Catégorie : 1 – Phragmes

Debout dans le commencement

Voici le récit. Il figure au logion 13 de l’Evangile selon Thomas. 

« Les disciples demandèrent à Jésus : Dis-nous comment sera notre fin ? Jésus dit : Avez-vous donc découvert le commencement, pour que vous cherchiez la fin ? Car, là où est le commencement, là sera la fin. Heureux celui qui se tiendra debout dans le commencement ; il connaîtra la fin et ne goûtera pas la mort ».

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Commencer. La tâche incommensurable. Que puis-je faire ? Devant la page blanche, la peur d’être.

« Je revins donc aux choses, comme au commencement », dit Pierre Bergounioux. 

Tout commence dans les choses. Le ciel. La terre. Bientôt la mer. Les arbres. Les oiseaux. Les fleurs. Et parmi cette multitude, l’homme. Chose parmi les choses.

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Il fait nuit. L’heure de creuser des tunnels dans le silence et déterrer les mots. Quelqu’un écoute, tend l’oreille et s’étonne. Dans l’ombre un corps à naître. Des tunnels dans le silence. Ils forment un réseau souterrain où le temps s’abolit. 

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J’ai appris avec Paul Valéry que la mer est le lieu du recommencement.

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La mer toujours recommencée (Paul Valéry).

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Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !

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Une ville. Des poèmes affichés sur les murs. On y apprivoise les visiteurs. Une ville dépourvue de sens où la réalité du monde tiendrait dans sa transparence.

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Nous avions quitté la maison aux voûtes décorées de peintures énigmatiques. Jadis, elle avait été habitée par un homme que son voisinage suspectait d’activités occultes. On m’avait dit qu’il recueillait de nuit aux abattoirs le sang des bœufs sacrifiés pour arroser ses orangers faméliques. Nous longions les façades privées de lumière dans cette après-midi humide de fin d’été. Sa main tremblait sur le bras que je lui avais offert. Je pressentais que le jour se déroberait dès que nous aurions franchi le porche de la demeure inhabitée dont elle détenait la clé.

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Dans un carnet, des mots (re)posés. Ici, une liste retrouvée qui m’est énigme. 

Présages
Marges margelles sages vases savants sauvages
Derrière la colline
Quel inconnu guette
Silence aux portes
Mieux valut terre que ciel de brume
Taire l’astre soleil sous séquestre
Halo de lumière laiteuse
Halo sentier
Haro sur le halo
Chemin tournant
Vague de feu
Mission impossible
Sous quelle parole vivre
Quel aboiement
A quel prisme lire le monde
Jetés à bas parmi les pierres
Etoiles échevelées de novembre
La fragilité de l’argile
Ceindre l’écharpe du désir

Atteindre au vœu du soir

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Que de vagues nous tiennent et rejettent nos corps.

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Un logion désigne, en grec, une parole d’inspiration divine. En français, logion a donné loge et sa suite : logis, loger, logement. Nous logeons dans les dits. Nous habitons dans les mots. Ils sont la loggia d’où nous regardons le monde et tentons de le lire. 

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Il arrive que nous soyons délogés. Que les mots nous excluent. Les mots ne sont pas toujours si accueillants. Font alors de nous des migrants. Des sans langue. 

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Commencement est le premier mot du TaNaKH : בראשת (BeReShiT – Au commencement… ). Le commencement est là. La fin est là aussi. Bet ב est la deuxième lettre de l’alphabet hébraïque, mais la première qui se prononce, le Alef א étant une muette. Le Tav ת est la dernière lettre de l’alphabet hébraïque. BeReShiT commence par la première lettre prononcée (ב) et se termine par la dernière (ת). Le commencement et la fin en un même mot. Là où est le commencement, là sera la fin.

22 octobre 2018

Sources : Ecrits apocryphes chrétiens, Bibliothèque de la Pléiade ; Paul Valéry, Le cimetière matin in Poésies, collection Poésie/Gallimard ; La Bible, traduction intégrale Hébreu-Français par les membres du Rabbinat Français sous la direction du Grand-Rabbin Zadoc Khan, éditions Sinaï.

Ecrire/langue

Dans L’outrage aux mots, Bernard Noël met en garde contre la pression qu’exerce sur chacun de nous, dans notre quotidien, nos pratiques, nos échanges, nos conversations, jusque dans notre intime, 

la langue dominante. 

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Revenant sur le procès qui lui a été intenté après la publication du Château de Cène en 1969, il s’interroge sur la nature de la censure exercée par la langue de la bourgeoisie contre la langue du livre. 

« La censure bâillonne », dit-il. « Elle réduit au silence. Mais elle ne violente pas la langue. Seul l’abus de langage la violente en la dénaturant. Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de langage ». 

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Pas la censure. L’abus. Voilà le nœud.

Nous sommes abusés. 

Nous vivons dans un régime de liberté conditionnée par l’usage d’une langue que la classe dominante détourne à son profit. 

La question devient donc, et c’est toujours Bernard Noël qui la pose : « Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ? »

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Une langue sous la langue

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retour/retourner/retournement. 

La poésie : un retournement de la langue. 

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Bernard Noël encore : « Comment traiter ma phrase pour qu’elle refuse l’articulation du pouvoir ? » C’est tout l’enjeu de l’écriture. L’écrivain se doit à une langue qui réfute. Une langue qui refuse son instrumentalisation. 

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La poésie : combat à l’intérieur de la langue contre les abus de la langue même.  

