle d’abeilles sifflantes.  

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Le poème à Lou est une transfiguration. La guerre y apparaît en arrière-plan. Elle est le décor dans lequel s’exprime la nostalgie de l’amour qui s’éloigne (« le lointain et puissant projecteur de mon amour…»). Apollinaire n’a pas renoncé à Louise. Il possède un portrait d’elle que ses camarades convoitent par-dessus son épaule. Le poète vit dans une solitude spleenétique (Apollinaire écrit « splénétique »). L’amour le protège des horreurs qui l’assaillent. Pour combien de temps ?

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Si les deux poèmes traitent différemment de la guerre et de l’amour, certaines similitudes dans leur composition les rapprochent. A commencer par leur titre. Ont-ils été écrits dans la proximité d’un même lieu ?
Les femmes aimées y sont montrées en photo, comme il n’était pas rare que les soldats portent sur eux un portrait de leur femme ou de leur fiancée.
Enfin, dans chacun des textes, la guerre est musicale :

« Ouïs pleurer l’obus… » dans le poème à Madeleine et « Entends jouer cette musique » dans le poème à Lou. Chez Apollinaire, la guerre est souvent décrite par les sons qu’elle émet (« grave voix de la batterie…»). Avec Apollinaire, la poésie ne passe rien sous silence. Elle est partout et tout est poésie. Elle absorbe le monde pour en extraire le merveilleux, fût-il enfoui dans la boue des tranchées. 

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Cote 146 (Poèmes à Madeleine)

Plaines Désolation enfer des mouches Fusées le vert le blanc le rouge
Salves de 50 bombes dans les tranchées comme quand à quatre on fait claquer pour en faire sortir la poussière un grand tapis
Trous semblables à des cathédrales gothiques
Rumeur des mouches violentes
Lettres enfermées dans une boîte de cigares venue d’Oran
La corvée d’eau revient avec ses fûts
Et les blessés reviennent seuls par l’innombrable boyau aride
Embranchement du Decauville
Là-bas on joue à cache-cache
Nous jouons à colin-maillard
Beaux rêves
Madeleine ce qui n’est pas à l’amour est autant de perdu
Vos photos sur mon cœur
Et les mouches métalliques petits astres d’abord
A cheval à cheval à cheval à cheval 
O plaine partout des trous où végètent des hommes
O plaine où vont les boyaux comme les traces sur le bout des doigts aux monumentales pierres de Gavrinis
Madeleine votre nom comme une rose incertaine 
rose des vents ou du rosier
Les conducteurs s’en vont à l’abreuvoir à 7 km d’ici
Perthes Hurlus Beauséjour noms pâles et toi Ville sur Tourbe
Cimetières de soldats croix où le képi pleure
L’ombre est de chairs putréfiées les arbres si rares sont des morts restés debout
Ouïs pleurer l’obus qui passe sur ta tête

Cote 146 (Poèmes à Lou)

Plus de fleurs mais d’étranges signes
Gesticulant dans les nuits bleues
Dans une adoration suprême mon beau petit Lou que tout mon être pareil aux nuages bas de juillet s’incline devant ton souvenir
Il est là comme une tête de plâtre blanche éperdument auprès d’un anneau d’or
Dans le fond s’éloignent les vœux qui se retournent quelquefois
Entends jouer cette musique toujours pareille tout le jour
Ma solitude splénétique qu’éclaire seul le lointain
Et puissant projecteur de mon amour
J’entends la grave voix de la grosse artillerie boche
Devant moi dans la direction des boyaux
Il y a un cimetière où l’on a semé quarante-six mille soldats
Quelques semailles dont il faut sans peur attendre la moisson 
C’est devant ce site désolé s’il en fut
Que tandis que j’écris ma lettre appuyant mon papier sur une plaque de fibro ciment
Je regarde aussi un portrait en grand chapeau
Et quelques-uns de mes compagnons ont vu ton portrait
Et pensant bien que je te connaissais
Ils ont demandé
Qui donc est-elle
Et je n’ai pas su que leur répondre
Car je me suis aperçu brusquement
Qu’encore aujourd’hui je ne te connais pas bien
Et toi dans ta photo profonde comme la lumière tu souris toujours

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Source : Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade.

2 février-4 février 2021