Étiquette : Honoré de Balzac

Une scène sublime

Dans leur correspondance abondante à cette époque, Balzac tient Eve Hanska informée de l’avancement d’Eugénie Grandet auquel le romancier consacre l’essentiel de son temps. Le 12 novembre 1833, il lui écrit : « Il y a une scène sublime (à mon avis et je suis payé pour l’avoir) dans Eugénie Grandet qui offre son trésor à son cousin… »

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Bureau de Balzac
Rue Raynouart, Paris
septembre 2013

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Voici la scène : 

« Cher cousin », dit Eugénie en laissant la lettre, et se sauvant à petits pas chez elle avec une des bougies allumées. Là ce ne fut pas sans une vive émotion de plaisir qu’elle ouvrit le tiroir d’un vieux meuble en chêne, l’un des plus beaux ouvrages de l’époque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, à demi effacée, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge à glands d’or, et bordée de cannetille usée, provenant de la succession de sa grand-mère.

Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut à vérifier le compte oublié de son petit pécule. Elle sépara d’abord vingt portugaises encore neuves, frappées sous le règne de Jean V, en 1725, valant réellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté desdites pièces qui reluisaient comme des soleils. Item, cinq génovines ou pièces de cent livres de Gênes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d’or. Elles lui venaient du vieux M. de La Bertellière. Item, trois quadruples d’or espagnols de Philippe V, frappés en 1729, donnés par Mme Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la même phrase : « Ce cher serin-là, ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres ! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor ». Item, ce que son père estimait le plus (l’or de ces pièces était à vingt-trois carats et une fraction), cent ducas de Hollande, fabriqués en l’an 1756, et valant près de treize francs. Item, une grande curiosité !… des espèces de médailles précieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de la Vierge, toutes d’or pur à vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids ; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment à manier l’or. Item, le napoléon de quarante francs reçu l’avant-veille, et qu’elle avait négligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trésor contenait des pièces neuves et vierges, de véritables morceaux d’art desquels le père Grandet s’informait parfois et qu’il voulait revoir, afin de détailler à sa fille les vertus intrinsèques, comme la beauté du cordon, la clarté du plat, la richesse des lettres dont les vives arêtes n’étaient pas encore rayées. Mais elle ne pensait ni à ses raretés, ni à la manie de son père, ni au danger qu’il y avait pour elle de se démunir d’un trésor si cher à son père ; non, elle songeait à son cousin, et parvint enfin à comprendre, après quelques fautes de calcul, qu’elle possédait environ cinq mille huit cents francs en valeurs réelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre près de deux mille écus. A la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains, comme un enfant forcé de perdre son trop plein de joie dans les naïfs mouvements du corps. Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune : lui, pour aller vendre son or ; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d’affection. Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. La misère secrète de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances ; puis, elle était forte de sa conscience, de son dévouement, de son bonheur. Au moment où elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d’une main la bougie, de l’autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resté béant de surprise. Eugénie s’avança, posa le flambeau sur la table et dit d’une voix émue : « Mon cousin, j’ai à vous demander pardon d’une faute grave que j’ai commise envers vous ; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez l’effacer.

Qu’est-ce donc ? dit Charles en se frottant les yeux.

J’ai lu ces deux lettres. Charles rougit. Comment cela s’est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais je suis tentée de ne pas trop me repentir d’avoir lu ces lettres, puisqu’elles m’ont fait connaître votre cœur, votre âme et…

Et quoi ? demanda Charles.

Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme…

Ma chère cousine…

Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d’une pauvre fille qui n’a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frère, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre sœur ». Eugénie, autant femme que jeune fille, n’avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet. « Eh bien, vous refuseriez ? » demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence. L’hésitation de son cousin l’humilia ; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou. « Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or ! dit-elle. Mon cousin, de grâce, une réponse ?… que je sache si vous m’honorez, si vous êtes généreux, si… » En entendant le cri d’un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu’il saisit afin de l’empêcher de s’agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table. « Eh bien, oui, n’est-ce pas ? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur ; un jour vous me le rendrez ; d’ailleurs, nous nous associerons ; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m’imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don ». Charles put enfin exprimer ses sentiments. 