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Comment extirper la langue de la soumission au pouvoir ? En l’abandonnant à ses abus pour parler une autre langue ? En la détournant ? 

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détour/détourner/détournement

La poésie : un détour de langue. 

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Cette langue du détour existe-t-elle ? Bernard Noël en dessine les contours : « Je sens une autre langue sous ma langue. » La poésie : une langue sous la langue. « Quelque chose qui veut percer ». Comme la pluie derrière le rideau.

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Source : Bernard Noël, L’outrage aux mots, Œuvres II, POL.

7 mars – 29 mai 2023

Les faits innocents

Joe Bousquet : « Les faits les plus innocents (…) paraissent se subordonner à des relations souterraines dont notre âme aurait fourni le tracé ».

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l’œil brisé regarde l’œil encore…

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Il faudrait du temps et encore du temps ajouté au temps
l’œil brisé regarde l’œil et encore l’œil plus loin que l’œil de l’aigle ou du serpent
du temps ajouté au temps 
l’œil dans l’œil du serpent 

nos âmes dépositaires 

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éviter la nuit 
changer la couleur des signes
déchirer les nuages
tendre la main au visible 

dans la cornue agiter la formule 

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écrire des silences
déborder d’encre 
laisser les mots libres de s’avancer jusqu’au bord de la feuille
petits soldats bons pour 
le crépitement de la mitraille 
les crachats du silence 

le canon dans les marges

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déborder d’encre 
et dans l’attente d’aubes
écouter la vague 
ressasser le ressac 
comme on boit l’eau des mots
comme on pend les mots
à l’arbre de l’oubli

jeu amer 

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Il voulut 
épouser le sauvage
changer la couleur des nuages
tendre la main au signe

malaxer la glaise du temps 

du temps encore 
ajouté au temps

l’œil 
regardant l’œil
aigle ou serpent

avancer d’ombre

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Les faits, écrit encore Bousquet, « nous font douter de notre raison ».

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Il voulut
noter l’inexprimable
fouiller les souterrains de l’âme

déborder d’encre

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il faudrait du temps moulu au grain des jours
pour retenir les traits de son visage
tant il va au silence

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les dessus de porte, décors, (…) enluminures

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je me vantais de posséder les paysages

les dessus de porte, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures, la littérature passée de mode, le latin d’église, les livres érotiques, les romans à l’eau de rose, les contes de fée, la veillée des chaumières, les opéras de Mozart, la dérive des continents

je croyais aux raretés de la peinture et de la poésie moderne
aux refrains naïfs
aux enchantements

je rêvais Commune, feu, révolutions
je pensais voyelles – A noir, E blanc etc… – formules, impairs et décasyllabes, 

pour en finir avec
le jeu amer
je cacherai les verbes

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pas d’illumination
ni de lumière

aux âmes souterraines
les faits innocents

nos mains aveugles vont
tâtonnant dans la nuit

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Ce texte a été composé dans la compagnie de : Joe Bousquet, Le meneur de lune, éditions Albin Michel ; Arthur Rimbaud, Alchimie du Verbe, extrait de Une saison en enfer, éditions Garnier-Flammarion.

10-15 mai 2023

Avril recommence

Denis Roche à Gilles Delavaud sur sa pratique de la photographie : « Pour moi, la photographie, depuis au moins une dizaine d’années, a joué tout à fait le rôle d’un journal intime (…) C’est une manière d’enregistrer les gens que je croise et les lieux que je fréquente, c’est tout, et de dater les uns et les autres ». 

Enregistrer. Dater. Comme on tient registre des faits qui, dans leur nudité, nous traversent.

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Tel le « mécrit » de Denis Roche, une invitation au « désécrire ».

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Dans l’hypothèse où pourrait prendre forme un journal intime : écrire sans savoir. Surtout ne pas savoir.

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Un rideau me sépare de la réalité. Vivant pourtant au milieu du vivant. Nul ne mesure le débit du fleuve à nos pieds. Tout ici est approximation véhémente.

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un peut-être poème
sur un lit de silence et de sable

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[Paris, avril] 

Je devrais écrire un poème mais je ne sais où ma phrase commence 
j’ignore la forme qu’elle revêtira ni si elle revêtira seulement une forme
face à moi l’énigme 
un mur de pierres sèches un mur de pierres sèches

tel le poème 
mural 
et le vers qui le ronge 

si je devais maintenant écrire un poème j’écrirais que je n’ai rien à écrire sinon un objet en forme de silence sur un lit de sable 
un peut-être poème sur un
lit
de silence et de sable

comme avril recommence

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La difficulté du journal ? Tenir et croire. Roland Barthes : « Je n’ai jamais tenu de journal – ou plutôt je n’ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche – et cependant, plus tard, je recommence. C’est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu’on y écrit ». 

La maladie, comme dit Barthes, de commencer et recommencer dans un même mouvement d’appartenance et de libération – [cette idée ténue que] si je tiens un journal j’appartiendrai à ce que j’écris – or qu’il s’agit au contraire de s’en libérer, de s’en tenir le plus loin possible

ou alors, tenir un journal disant l’impossibilité de tenir un journal.

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La nature du poème consiste à se dérober à sa nature propre. Denis Roche : « J’écris des poèmes à mon insu ».

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Sources : Denis Roche, La disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique), Seuil Fiction et Cie, 2016 ; Denis Roche, La poésie est inadmissible, Seuil Fiction et Cie, 1995 ; Roland Barthes, citation non située.

3 octobre 2022-8 mars 2023