Le yiddish, un autographe & le négatif invisible
mardi30mai
Le Choc, film de Robin Davis avec Alain Delon et Catherine Deneuve sort en salle en 1982. Il s’agit d’une adaptation du roman de Jean-Patrick Manchette, La position du tireur couché, paru l’année précédente dans la Série Noire.
A plusieurs reprises dans des entretiens qu’il accorde à la presse, Jean-Patrick Manchette raconte qu’Alain Delon s’est porté lui-même acquéreur des droits avant la sortie du livre. « Delon a acheté La position du tireur couché sur manuscrit, ce qui est une très bonne chose pour moi. Je vais pouvoir vivre à l’aise pendant six ou dix mois, travailler tranquille à un nouveau bouquin », confie-t-il à Hervé Prudon.
Les Cahiers du cinéma ont taquiné Jean-Patrick Manchette – le situationniste – sur sa prétendue complicité avec Alain Delon. « C’est ridicule… », se défend-il dans La Revue du cinéma où il raconte comment les droits du Petit bleu de la côte Ouest d’abord vendus à la SFP pour Philippe Labro ont fini par tomber dans l’escarcelle de l’acteur-vedette. « J’ai reçu un petit mot d’une secrétaire me demandant de signer une lettre d’accord pour la transaction. Voilà la totalité de mes contacts avec Delon, sur l’ensemble des films. Je n’ai même pas un autographe de lui, que je pourrais revendre pour assurer mes vieux jours ».
Source : Jean-Patrick Manchette, Derrière les lignes ennemies, entretiens 1973-1993, La Table Ronde.
lundi29mai
sphérique # 1

Pour Jacques Roubaud, le jour est la base cylindrique du temps. Le jour, dit-il, est notre premier repère, la boussole qui nous guide dans l’espace-temps.
dimanche28mai
Il vient de s’écouler un temps profond. Tout ce qui apparaît va disparaître. Vieux comme mauvais jours.
jeudi25mai
Après « ensauvagement », « décivilisation » : en panne d’un lexique qui traduirait une analyse sérieuse et approfondie des fractures de la société, la macronie use d’un vocabulaire ambigu très prisé des émules de Renaud Camus et des droites extrêmes. Plus ils disent avancer, plus on s’approche du précipice.
vendredi19mai
Léo Ferré : « Les gens il ne conviendrait de les connaître que disponibles à certaines heures pâles de la nuit près d’une machine à sous avec des problèmes d’homme simplement avec des problèmes de mélancolie alors on boit un verre en regardant loin derrière la glace du comptoir et l’on se dit qu’il est bien tard… ».
lundi15mai
Je me sens au bas mot. Je sais que de ce jour il ne faut rien attendre.
dimanche14mai
Au journaliste qui pointe le souci du détail dans ses romans, jusqu’aux mentions très précises de marques commerciales – par exemple : « allumer une cigarette avec un briquet Laurimette offert par Mazda » ou « Boire un verre de Four Roses » ou encore « Descendre un quidam au MR 73 », Jean-Patrick Manchette répond : « Ça, c’est la dictature de la marchandise (…). Cette dictature qui tue le temps et a fait disparaître l’humanité. Si je publie qu’un porteur de Manhurin tire un projectile de 8 mm dans le foie d’un buveur de bouillon Kub vêtu de Tergal, ça évoque des choses réelles, des apparences familières. Si je dis que Pierre tue Paul, ça n’évoque rien, rien n’apparaît, ça n’existe pas. L’espèce humaine a entièrement disparu. C’est une très bonne chose, car elle n’a pas cessé d’exister, en fait. Elle est devenue le négatif invisible, à l’intérieur de l’apparence marchande, qui est totalement triomphante en apparence. (…) Disons, pour en revenir à la particularité cinématographique, que tout ce qui apparaît mérite de disparaître, et va le faire très bientôt, notamment le cinéma va être supprimé, ce qui sera un soulagement, en tout cas ce sera plus marrant que l’espèce d’ennuyeuse agonie qu’il traîne depuis vingt ou trente ans ».
Source : entretien pour la revue Cinématographe, décembre 1980, in : Manchette, Derrière les lignes ennemies, entretiens 1973-1993, La Table Ronde.
samedi13mai
En 2018, Ruth Zylberman réalisait pour Arte le documentaire Les enfants du 209 rue Saint-Maur dont elle fit un livre, 209 rue Saint-Maur, publié deux ans plus tard au Seuil. J’en relis régulièrement des pages tant cette écriture m’aimante.

Dire les figures familières d’une enfance. Trajectoires heurtées. Migrations. Exil. Peur. Nostalgies. Cela seule une langue maternelle le peut, « langue naturelle du cœur ».
Ici, le yiddish.
