Étiquette : Arthur Rimbaud

Les faits innocents

Joe Bousquet : « Les faits les plus innocents (…) paraissent se subordonner à des relations souterraines dont notre âme aurait fourni le tracé ».

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l’œil brisé regarde l’œil encore…

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Il faudrait du temps et encore du temps ajouté au temps
l’œil brisé regarde l’œil et encore l’œil plus loin que l’œil de l’aigle ou du serpent
du temps ajouté au temps 
l’œil dans l’œil du serpent 

nos âmes dépositaires 

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éviter la nuit 
changer la couleur des signes
déchirer les nuages
tendre la main au visible 

dans la cornue agiter la formule 

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écrire des silences
déborder d’encre 
laisser les mots libres de s’avancer jusqu’au bord de la feuille
petits soldats bons pour 
le crépitement de la mitraille 
les crachats du silence 

le canon dans les marges

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déborder d’encre 
et dans l’attente d’aubes
écouter la vague 
ressasser le ressac 
comme on boit l’eau des mots
comme on pend les mots
à l’arbre de l’oubli

jeu amer 

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Il voulut 
épouser le sauvage
changer la couleur des nuages
tendre la main au signe

malaxer la glaise du temps 

du temps encore 
ajouté au temps

l’œil 
regardant l’œil
aigle ou serpent

avancer d’ombre

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Les faits, écrit encore Bousquet, « nous font douter de notre raison ».

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Il voulut
noter l’inexprimable
fouiller les souterrains de l’âme

déborder d’encre

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il faudrait du temps moulu au grain des jours
pour retenir les traits de son visage
tant il va au silence

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les dessus de porte, décors, (…) enluminures

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je me vantais de posséder les paysages

les dessus de porte, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures, la littérature passée de mode, le latin d’église, les livres érotiques, les romans à l’eau de rose, les contes de fée, la veillée des chaumières, les opéras de Mozart, la dérive des continents

je croyais aux raretés de la peinture et de la poésie moderne
aux refrains naïfs
aux enchantements

je rêvais Commune, feu, révolutions
je pensais voyelles – A noir, E blanc etc… – formules, impairs et décasyllabes, 

pour en finir avec
le jeu amer
je cacherai les verbes

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pas d’illumination
ni de lumière

aux âmes souterraines
les faits innocents

nos mains aveugles vont
tâtonnant dans la nuit

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Ce texte a été composé dans la compagnie de : Joe Bousquet, Le meneur de lune, éditions Albin Michel ; Arthur Rimbaud, Alchimie du Verbe, extrait de Une saison en enfer, éditions Garnier-Flammarion.

10-15 mai 2023

Dynamiteur d’espaces

Harar, 15 février 1881, aux siens : « Je ne compte pas rester longtemps ici ; je saurai bientôt quand je partirai. Je n’ai pas trouvé ce que je présumais ; et je vis d’une façon fort ennuyeuse et sans profit ». 

Quand il ne trouve pas, il se déplace. Cherche toujours « le lieu et la formule » en un nouveau point à partir duquel il se lance dans le discontinu.

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« Je n’ai pas trouvé ce que je présumais ». 

Que cherchait-il, à Harar, au mois de février 1881 ? A Charleville, en 1870 ? A Paris, en 1871 ? A Londres, Bruxelles puis, les années suivantes, loin, toujours plus loin ? 

 « Le lieu et la formule »… mais où ? A Charleville ? Roche ? Paris ? Bruxelles ? Londres ? Stuttgart ? Alexandrie ? Aden ? Harar ? 

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Bois à Charleville
automne 2017

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Ou sur la feuille blanche. Dans l’encre revêche d’une grange. En enfer. 

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Gravé aujourd’hui sur la façade de sa maison natale à Charleville : poète ET explorateur. 

Rimbaud est le poète du disjoint, du réfractaire. Du difracté.

Dynamiteur d’espaces.

