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« Le pli est pris » (Baudelaire anonyme)

Entre le 9 décembre 1852 et le 8 mai 1854, Charles Baudelaire compose sept poèmes qu’il envoie à Madame Sabatier, précisant dans le premier courrier qui contient A une femme trop gaie, le 9 décembre 1852, que ces vers lui sont destinés à elle et à elle seule : « La personne pour qui ces vers ont été faits, qu’ils lui plaisent ou qu’ils lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait ridicules, est bien humblement suppliée de ne les montrer à personne ». La raison du secret ? « Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée ». Lui-même ne désire pas se dévoiler puisque la lettre et le poème sont d’une main anonyme. « L’absence de signature n’est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur ? ».

Le 3 mai 1853, Baudelaire – toujours sous le signe de l’anonymat – envoie de Versailles un nouveau poème, A A.,  qui sera repris dans Les Fleurs du Mal sous le titre Réversibilité. S’ensuit un nouvel envoi, daté de Paris, mai 1953, qui contient – sans titre – le sonnet L’Aube Spirituelle précédé d’une phrase en anglais : « After a night of pleasure and desolation, all my soul belongs to you » (Après une nuit de plaisir et de désolation, toute mon âme vous appartient). La lettre ne comporte aucune signature, et contrairement à ce qu’indique le texte, la liaison entre Baudelaire et Madame Sabatier ne deviendra effective que des années plus tard. A qui donc s’adresse cette mystérieuse night of pleasure and desolation ? 

Le 9 mai 1853, Baudelaire écrit sa lettre de Versailles. Elle contient – sans titre encore – le poème Confession. Baudelaire s’y moque de son anonymat qu’il qualifie d’enfantillage, « mais qu’y faire ? ». « N’y a-t-il pas quelque chose d’essentiellement comique dans l’amour ? – particulièrement pour ceux qui n’en sont pas atteints ? », se demande-t-il.

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Madame Sabatier se prénommait Aglaé-Joséphine, prénoms auxquels elle préférait celui d’Apollonie à qui est dédié Réversibilité (A A.) et que retiendra aussi Théophile Gautier : « J’aime ton nom Apollonie / Echo grec du sacré vallon… » (poème recueilli dans Emaux et Camées). 

Née le 7 avril 1822 à Mézières, Apollonie Sabatier était peintre et tenait salon à Paris où elle fut présentée à Baudelaire par Théophile Gautier. Ce n’est pas comme artiste qu’elle est entrée dans la postérité mais comme amante et dédicataire des poèmes de Baudelaire. Elle aurait en outre servi de modèle à Courbet pour son tableau L’origine du monde. Elle est enfin représentée par Auguste Clésinger dans sa sculpture Femme piquée par un serpent conservée au musée d’Orsay, une commande de son amant du moment, le riche collectionneur Alfred Mosselman qui, dit-on, la fit mouler pour la montrer à ses amis. 

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Apollonie Sabatier, la présidente
photographiée par Pierre Petit
vers 1865

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Le 7 février 1854, Baudelaire persiste – toujours sous le signe de l’anonymat – et adresse à sa muse le poème qui sera publié dans les Fleurs du Mal sous le titre Le flambeau vivant. Dans la lettre d’accompagnement, il écrit : « Quant à cette lâcheté de l’anonyme, que vous dirai-je, quelle excuse alléguerai-je, si ce n’est que ma première faute commande toutes les autres, et que le pli est pris ». Comment Baudelaire tente-t-il d’expliquer la lâcheté dont il s’accuse ? Par « la peur horrible de vous déplaire » en composant des vers mauvais. 

Baudelaire ne voit aucune beauté dans le monde réel. La Beauté n’est pas d’ici mais d’ailleurs, de « là-bas » où « tout n’est qu’ordre et beauté ». 

Le 16 février de la même année, nouvel envoi. Le sixième poème que Baudelaire a composé pour Apollonie Sabatier ne portera jamais de titre dans aucune édition des Fleurs du Mal. La lettre qui l’accompagne parle, justement, d’idéal à propos de l’amour qui, pour le poète, ne peut qu’être désintéressé. « Je ne sais si jamais cette douceur suprême me sera accordée de vous entretenir moi-même de la puissance que vous avez acquise sur moi, et de l’irradiation perpétuelle que votre image crée dans mon cerveau. Je suis simplement heureux, pour le moment présent, de vous jurer de nouveau que jamais amour ne fut plus désintéressé, plus idéal, plus pénétré de respect que celui que je nourris secrètement pour vous, et que je cacherai toujours avec le soin que ce tendre respect me commande ». Le secret : voilà l’idéal, la beauté de l’amour, irradiation perpétuelle, dissimulée aux yeux du monde, la beauté dérobée dans le but de sa préservation.

Dans ce poème – Que diras-tu ce soir… – il est question de chair spirituelle. De parfum des Anges. De fantôme qui danse comme un flambeau. Et cette injonction qui poursuit inlassablement Baudelaire : « Que pour l’Amour de moi vous n’aimiez que le Beau ». 