[Voici la réponse « gracieuse » du cousin à laquelle Balzac fait allusion dans sa lettre à Mme Hanska.] 

« Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.

Que voulez-vous, dit-elle effrayée.

Ecoutez, ma chère cousine, j’ai là… »

Il s’interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d’un surtout de cuir. « Là, voyez-vous, une chose qui m’est aussi précieuse que la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l’or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire ; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilège ». Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. « Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge ». Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l’ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l’or un prix bien supérieur à celui de son poids. « Ce que vous admirez n’est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double-fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière ». Il tira deux portraits, deux chefs-d’œuvre de Mme de Mirbel, richement entourés de perles. « Oh ! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv… Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait ; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver ; mais détruisez-les, afin qu’après vous ils n’aillent pas en d’autres mains… » Eugénie se taisait. « Hé bien, oui, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il avec grâce. En entendant les mots qu’elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur ; il lui prit la main et la baisa.

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Sources : Balzac, Lettres à Madame Hanska, Bouquins, Laffont ; La Comédie Humaine, Bibliothèque de la Pléiade, pour le texte cité.

8 décembre 2020

Journal d’un roman

Entre août et décembre 1833, Balzac est plongé dans l’écriture de son roman Eugénie Grandet. Il en parle dans ses lettres à Evelyne Hanska, sa « belle étrangère » qu’il espère rejoindre bientôt à Genève. A l’automne 1833, le romancier est engagé dans une véritable course contre-la-montre : il doit impérativement terminer son livre avant de partir pour la Suisse. C’est dans la fièvre de cet amour flamboyant que Balzac compose l’un de ses chefs d’oeuvre, comme s’il arrachait à la pierre les obstacles qui le séparent de son aimée. 

La correspondance de cette période entre Balzac et Eve Hanska livre un document précieux : un authentique journal du roman.

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Lundi 19 août 1833 : première mention d’Eugénie Grandet. « Depuis 8 jours, je travaille très activement à l’Europe littéraire où j’ai pris une action. Jeudi prochain la Théorie de la démarche y sera finie. C’est un long traité fort ennuyeux. Mais à la fin du mois, il y aura une Scène de la vie de province, dans le genre des Célibataires, et intitulée Eugénie Grandet qui sera mieux ». Dans La Comédie Humaine, sous le titre Les Célibataires, seront regroupés Pierrette, Le curé de Tours et La Rabouilleuse.

Lundi 9 septembre 1833 : « Je travaille maintenant à Eugénie Grandet une composition qui paraîtra dans L’Europe littéraire précisément pendant que je voyagerai ». La revue L’Europe littéraire publiera les premières feuilles du roman dans sa livraison du 19 septembre 1833 sous le titre Physionomies bourgeoises. Un second chapitre, Le Cousin de Paris est annoncé mais ne paraîtra finalement pas, comme prévu, à cause des difficultés rencontrées par la revue (voir plus bas).

Dimanche 13 octobre 1833 : le 6 octobre, Balzac est de retour à Paris après un voyage à Neufchâtel où il vient de rencontrer pour la première fois Evelyne Hanska. Il se remet immédiatement à la composition d’Eugénie Grandet. « Ne faut-il pas que je retourne à Eugénie Grandet qui va bien, j’en ai encore pour tout lundi et une partie de mardi », écrit-il le 13 octobre à sa Belle Etrangère. A cette époque, l’emploi du temps quotidien de Balzac à Paris est le suivant : lever minuit, travail de minuit à midi, affaires extérieures de midi à 16 heures, repas à 17 heures, coucher à 18 heures.