25 octobre-25 novembre 2020

Eaux souterraines

D’Aden, le 2 novembre 1880, Rimbaud écrit aux siens. Il les appelle « chers amis », comme souvent dans sa correspondance africaine. Il leur explique qu’il ne va pas demeurer très longtemps dans cette ville. Rimbaud est toujours en mouvement. La maison qui l’emploie – Viannay, Bardey et Cie – va ouvrir « une agence dans le Harar ». Pour situer le lieu sur une carte, Rimbaud dit qu’il faut regarder « au sud-est de l’Abyssinie ». On imagine « les siens », Vitalie (la mère), Isabelle (la sœur) et Frédéric (le frère) – Vitalie (l’autre sœur) est morte le 8 décembre 1875 – déployant une mappemonde sur la table de la cuisine recouverte d’une broderie et pointer du doigt Harar, un « pays très sain et frais grâce à sa hauteur », indique Rimbaud qui s’est renseigné. 

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Le 2 novembre 1880 à Aden, Rimbaud prépare son départ pour Harar qui n’aura pas lieu avant « un mois ou six semaines ». En attendant, il cherche à se procurer des ouvrages ayant trait au génie civil avec une attention particulière pour les techniques de forages. « Il existe un Traité des Puits artésiens par F. Garnier ». C’est un livre dont une deuxième édition augmentée est parue en 1826 chez Bachelier (successeur de Mme Veuve Courcier), libraire pour les Sciences à Paris, 55 quai des Augustins. « Je vous serais très réellement obligé de me trouver ce traité, même s’il n’a pas été édité chez vous… » , écrit-il à un certain M. Lacroix, éditeur rue des Saints-Pères à Paris, dans une lettre qu’il joint à l’envoi adressé aux siens. Dans cette lettre dans la lettre, il insiste auprès du libraire. C’est un traité « que l’on m’a demandé ». Il faut donner le titre de cet ouvrage savant dans sa totalité : Traité sur les puits artésiens ou sur les différentes espèces de terrains dans lesquels on doit rechercher les eaux souterraines

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Creuser (la terre). Percer (le mystère). En poésie, à quoi s’est-il appliqué sinon à fouiller les eaux souterraines du verbe ?

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Cette note (dixit Rimbaud) à l’éditeur parisien qu’il glisse dans la lettre aux siens en leur donnant mission de la recopier et de l’adresser à son destinataire, porte en en-tête la mention : Roche, le… sans date. Rimbaud laisse à sa famille le soin de la dater du jour où elle sera postée. Mais pourquoi Roche, où il n’est pas ? Pourquoi pas Aden, où il est ? Il y a une raison à cela. Ce n’est pas le Rimbaud d’Aden en personne qui commande. Pas plus qu’il ne paie directement le vendeur. L’argent transitera par la famille. Plus exactement, Rimbaud demandera à « la maison de Lyon », qui est la maison mère de la Compagnie Viannay et Bardey, d’envoyer une somme de 100 francs aux siens, lesquels paieront les livres. Il se chargera, de son côté, de rembourser directement « la maison » dès qu’il sera en possession du reçu attestant que la somme a bien été versée. 

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Rimbaud est pressant et… pressé. Il exige de M. Lacroix une réponse « dans le plus bref délai », les ouvrages commandés « devant être expédiés à une personne qui doit partir de France dans quatre jours ». Qui ? Personne ! puisque dans le même temps, Rimbaud ordonne à sa famille de lui expédier le paquet…

Rimbaud veut comme toujours que tout aille vite. Donc, pour faire accélérer les choses, il ment. Personne en partance de France n’attend les livres demandés. Un libraire parisien reçoit commande d’une douzaine d’ouvrages qu’il doit adresser à un certain Rimbaud domicilié dans un hameau des Ardennes. Point. Saura-t-il jamais qu’il s’agit d’Arthur Rimbaud, le poète maintenant explorateur en Abyssinie ?

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Traité sur les puits artésiens ou sur les différentes espèces de terrains dans lesquels on doit rechercher les eaux souterraines

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La géographie rimbaldienne est complexe. Elle est un tissu dont tous les fils sont reliés entre eux. Au gré de ses déplacements, l’araignée tisse sa toile. Entre le poète et l’explorateur, il n’y a pas de rupture. Que l’on soit à Aden, Londres, Harar, Roche, Bruxelles ou Charleville, c’est le même fil que l’on tire. La même vie que l’on suit dans ses méandres. Comme un fleuve. Pas si impassible.

