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« Le livre des bourgeois »

Le 5 janvier 1918, paraît à Turin, dans le journal Il Grido del Popolo, un article signé A.G. intitulé La Révolution contre Le Capital. En réalité, il s’agit de la seconde publication d’un texte dont la première version, parue dans l’Avanti (journal milanais) le 24 décembre 1917, avait été caviardée par la censure.

Gramsci y avance l’idée que la Révolution des Bolcheviques s’est faite contre Le Capital de Karl Marx, ou plus exactement contre la lecture qui en a été faite. « Le Capital de Marx était en Russie le livre des bourgeois plus qu’il n’était celui des prolétaires ». Cela tient au fait, explique Gramsci, que le processus révolutionnaire tel que théorisé par Marx implique d’abord et « nécessairement » la formation d’une classe bourgeoise suivie de  la mise en place effective d’un système capitaliste sur le modèle de la civilisation occidentale. Sans ces deux éléments – classe bourgeoise, système capitaliste dominant – les conditions ne sont pas remplies pour la mise en mouvement du prolétariat vers son émancipation révolutionnaire. 

En Russie cependant, Gramsci observe que la révolution bolchevique apporte un démenti aux « canons du matérialisme historique ». En effet, le processus révolutionnaire s’enclenche alors même qu’aucun des deux facteurs n’est accompli. « Les faits, dit Gramsci, ont fait éclater les schémas ». « Les canons du matérialisme historique ne sont pas aussi inflexibles (…) qu’on l’a pensé », en conclut le communiste italien pour qui « les faits ont débordé les idéologies ».

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Il n’est de dogme qui ne soit tôt ou tard submergé par l’Histoire. 

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Karl Marx
Le Capital
1867, édition originale

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« Si les bolcheviks renient quelques affirmations du Capital » comme il vient d’être dit, « ils n’en renient pas la pensée (…) vivifiante ». Pour Gramsci, les bolchevicks « ne sont pas marxistes » dans le sens où ils conduisent leur révolution en dehors du cadre défini par Marx lui-même. En revanche, « ils vivent la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais » et font retour à une pensée authentique, « débarrassée des scories positivistes et naturalistes » qui, selon lui, l’avaient altérée. 

A quoi reconnaît-t-on la pensée marxiste « authentique » ? A ce qu’elle « reconnaît toujours comme plus grand facteur de l’histoire, non les faits économiques bruts, mais l’homme ». C’est une pensée qui place l’homme au cœur de l’Histoire en tant que son principal acteur.

« Il semble que la nouvelle génération veuille retourner à l’authentique doctrine de Marx pour laquelle l’homme et la réalité, l’instrument de travail et la volonté, ne se désolidarisent pas mais s’identifient dans le moment historique. C’est pourquoi ils pensent que les canons du matérialisme historique ne sont valables que post factum, afin d’étudier et de comprendre les événements du passé et qu’ils ne doivent pas devenir une hypothèque sur le présent et l’avenir ». 

En Russie, la révolution est une conséquence de la guerre « qui a modifié la situation historique normale », conférant à « la volonté sociale, collective, des hommes une importance qu’elle n’avait pas dans des conditions normales ». Nul besoin d’une bourgeoisie ni d’un capitalisme installé pour lancer le processus révolutionnaire. D’autres circonstances historiques – la guerre – suffisent à le déclencher.

C’est l’homme qui fait l’histoire, qui l’écrit, l’invente, la rêve. L’homme qui la précède et, par la lutte des classes, l’accomplit. Ce n’est donc pas l’économie qui doit dominer l’homme et le monde. Il appartient au contraire à l’homme de la soumettre à sa volonté. 

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« Les révolutionnaires créeront eux-mêmes les conditions nécessaires pour la réalisation pleine et entière de leur idéal ».

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Source : Antonio Gramsci, La Révolution contre le Capital, in Œuvres complètes, éditions Gallimard, Bibliothèque des idées. 

3 février 2018-27 novembre 2020-10 février 2023

Chasseur de traces

Tiphaine Samoyault à propos de Mythologies et des dangers de la doxa que Barthes s’emploie à traquer partout où elle menace « l’intelligibilité des signes ». 

« Traquant les évidences comme le chasseur de traces, Barthes ne se contente pas [dans Mythologies] de faire un tableau de la vie des Français dans les années 1950, (…) mais il accomplit pleinement le programme d’une pensée critique. A la naturalité, au sens commun, à l’oubli de l’Histoire, il oppose l’intelligibilité des signes. L’ennemi, c’est la doxa, le discours tout fait, le stéréotype. Concept clé des Mythologies, la doxa renvoie aux opinions et aux préjugés sur lesquels se fonde la communication courante. En adossant le savoir à la reconnaissance de ce qu’on connaît déjà, la doxa empêche précisément de voir la réalité qu’elle découpe sous forme de mythe : « Une de nos servitudes majeures : le divorce accablant de la mythologie et de la connaissance. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l’erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs de l’ordre » [écrit Barthes dans Mythologies]. La notion de mythe est ainsi l’autre concept fondamental des Mythologies. Le mythe est un signe. Son signifié est un fragment d’idéologie, son signifiant peut être n’importe quoi : « Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société » [écrit encore Barthes dans Mythologies]. Le mythe opère une conversion du culturel au naturel, de l’histoire en essence. Cette conversion est insupportable à Barthes… »