« Faïvel m’a fait asseoir dans sa petite cuisine éclairée au néon où, sur une petite table recouverte comme il se doit d’une nappe cirée, étaient posés quelques papiers, quelques livres et un journal en yiddish déplié. Je crois que Philippe/Faïvel, qui devait alors avoir dans les 95 ans, était probablement l’un des derniers lecteurs parisiens d’un journal yiddish. Je ne parle pas des jeunes gens assez nombreux qui aujourd’hui lisent et parlent le yiddish au terme d’études tout à fait académiques et sérieuses. Non ! Je parle de ceux pour qui le yiddish était la langue maternelle, la langue naturelle du cœur et de l’actualité, ceux qui se sont progressivement éteints dans le courant des années 1990. Ceux dont j’ai autrefois entendu l’accent comme une évidence : chez mes grands-mères, au café le Thermomètre, aujourd’hui disparu, place de la République, sur les bancs du jardin public devant la mairie du IIIe, dans les films merveilleux du cinéaste Emmanuel Finkiel. Survivants d’un monde révolu selon l’expression consacrée, et pourtant figures familières de mon enfance dont la langue, l’accent me permettaient de mesurer (…) le miracle qu’était ma propre intégration au génie français. Comme si dans la langue, et c’est probablement vrai pour n’importe quelle population immigrée, se réfugiaient tous les indices de trajectoires familiales heurtées, de l’exil à l’assimilation ; comme si dans la langue, avec ou sans accent, se blottissaient aussi toutes les peurs, les hontes et les nostalgies ».
En reconstituant les vies de locataires d’un immeuble du Xe arrondissement de Paris, en offrant à ces vivants lointains ou disparus un abri les protégeant de l’oubli, Ruth Zylberman tisse des liens entre générations en même temps qu’elle interroge des traces. Dans son livre-enquête, les couloirs, escaliers, appartements le plus souvent réduits à une pièce unique, gardent mémoire de familles, les murs, les portes, conservent la trace des mains qui les ont touchés. Ruth Zylberman relève leurs empreintes, recueille l’écho de voix qui se sont tues. Voix enfouies qu’une langue soulève. Les mots se souviennent. Ils parlent une langue d’interstices, de mémoires et de visages flous. Une langue où dominent le bleu, le vert et le vertige des destinées. La langue naturelle du cœur et de l’actualité.
Source : Ruth Zylberman, 209 rue Saint-Maur Paris X, autobiographie d’un immeuble, Seuil Arte éditions.
mercredi10mai
Quelqu’un survivra-t-il à ces nuits faméliques
Où tu te couchais nue sous des velours épais
Des dames épanies (1) buvaient à ma détresse
Je n’avais de futur que leurs lèvres fleuries
(…)
Les âmes égarées en des temps alanguis
Dédient leurs jours anciens aux jouvences nouvelles
Rien ne paraîtra plus au jour que l’infini
Rien ne paraîtra plus que leur désir rebelle
(1) Forme ancienne pour « épanouies » que l’on trouve chez Ronsard : « Je vous envoie un bouquet que ma main / Vient de trier de ces fleurs épanies… »
lundi8mai
L’Indépendant du jour rapporte qu’une équipe du Centre national de la recherche scientifique et une restauratrice ont été dépêchées au chevet de plusieurs toiles de Pierre Soulages conservées au musée des Abattoirs de Toulouse. « Parfois, des empâtements suinte une goutte de liant, qui est de l’huile », indique Pauline Hélou de la Grandière.
Selon les premières investigations, le phénomène touche des toiles réalisées par l’artiste, dans son atelier parisien, entre décembre 1959 et mars 1960. Ces coulures qui ne font pas partie de la composition originale altèrent les œuvres d’une période charnière dans l’histoire de l’art, celle où peu à peu s’impose l’abstraction française.
Les spécialistes confrontés au sauvetage de ces toiles assurent qu’il ne s’agit pas d’un problème de séchage au moment de la réalisation. « C’est un problème de vieillissement. La peinture redevient fluide et s’écoule ».
Quand bien même ces rides se creuseraient encore, ne seraient-elles pas la promesse de l’œuvre à l’œuvre en son corps vieillissant ? Le signe de la petite mort à côté de laquelle, main dans la main, nous marchons.
samedi6mai
Le Monde annonce la mort de Philippe Sollers survenue hier. Il sera inhumé dans la stricte intimité familiale à Ars-en-Ré.