Vendredi 18 octobre 1833 : « Eugénie Grandet, un de mes tableaux les plus achevés est à moitié ; j’en suis très content. Eugénie Grandet ne ressemble à rien de ce que j’ai peint jusqu’ici. Trouver Eugénie Grandet après Mme Jules, sans vanité, cela annonce du talent ». Depuis son retour de Neufchâtel, Balzac a pris l’engagement d’écrire tous les dimanches à Evelyne Hanska une longue lettre composée durant la semaine et rendant compte de tous ses travaux. Dans cette même lettre du 18 octobre (qui ne sera expédiée que le 20), il lui annonce qu’il va signer un contrat de 27 000 francs pour l’édition des Etudes de mœurs au XIXème siècle. Balzac a conclu effectivement ce contrat avec Mme Veuve Charles Béchet le 19 octobre. La lettre du 18 octobre se termine par ces mots : « Le rossignol a trop chanté ; je me suis acoquiné à t’écrire et Eugénie Grandet gronde ».

Samedi 19 octobre 1833 : « Je n’ai presque rien fait d’Eugénie Grandet et des Aventures d’une idée. Il y a des moments où l’imagination cahote et ne va pas. Puis l’Europe Littéraire ne vient pas ; je suis trop fier pour y mettre les pieds, puisqu’ils se sont mal conduits envers moi. Donc, depuis mon retour, je suis sans argent. J’attends ; ils devaient venir hier s’expliquer ; point. Ils doivent venir aujourd’hui. Mon pauvre ange, en ce moment, le prix d’Eugénie Grandet est une grosse somme pour moi, me voilà donc recommençant mon métier d’angoisse, jamais je ne serai sans ressembler à Raphaël dans sa mansarde (Balzac fait ici référence à son personnage dans La peau de chagrin) ; j’en ai encore pour une année à jouir de mes dernières misères, à avoir de nobles fiertés inconnues. Je suis un peu fatigué, mais la douleur de côté a cédé au stationnement de mon individu dans mon fauteuil, à cette tranquillité constante du corps qui me monachise ». Balzac s’est souvent comparé à un moine dans sa manière de vivre lorsqu’il travaillait à la composition de son œuvre : hygiène particulière liée à des horaires stricts, tenue vestimentaire (sa célèbre robe de chambre) témoignent de ce mimétisme. A cette époque aussi, Balzac restait très marqué par sa visite à la Grande Chartreuse, près de Voiron, qui lui fournit la trame de son roman Le médecin de campagne composé au début de l’année 1833.

Jeudi 24 octobre 1833 : « Mon ange, je ne puis aller à Genève que ma première livraison des Etudes de mœurs parue, publiée, et la deuxième bien en train. Cela fait j’aurai quinze jours à moi, vingt peut-être. Tout dépendra du plus ou moins d’argent que j’aurai, car j’ai un remboursement important à faire fin décembre. Je suis content de mon éditeur, il est actif, il ne fait pas le Monsieur, il s’occupe de mon entreprise comme d’une fortune et la juge éminemment profitable. Il faut un succès, un grand succès. Eugénie Grandet est une belle œuvre. J’ai presque toutes mes idées pour les parties qui restent à faire dans ces douze volumes. Ma vie est maintenant bien réglée. Levé à minuit, couché à six heures ; un bain tous les trois jours, quatorze heures de travail, deux de promenades. Je m’enfonce dans mes idées… » Comme souvent chez Balzac, la rédaction d’un roman est soumise à des impératifs financiers. Eugénie Grandet n’échappe pas à cette règle. Et comme à son habitude, le romancier mène de front plusieurs travaux : en cette fin d’année 1833, la composition d’Eugénie Grandet et des Aventures d’une idée heureuse, un projet de roman philosophique mettant en scène Bernard de Palissy et qui ne verra finalement pas le jour, les esquisses de La Bataille mettant en scène la bataille d’Essling que Balzac n’aura jamais le temps d’écrire, la Théorie de la démarche et un contre drolatique, Persévérance d’amour, pour l’Europe littéraire, des corrections d’épreuves (La femme abandonnée, Le Message, Les célibataires) en vue du deuxième volume des Scènes de la vie de province, des nouvelles corrections pour Le médecin de campagne et, surtout, le lancement de l’édition des Etudes de mœurs, véritable acte de naissance de La comédie humaine.