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Un peu plus loin, Tiphaine Samoyault poursuit : « Contre le « cela va de soi », la seule vraie violence selon le fragment du Roland Barthes par Roland Barthes intitulé « Violence, évidence, nature », il offre un projet théorique qui combine la critique de l’idéologie d’obédience marxiste, la lecture des symboles et des qualités sensibles (…) et la sémiologie saussurienne. Ainsi, peut-être plus que la DS, l’affaire Dominici, le Tour de France (…), ce sont les épinglages de la matière qui comptent : le nappé et le lisse, le poisseux et le collant, tous ces attributs de la doxa que viennent contredire le discontinu et le délié de l’écriture pensive. (…) La puissance de la critique de Barthes vient de ce que, malgré la violence de l’opposition à la doxa, il ne procède pas à une simple condamnation. Il se fait précurseur dans une analyse médiologique de la communication de masse qui prend en charge de nouveaux mécanismes d’adhésion. Il anticipe sur l’entrée dans l’ère de la communication visuelle en montrant la puissance de séduction des images… »

Roland Barthes, par Tiphaine Samoyault – Editions du Seuil – Fictions et Cie – 2015

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Extrait de la lettre de Roland Barthes à son ami Philippe Rebeyrol datée du vendredi [saint] d’avril 1939. A cette époque, Roland Barthes combat la tuberculose qui le contraint à de longues périodes d’isolement. Face aux souffrances du monde, il n’en éprouve pas moins, du fond de son confinement, une souffrance morale dont son instinct de conservation semble seul lui fournir une issue. « Avec les histoires de l’Europe actuelle, ce n’est pas seulement qu’on craigne pour sa vie et pour la paix – pour sa paix, mais aussi et surtout les déchirements et les souffrances de la conscience. C’est un mal affreux que l’âme sent en elle, que toutes ces gifles données à la justice.

Je ne peux pas t’exprimer combien je suis dégoûté et combien je souffre moralement, je pleure intérieurement sur toutes les souffrances du monde, sur tous les crimes affreux commis par les Etats, à cause d’un orgueil vraiment impie. Nous vivons des temps d’apocalypse et de martyre. Chaque jour notre conscience d’homme est souffletée et on se sent entouré par la lèpre d’un déshonneur permanent, et aussi terriblement menacé par cette mer de crimes, de goujateries, d’actes de cannibalisme, protégés, soutenus par les lois, la presse etc. C’est absolument écœurant et, chaque jour, j’ai plusieurs instants de dur cafard, de honte d’homme que je ne dissipe que par instinct de conservation pour vivre tout de même le reste de la journée. »

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Source : Roland Barthes, par Tiphaine Samoyault, éditions du Seuil, collection Fiction et Cie, 2015.

8 avril-13 mai 2020

Une comète

« Il faut selon moi être toujours pratique et concret, ne pas rêver les yeux ouverts, se fixer des buts modestes et que l’on peut atteindre. Il faut, par conséquent, avoir une claire conscience de ses limites si vraiment on veut les élargir et les approfondir ». 

Le 10 mars 1930, de sa prison de Turi, dans les Pouilles, où il a été incarcéré par le régime fasciste de Mussolini, Antonio Gramsci écrit à sa belle-sœur Tania. Ils entretiennent une correspondance intellectuelle intense. Les deux esprits se confrontent, s’affrontent parfois. Il arrive que le prisonnier adopte un ton volontiers professoral, voire moralisateur. Il fait reproche à sa correspondante d’un « velléitarisme » qu’il ne trouve pas à son goût. « C’est mon affection qui me porte à t’admonester comme un enfant, car il y a vraiment de la puérilité dans tes états d’âme ». 

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Que reproche Gramsci à sa belle-sœur ? Sa lecture des Fioretti de saint François, ces récits légendaires rassemblés au XIVe siècle et qui composent la fresque biographique de François d’Assise et de ses premiers compagnons. 

Gramsci a lu les Fioretti. Il en a fait une lecture critique d’un point de vue historique. « Si tu lis les Fioretti pour t’en faire un guide d’existence, tu n’y comprends rien ».

 

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« Si tu lis les Fioretti pour t’en faire un guide d’existence, tu n’y comprends rien »

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Le premier enseignement que Gramsci tire des Fioretti – outre qu’il reconnaît aux textes une valeur esthétique (« artistiquement parlant, ils sont très beaux ») – est d’ordre politique au regard de l’influence qu’exerce la pensée de François « plus populaire dans les pays protestants que dans les pays catholiques ». Les Fioretti montrent « quel organisme puissant était et est restée l’église catholique » qui « ne persécuta pas officiellement » Saint-François mais « le rendit inoffensif » en dispersant ses disciples et en réduisant « la nouvelle religion » à « un simple ordre monastique qu’elle mit à son service ». 

Ce livre est l’histoire d’une mise au pas sur la base d’un rapport de force entre d’un côté, « l’initiateur d’un nouveau christianisme » et, de l’autre, les garants de l’institution (l’Eglise de Rome) qui, en ces temps où les « hérésies » se multiplient, n’a de cesse de réaffirmer (par la force si nécessaire) son hégémonie sur la chrétienté occidentale. 

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Gramsci voit dans les Fioretti le témoignage d’une « praxis franciscaine ». « Saint-François ne fit pas de spéculations théologiques ; il essaya de réaliser pratiquement les principes de l’Evangile ». 

Mais les ordres « qui se sont spécialisés dans la politique et dans la culture » ont marginalisé les franciscains. Aux yeux de Gramsci, François a perdu la bataille politique qui l’opposait au catholicisme romain. Il fut « une comète dans le firmament catholique ». 

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Source : Antonio Gramsci, Lettres de la prison, Editions sociales, 1953.

3 février 2018-30 janvier 2021