« …il sortit par la grande porte qui pourtant était close et sachez que personne ne le revit plus mais à peine eut-il disparu un coup de tonnerre éclata puis un rayon de soleil traversa les verrières faisant tout paraître deux fois plus clair dans la salle ceux qui étaient là furent illuminés… »
On ne s’installe pas confortablement dans la lecture de Philippe Sollers. On entre ou pas dans Paradis mais si l’on en surmonte les premiers obstacles, on s’enchaîne alors à l’ardeur de la phrase, sa cadence aussi nerveuse qu’un concerto de Mozart, on boit aux fontaines d’une culture vaste comme un océan tempétueux. L’écriture de Philippe Sollers bouscule, déconcerte, agace autant qu’elle envoûte. Elle attire comme un a(i)mant. Jamais elle ne se dérobe à l’exigence du lecteur. C’est une écriture de la volée, des boudoirs, des bois verts et des ombres.
Dans la page nécrologique que lui consacre Le Monde, Philippe Forest voit dans Paradis (Seuil, 1981) « l’un des grands livres de la littérature française de la seconde moitié du siècle passé : texte total déroulant le long ruban d’une écriture sans ponctuation, proposant de notre présent une vision à la fois poétique et prophétique d’une singulière puissance ».
Elisabeth Roudinesco met en ligne un texte dans lequel elle salue à son tour l’avant-gardiste créateur des revues Tel Quel et L’Infini : « De son amitié avec Georges Bataille et Roland Barthes à ses interventions dans les débats sur le rôle des avant-gardes, il aura été de ceux qui abordaient, dans toutes ses dimensions, la question de l’écriture. Aussi a-t-il dialogué avec les penseurs et écrivains français les plus importants de son époque : Louis Aragon, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan, notamment. Il publiait ce qu’il aimait, au-delà des clivages et il a toujours manifesté une sainte horreur envers ce qu’il appelait la boue de l’occultisme. D’où son amour, non négociable, de l’œuvre de Freud ».
Enfin, Forest comme Roudinesco rappellent l’article La France moisie publié dans Le Monde en 1999 et qui résonna en son temps comme un coup de tonnerre. Sollers y fustige « la bêtise française sans équivalent » et cette « France moisie » qui « a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes ».
Les jours mauvais des détracteurs de Philippe Sollers commencent. Trouveront-ils jusque dans sa disparition quelque raison ultime d’attiser leur haine ? Il en est une mais elle se dérobe à leurs flèches empoisonnées : Philippe Sollers, le plus puissant des libertins depuis le Marquis de Sade, est inadmissible. Inadmissible, comme la poésie.
vendredi5mai
Même à bout de sons, Manu Dibango rit. Parle de musique angolaise. Du Congo. Se dit musicien d’origine camerounaise, oui, mais non camerounais. Citoyen du monde. « J’ai, comme une tortue, ma maison sur mon dos ». Manu Dibango est mort le 20 mars 2020 à l’hôpital de Melun, victime de l’épidémie de Covid-19. C’était un mauvais jour.
mercredi3mai
Dans A la recherche du temps perdu, Marcel Proust tisse des liens entre littérature et musique. Frédéric Chopin est l’un de ses compositeurs préférés. Voici en quels termes choisis il évoque son art dès le chapitre II de Combray :
« Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfaction compétente et d’allusion au passé. Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent à chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu’attendrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d’un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu’à faire crier – vous frapper au cœur ».
lundi1ermai

Le Premier mai est bien plus qu’une date symbolique. Il y eut une fête du travail pendant la Révolution française, à l’instigation de Saint-Just qui la fixa au 1er pluviose – 20 janvier – 1793. Peu de temps après, elle disparut d’un calendrier ayant vu s’évaporer ses rêves révolutionnaires. Presque un siècle plus tard, il faut regarder en direction des Etats-Unis pour voir émerger un vaste mouvement populaire dont la principale revendication est la réduction à huit heures de la journée de travail. Les syndicats ouvriers américains réunis en congrès en 1884 choisissent le 1er mai pour lancer leur action dont le point culminant sera une grève générale le 1er mai 1886. Cette journée marque durablement l’histoire mondiale du mouvement ouvrier. En France, sous l’impulsion de Jules Guesde, le principe d’une journée internationale des travailleurs est acté le 20 juillet 1889, lors de la réunion à Paris de la IIe Internationale. La revendication est alors la même qu’outre-Atlantique : la réduction à huit heures de la journée de travail, soit quarante-huit heures hebdomadaires puisqu’à cette époque, on travaille six jours sur sept.
S’inscrivant dans cette longue histoire des luttes, l’intersyndicale et, à ses côtés, les organisations politiques progressistes, réclament aujourd’hui d’une même voix le retrait d’une loi injuste qui ne fera, dans son application la plus sévère, qu’ajouter de la souffrance à la souffrance déjà-là de milliers de salarié.e.s. Une loi à contre-courant au moment où il faudrait repenser le rapport au travail dans ses dimensions économique, sociale et environnementale. Et plus encore, extirper le travail des griffes du capitalisme pour rendre le pouvoir aux travailleurs non seulement sur leur outil de travail mais aussi sur les richesses produites. Là est la promesse d’un renouveau du projet communiste.