Samedi 26 octobre 1833 : « Demain, je reprendrai mes travaux de manuscrit, je veux terminer ou Eugénie Grandet ou Les aventures d’une idée heureuse« .

Mardi 29 octobre 1833 : « A propos, mon amour, L’Europe littéraire est en déconfiture ; il y a rendez-vous demain de tous les actionnaires pour aviser aux moyens. J’irai à 7 h du soir (…). Dès le matin, je cours pour mes argents. Ainsi déjà les cent louis de Mlle Eugénie Grandet s’en vont en fumée. Il faut supporter tout cela, patiemment, comme les moutons de M. de Hanski se laissent tondre. Depuis trois jours plus de travaux littéraires. Donc je me tue à courir ».

Vendredi 1er novembre 1833 : « J’ai travaillé pendant toute la journée à deux épreuves qui m’ont pris vingt heures, puis il faut je crois que je trouve quelque chose pour compléter mon second volume des Scènes de la vie de province, car pour faire un beau livre on gagne tant sur mon manuscrit qu’il faudra une scène de quarante ou cinquante pages ». Balzac va se lancer dans l’écriture de L’illustre Gaudissart.

Samedi 2 novembre 1833 : « Aujourd’hui, inventé péniblement Le cabinet des Antiques, tu liras cela quelque jour. J’en ai écrit 17 feuillets de suite. Je suis très fatigué… »

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« J’ai travaillé pendant toute la journée à deux épreuves qui m’ont pris vingt heures »

Eugénie Grandet
épreuve corrigée de la main de Balzac

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Dimanche 10 novembre 1833 : « Je ne sais pas si tu te fais une idée de ce que j’ai à faire. Il faut que j’aie achevé l’impression de 4 volumes avant de pouvoir partir ; que t’aie atermoyé cinq difficultés, payé 8 000 fr., et les 4 volumes font cent feuilles ou cent fois 16 pages à revoir chacune 3 ou quatre fois, sans compter les manuscrits. Eh bien, j’y perdrai le sommeil, je risquerai tout, mais tu me verras près de toi le 26 au plus tard ».

Mardi 12 novembre 1833 : « Le docteur est épouvanté de mes travaux. Eugénie Grandet fait un gros volume. Je te garde le manuscrit, il y a des pages écrites au milieu de mes douleurs, elles t’appartiennent, comme tout moi ». Balzac a décidé d’offrir le manuscrit de son roman à Evelyne Hanska. Ce qu’il fera. « Il y a une scène sublime (à mon avis et je suis payé pour l’avoir) dans Eugénie Grandet qui offre son trésor à son cousin. Le cousin a une réponse à faire, ce que je te disais à ce sujet, était la plus gracieuse. Mais mêler à ce que les autres liront, un seul mot dit à mon Eva ! Ah ! j’aurais jeté Eugénie Grandet au feu. Oh, mon amour, je ne trouve pas assez de voiles pour le voiler à tous les regards ». Balzac se défend ici de transposer dans le roman son vécu amoureux auprès d’Evelyne Hanska.

Mercredi 13 novembre 1833 : « Demain jeudi, j’espère être délivré d’Eugénie Grandet ; le manuscrit sera terminé. Il faudra immédiatement achever Ne touchez pas la hache« . Balzac, une fois de plus, ne pourra tenir ce délai. Pourtant, le temps presse de rejoindre Evelyne Hanska en Suisse. « J’espère être le 25 courant à Genève, mais hélas ! il faut pour cela que j’aie achevé 4 volumes, et quoique je travaille 18 heures sur 24, que j’aie abandonné la musique des Bouffons, et toutes les joies de Paris, pour rester dans ma cellule, j’ai peur que les coalitions d’ouvriers dont nous sommes victimes, ne rendent mes efforts superflus ». Balzac faisait composer ses ouvrages en cours d’écriture pour corriger et améliorer son texte directement sur les épreuves (ce qu’il nomme les feuilles, cf. ci-dessous, lettre du 17 novembre). Mais les imprimeurs n’étaient pas exclusivement à son service.