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Creuser (la terre). Forer. Trouer le désert. Percer (le mystère). Ce que Rimbaud cherche, le sait-il lui-même ? Quand on cherche l’inconnu, on ne sait pas ce qu’on cherche. Ce n’est pas qu’une affaire de mots. C’est aussi une histoire de pelletées de terre que l’on retourne. « La main à plume vaut la main à charrue ». 

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La lettre du 2 novembre 1880 comprend deux listes de livres. La première, donc, à M. Lacroix par l’intermédiaire des « siens ». Voici cette liste : Traité de métallurgie ; Hydraulique urbaine et agricole ; Commandant de navire à vapeur ; Architecture navale ; Poudres et salpêtres ; Minéralogie ; Maçonnerie ; Livre de poche du charpentier. Hors liste, il ajoute Instruction sur l’établissement des scieries. Il se renseigne en outre – parce qu’on le lui a demandé – sur les prix d’un ouvrage ayant trait aux Constructions métalliques et d’un autre (« complet ») sur « toutes les Matières textiles » qui devra – celui-là seulement – être expédié. 

La deuxième liste concerne la librairie Roret, sise à Paris, rue de Hautefeuille, et célèbre pour sa collection de manuels au format de poche vendus à un prix tout à fait accessible pour l’époque. La famille devra s’adresser directement au libraire (pas de deuxième lettre dans la lettre cette fois). Voici la liste : Manuel du charron ; Manuel du tanneur (Rimbaud insiste : « j’ai surtout besoin du Tanneur ») ; Le parfait serrurier ; Exploitation des mines ; Manuel du verrier, du briquetier, du faïencier, potier etc…, du fondeur en tous métaux, du fabricant de bougies

Ce n’est pas tout. A un certain M. Arbey, constructeur, cours de Vincennes à Paris, la famille doit demander l’Album des scieries agricoles et forestières. A M. Pilter, quai Jemmapes, le catalogue illustré des machines agricoles. 

Un peu plus loin : « Demandez le Catalogue complet de la Librairie de l’Ecole centrale, à Paris ». Et, enfin : « Ajoutez au paquet le Manuel de télégraphie, le petit menuisier et le peintre en bâtiments ». 

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Ceci encore (à la librairie Roret) : un guide de l’armurier. Il y a une explication à cette requête, que Rimbaud donne lui-même. Dans son voyage jusqu’à Harar, il va transporter « une forte somme d’argent ». Or le pays n’est pas sûr. « Il va sans dire qu’on ne peut aller là qu’armé ». Rimbaud ne connaît rien aux armes. S’y connaîtra-t-il vraiment un jour ? En novembre 1880, un Guide lui est nécessaire pour se faire une idée. Pour savoir.

Rimbaud n’aime pas ne pas savoir. C’est pourquoi il cherche. Dans le monde comme dans les livres. Rimbaud creuse. Poète, il cherchait à faire ce qui n’avait jamais été fait. A voir ce qui n’avait jamais été vu. « Je travaille à me rendre voyant » (lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871). Explorateur, il cherche à approcher ce qui ne l’a jamais été. Trouver une route pour le commerce, de l’eau dans le désert, des armes pour un roi, trouver une langue qui n’a jamais encore été ni parlée ni écrite, c’est tout comme. Quand la soif de chercher vous taraude, il y a quelque raison de s’intéresser à l’art des puisatiers et de sonder les eaux souterraines.

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Source : Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition d’Antoine Adam, Bibliothèque de la Pléiade. 

25 octobre 2020-12 janvier 2021

Ma journée est faite

Rimbaud commence la rédaction des textes qui composeront Une saison en enfer au printemps 1873 à Londres, quelques mois avant la crise de Bruxelles et la blessure que lui inflige Verlaine à coups de revolver. En mai 1873, il confie à son ami Ernest Delahaye que son sort dépend de ce livre imprimé chez Jacques Poot à Bruxelles avec l’argent que lui a prêté sa mère. 

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En 1873, le sort de Rimbaud dépend d’un livre et d’une balle de révolver. 