Dimanche 17 novembre 1833 : « Si je suis parti le 25 ce sera heureux. Sur 100 feuilles aujourd’hui dimanche je n’ai encore que 8 feuilles d’un volume, 4 d’un autre, de tirées, 11 composées sur l’un et 5 sur l’autre. J’attends ce matin les fabricateurs pour leur signifier mon ultimatum. Comment avec 16 heures de travail et de quel travail, je fais en une heure ce que les plus habiles ouvriers d’imprimerie ne font pas en un jour, je n’arriverais pas ! »

Mercredi 20 novembre 1833 : « Là j’ai conçu le plus beau livre, un petit volume dont Louis Lambert serait la préface, une œuvre intitulée Séraphîta. (…) Si je le puis, j’écrirai ce bel ouvrage, à Genève, près de toi. (…) J’ai bien peur de ne pouvoir partir d’ici que le 27, les 17 heures de travail ne suffisent pas. (…) Aujourd’hui 20 j’ai encore 100 pages d’Eugénie Grandet à écrire, Ne touchez pas la hache à finir, La Femme aux yeux rouges, à faire. Et il faut au moins dix jours pour tout cela. J’arriverai mort ». Ce projet de La Femme aux yeux rouges sera effectivement réalisé par Balzac, mais pas dans les délais qu’il s’était fixé. L’ouvrage paraîtra sous le titre La Fille aux yeux d’or. Et toujours les soucis d’impression des textes : « Je ne travaillerai que mes 12 heures de minuit à midi, mais il me les faut. Je ne te dis pas combien les retards de l’imprimeur me contrarient, j’en suis malade ».

Samedi 23 novembre 1833 : « Maintenant relativement à la fabrique d’Esprit, voilà où j’en suis. J’ai encore 25 feuillets à faire pour finir Eugénie Grandet ; j’ai les épreuves à revoir. Puis Ne touchez pas la hache à finir avec La Femme aux yeux rouges à faire, puis les épreuves de deux volumes à voir. Il est impossible que je parte avant la fin de tout cela. Je calcule dix jours, nous sommes au 24, car voici deux heures du matin. Je ne puis me mettre en route que le 4, arriver le 7 et rester jusqu’au 7 janvier. Encore pour que je reste faut-il que Le médecin de campagne soit vendu (il s’agit de la deuxième édition qui paraîtra chez Werdet en juillet 1834), que je fasse à Genève, une Scène de la vie de campagne, et que l’on publie à Paris en mon absence les Scènes de la vie de campagne. (…) Je t’écris cela en arrivant au 11e feuillet du 5e chapitre d’Eugénie Grandet intitulé Chagrins de famille, et entre une épreuve de la feuille 11, de l’ouvrage c’est-à-dire à sa page 176. Quand tu auras les manuscrits d’Eugénie Grandet tu en connaîtras l’histoire mieux que personne ». A cette date, Balzac devait encore écrire 30 feuillets de son roman et en corriger plus de 200 pages.

Dimanche 1er décembre 1833 : « Mon ange adoré, dans ces huit jours-ci, j’ai fait des efforts de lion, je n’ai pas pu t’écrire un mot (la dernière lettre de Balzac à Evelyne Hanska a effectivement été expédiée le dimanche 24 novembre), mais, malgré mes nuits passées, je ne vois pas que mes deux volumes puissent être finis avant le 5 décembre, et les deux autres que je dois laisser pour paraître en mon absence, le 10, mais le 10, je me mets en voiture, car, finis ou non, ni mon corps, ni ma tête, si puissants que les fassent ma vie de moine, ne sauraient soutenir ce travail de chaudière. Ainsi, le 13, je crois, je serai à Genève, maintenant rien ne peut faire varier cette date. Je vais te faire relier le manuscrit d’Eugénie Grandet et te l’envoyer ostensiblement ». Ce témoignage permet d’établir que Balzac a terminé la rédaction de son roman à la fin du mois de novembre. Plus loin, dans la même lettre : « Que je piaffe comme un pauvre cheval impatient ! Le désir de te voir, me fait trouver des choses qui, d’ordinaire ne me venaient pas. Je corrige plus vite. Tu ne me donnes pas que du courage pour supporter les difficultés de la vie, tu me donnes encore du talent, de la facilité, tout au moins. Il faut aimer, mon Eve, ma chérie, pour faire l’amour d’Eugénie Grandet. Amour, pur, immense, fier ». Sur la foi de ce qu’en dit Balzac lui-même, on peut donc estimer que l’amour d’Eugénie Grandet pour son cousin Charles est directement inspiré par les sentiments qu’éprouve l’écrivain pour sa Belle Etrangère. La lettre du 1er décembre contient deux dernières allusions au roman. Sur le feuillet rédigé à 11 heures du matin, on lit : « J’ai fait voler les dernières épreuves d’Eugénie Grandet et j’ai sauté comme pour aller à toi ». L’expression « fait voler » mérite une interprétation. Balzac vient de recevoir, ce dimanche, une lettre d’Evelyne Hanska. C’est pourquoi il écrit à la hâte un nouveau feuillet avant d’expédier son propre courrier. Il est probable que Balzac a retardé de quelques heures les corrections à apporter à son roman pour se jeter sur la lettre de Mme Hanska. A moins qu’il ait au contraire accéléré encore son travail pour en être définitivement libéré. Enfin, la dernière allusion concerne le manuscrit lui-même : « Mon amour gentil, tu recevras une belle lettre, bien polie, soumise, respectueuse, avec le manuscrit d’Eugénie Grandet et tu trouveras, alors au crayon derrière la première page du manuscrit, le jour précis où j’aurai retenu ma place à la diligence ». Balzac ne prendra pas ce risque. Il apporta lui-même le manuscrit d’Eugénie Grandet à Genève et le remit en main propre à sa destinataire après avoir mentionné sur la page de garde : « Offert par l’auteur à Madame de Hanska comme un témoignage de son respectueux attachement. 24 décembre 1833. Genève ». Après cette date, il n’est plus guère question d’Eugénie Grandet dans la correspondance de Balzac avec Mme Hanska. Le travail est terminé. L’écrivain est déjà sur d’autres projets. On trouve encore deux références anecdotiques au roman dans deux lettres de 1834.

Jeudi 13 février 1834 : « N’oubliez pas demain, est une de vos recommandations, quand je vous disais que je ne croyais pas au lendemain, mais maintenant, j’y crois, puisque, par hasard, j’ai un avenir et que le libraire me l’a heureusement prouvé. Il est très heureux de la vente d’Eugénie Grandet. Il m’a dit le mot solennel, cela se vend comme du pain… » On mesure là combien la fin de l’année 1833 a été capitale pour Balzac qui a déployé des montagnes d’énergie et travaillé avec un acharnement démesuré pour donner à son œuvre une dimension nouvelle. Le fait qu’il puisse croire désormais en ses lendemains n’est surtout pas, contrairement à ce qu’il semble dire, le fruit du hasard. On peut aussi mesurer, dans le même temps, le rôle d’inspiratrice et de soutien joué par Evelyne Hanska auprès de l’écrivain durant cette période. Après Mme de Berny qui l’a encouragé à devenir écrivain, Balzac a trouvé celle pour qui, désormais, il va donner le meilleur de lui-même.

Jeudi 3 avril 1834 : « Avez-vous toujours l’intention de faire la Grandet à Wierzchownia, car alors, j’attendrais trente invitations avant d’y aller, afin de ne pas augmenter la consommation ». Balzac est très désireux de rejoindre Eve Hanska dans sa campagne d’Ukraine. L’allusion à Grandet montre ici que l’écrivain demeure habité par ses personnages, qu’ils vivent perpétuellement en lui et qu’ils peuvent continuer à revêtir une réalité au-delà de leur composition proprement dite. En avril 1834, Grandet est devenu un « type » balzacien.

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Source : Honoré de Balzac, Lettres à Madame Hanska, édition établie par Roger Pierrot, Bouquins-Robert Laffont.

26 octobre-6 décembre 2020-27 décembre 2022