De Roche (canton d’Attigny), Mai 73 : « Mon sort dépend de ce livre, pour lequel une demi-douzaine d’histoires atroces sont encore à inventer ».

Joe Bousquet à propos de sa blessure du 27 mai 1918 : « Des bottes de cuir rouge ont disposé de mon sort… » 

De quoi une balle de revolver et une paire de bottes sont-elles le signe ? 

Le sort poétique : une histoire de balle et de bottes. Le langage poétique : lieu où frappe le réel.

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A l’angle de la rue de Rotrou et de la rue de Vaugirard, dans les parages de l’actuel théâtre de l’Odéon, le café Tabourey accueille dans les années 1870 la « crème » de la critique littéraire parisienne. Ecrivains célèbres, journalistes parvenus et directeurs de journaux affairés s’y retrouvent joyeusement dans les effluves du vin de champagne. 

Le 1er novembre 1873, Rimbaud rentre de Bruxelles avec en poche les quelques exemplaires d’Une saison en enfer qu’il est parvenu à soustraire à Jacques Poot auquel il n’a pas payé la totalité de la facture. Il projette de distribuer le volume à quelques amis et critiques parisiens. Il se rend au café Tabourey où il ne récolte que mépris et indifférence. Ce jour-là, Rimbaud renonce mais n’en sait rien encore. 

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A l’angle de la rue de Rotrou et de la rue de Vaugirard, dans les parages de l’actuel théâtre de l’Odéon, le café Tabourey

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Imaginons le sentiment de solitude et d’abandon qui étreint le jeune poète au moment où la publication d’Une saison en enfer se solde par un échec cuisant. Au même moment, il fait la rencontre de Germain Nouveau. Les biographes pensent que, durant leur compagnonnage londonien dans les premiers mois de 1874, naîtront certains des textes des Illuminations, peut-être écrits à quatre mains. Rimbaud n’a-t-il pas dit son dernier mot ? Il ne commandera jamais l’impression de ce livre. L’a-t-il seulement souhaitée ? A-t-il déjà la tête ailleurs ? « Ma journée est faite ; je quitte l’Europe », avait-il prévenu l’année précédente dans Mauvais Sang où il s’exclame : « Assez ! Voici la punition. – En marche ! » 

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Direction Harrar, au terme d’un périple qui dure six ans. Mars 1874 : Londres (avec Germain Nouveau). Février 1875 : Stuttgart (seul). Avril-Mai 1875 : Milan après la traversée des Alpes. Il projette de gagner l’Espagne. Octobre 1875 : Charleville. Avril 1876 : Vienne. Refoulé à la frontière autrichienne. Mai 1876 : Bruxelles. S’engage dans la Légion étrangère de Hollande. Mai 1876 : par Rotterdam, il arrive au port d’Harderwijk. Juin 1876 : Java. Juillet 1876 : porté déserteur. Décembre 1876 : retour à Charleville après périple l’ayant vu passer au Cap, aux Açores, en Irlande du Nord puis Paris par Cork, Liverpool et Le Havre. Mai 1877 : Brême. Il projette de gagner les Etats-Unis d’Amérique. Juin 1877 : Stockholm. Septembre 1877 : à Marseille, s’embarque pour Civita-Vecchia. Rome. Décembre 1877 : retour à Charleville. Octobre 1878 : à Gênes après avoir traversé les Vosges, la Suisse et franchi le Saint-Gothard. Novembre 1878 : de Gênes s’embarque pour l’Egypte et gagne Chypre. Eté 1879 : en convalescence à Roche où, malade, il passera aussi l’hiver. Mars 1880 : Alexandrie. Chypre. Juillet 1880 : part vers les ports africains de la Mer Rouge. Djedda, Souakim, Massaouah, Hodeidah. 7 août 1880 : à Aden, engagé par la firme Mazeran, Viannay, Bardey et Cie. 13 décembre 1880 : Harar. 

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Quand les mots manquent, une autre écriture commence.

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Sources : Rimbaud, Une saison en enfer, Poésies complètes, édition de Jean-Luc Steinmetz, Garnier Flammarion. Joë Bousquet, La neige d’un autre âge, Le cercle du livre, 1952. 

25 octobre 2020-12 mars 2021