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Reprenons depuis le début. C’est le fantôme qui parle. Ce fantôme de chair spirituelle qui a revêtu le parfum des Anges et ordonne au poète de n’aimer que le Beau par Amour.

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Au mois de février 1854, c’est Apollonie Sabatier qui incarne ce fantôme d’amour. Elle est la très-Belle, la très-Bonne et la très-Chère. L’Ange gardien, la Muse et la Madone. C’est intéressant, l’Ange gardien. La Muse, la Madone, nous voyons à peu près ce dont le poète parle. Mais l’Ange gardien. Gardien de quoi ? De quel secret ? Gardien de l’Amour, de la Beauté, du Beau par Amour ? « Que pour l’Amour de moi vous n’aimiez que le Beau ». Les majuscules sont de Baudelaire. On le sait à l’examen d’un feuillet manuscrit (le numéro 16) de Fusées : Baudelaire accordait une attention particulière à l’emploi de certaines majuscules. 

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8 mai 1854. Baudelaire écrit à la très-Chère, à la très-Belle, à l’Ange. Le poème Hymne qui terminera sa course au milieu des Epaves, en marge donc des Fleurs du Mal, reprend sensiblement les termes du précédent. Il y est à nouveau question de parfum. « Sachet toujours frais qui parfume », « Encensoir toujours plein qui fume ». L’Ange est là. Et la clarté, aussi. « Et son œil nous revêt d’un habit de clarté » (poème du 16 février). « A la très-Chère, à la Très-Belle, Qui remplit mon cœur de clarté », dit l’incipit du poème envoyé le 8 mai.

La lettre qui l’accompagne est une extension de la précédente, celle du 16 février. Il y regrette « la même déplorable habitude, la rêverie et l’anonyme ». Le « ridicule anonyme ». « La crainte que les vers soient mauvais ». Baudelaire explique à Madame Sabatier qu’il a peur d’elle. « J’ai si peur de vous… » Voilà une raison qui l’a poussé vers l’anonymat. La peur. « N’êtes-vous pas », demande le poète à sa Muse, « non seulement une des plus aimées, mais aussi la plus profondément respectée de toutes les créatures ? (…) Ne trouvez-vous pas naturel, simple, humain, que l’homme bien épris haïsse l’amant heureux, le possesseur ? ». Plus loin : « Quand mon être est roulé dans le noir de sa méchanceté et de sa sottise naturelles, il rêve profondément de vous. De cette rêverie excitante et purifiante naît généralement un accident heureux ».  

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La peur de salir hante Baudelaire. Elle lui commande de se tenir à distance de l’aimée qu’il finit par placer dans une position inaccessible. Pourtant, « vous êtes pour moi la plus attrayante de toutes les femmes », mais pas seulement. Madame Sabatier est aussi « la plus chère et la plus précieuse des superstitions ». La superstition, sentiment de vénération religieuse fondé sur la crainte (Littré). 

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L’envoi du 8 mai 1854 clôt le cycle des poèmes à Madame Sabatier. Les sept textes paraîtront dans Les Fleurs du Mal de 1857, selon un ordre qui sera bouleversé lors des éditions suivantes. Six font corps au cœur de Spleen et Idéal

Le premier est le poème Que diras-tu ce soir… (16 février 1854). Suivi de : Le flambeau vivant (7 février 1854), A celle qui est trop gaie (9 décembre 1852), Réversibilité (3 mai 1853), Confession (9 mai 1853), L’aube spirituelle (mai 1853).

Le septième, A la très-Chère, à la très-Belle… (8 mai 1854) figure sous le titre Hymne dans les Epaves publiées par Poulet-Malassis en 1866 et contenant notamment les six poèmes interdits lors du procès de 1857. Rappelons que le poème A celle qui est trop gaie figurait dans la liste des textes censurés par le tribunal.

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Voici les sept poèmes écrits par Charles Baudelaire pour Mme Apollonie Sabatier, dans l’ordre chronologique de leurs envois à la dédicataire. Les six premiers sont regroupés au sein des éditions des Fleurs du Mal, dans la section Spleen et Idéal. Le dernier – A la très-Chère, à la très-Belle… du 8 mai 1854 – a été publié dans les Epaves de 1866. Nous publions les poèmes tels qu’ils ont été envoyés par Baudelaire à Mme Sabatier. Entre crochets, sont données les variantes figurant dans le texte de l’édition originale des Fleurs du Mal (1857).

Baudelaire photographié
par Nadar
vers 1855

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A une femme trop gaie [A celle qui est trop gaie]

Ta tête, ton geste et ton air [Ta tête, ton geste, ton air]
Sont beaux comme un beau paysage,
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles
Est éclairé [ébloui] par la santé,
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l’âme [l’esprit] des poètes
L’image d’un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime.

Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon agonie [atonie],
J’ai senti comme une ironie
Le soleil déchirer mon sein.

Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur 
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la Nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier la chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, délicieuse [vertigineuse] douceur,
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon sang, ô ma sœur [T’infuser mon venin, ma sœur !].

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A A. [Réversibilité]

Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui le long des longs murs de l’hospice blafard,
Comme des prisonniers [exilés], s’en vont d’un pas [pied] traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce honteux [hideux] tourment
De lire la secrète horreur du Dévouement
Dans les yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n’implore, Ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières.

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L’Aube spirituelle

Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille
Entre en société de l’Idéal rongeur,
Par l’opération d’un mystérieux vengeur
Dans la bête [brute] assoupie un Ange se réveille ;

Des Cieux Spirituels l’inaccessible azur
Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre
S’ouvre, et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.
– Ainsi, Forme divine [Chère déesse], Etre lucide et pur,

Sur les débris fumeux des stupides orgies
Ton souvenir plus clair, plus rose et plus charmant [Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant]
Pour mes yeux [A mes yeux] agrandis voltige incessamment.

– Le Soleil a noirci la flamme des bougies ;
– Ainsi, toujours vainqueur, ton Fantôme est pareil,
– Ame resplendissante, – à l’éternel [à l’immortel] soleil.

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Confession

Une fois, une seule, – aimable et bonne [douce] femme,
A mon bras votre bras poli
S’appuya ; sur le front ténébreux de mon âme
Ce souvenir n’est point pâli ;

– Il était tard ; – ainsi qu’une médaille neuve
La pleine lune s’étalait,
Et la solennité de la nuit, comme un fleuve
Sur Paris dormant ruisselait.

Et le long des maisons, sous les portes cochères
Des chats passaient furtivement,
L’oreille au guet, ou bien comme des ombres chères,
Nous accompagnaient lentement.

Tout à coup, au milieu de l’intimité libre
Eclose à la pâle clarté,
De vous, bel [riche] et sonore instrument où ne vibre
Que la radieuse gaîté,

De vous, claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare
Dans le matin étincelant,
– Une note plaintive, une note bizarre
S’échappa, tout en chancelant

Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde,
Dont sa famillle rougirait,
Et qu’elle aurait longtemps, pour la cacher au monde
Dans un caveau mise au secret.

Pauvre Ange, elle chantait, votre note criarde,
« Que rien ici-bas n’est certain,
Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde,
Se trahit l’égoïsme humain ;

– Que c’est un dur métier que d’être belle femme,
– Qu’il ressemble au travail banal [Et que c’est le travail banal]
De la danseuse folle et froide qui se pâme
Dans un sourire machinal ;

– Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte,
– Que tout craque, – amour et beauté,
Jusqu’à ce que l’Oubli les jette dans sa hotte
Pour les rendre à l’éternité ! »

J’ai souvent invoqué cette lune enchantée
Ce silence et cette langueur,
Et cette confidence étrange [horrible] chuchotée
Au confessionnal du cœur.

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Le flambeau vivant

Ils marchent devant moi, ces Yeux extraordinaires [pleins de lumières] 
Qu’un Ange très savant a sans doute aimantés ;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Suspendant mon regard à leurs yeux diamantés [Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés].

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
Tout mon être obéit à ce vivant Flambeau.

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; – le Soleil
Rougit mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;
– Vous marchez en chantant le Réveil de mon Ame,
Astres dont le [nul] Soleil ne peut flétrir la flamme !

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XXXVII 

Que diras-tu ce soir, pauvre Ame solitaire,
– Que diras-tu, mon Cœur, Cœur autrefois flétri,
A la très-Belle, à la très-Bonne, à la très-Chère,
Dont le regard divin t’a soudain refleuri ?

– « Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges,
Rien ne vaut la douceur de son autorité.
Sa chair Spirituelle a le parfum des Anges,
Et son Œil nous revêt d’un habit de Clarté ».

« Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son Fantôme en dansant marche comme un Flambeau ». [Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau]

« Parfois il parle, et dit : Je suis Belle et j’ordonne
Que pour l’amour de MOI vous n’aimiez que le Beau.
Je suis l’Ange Gardien, la Muse, et la Madone ».

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Hymne

A la très-Chère, à la très-Belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
A l’Ange, à l’Idole immortelle,
Salut en l’Immortalité !

Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l’Eternel.

Sachet toujours frais qui parfume
L’atmosphère d’un cher réduit,
Encensoir toujours plein [oublié] qui fume
En secret à travers la nuit,

Comment, amour incorruptible,
T’exprimer avec vérité ?
– Grain de musc qui gît invisible [qui gis, invisible]
Au fond de mon éternité !

A la très-Bonne, à la très-Belle,
Qui m’a versé joie et santé [Qui fait ma joie et ma santé],
Salut en la Vie Eternelle [A l’ange,  à l’idole immortelle],
En l’Eternelle Volupté ! [Salut en l’immortalité !]

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Sources : Les Fleurs du Mal, édition de P. Schneider, Le Club Français du Livre, 1951. Les Fleurs du Mal, édition d’Yves Florenne, Le Livre de Poche, 1972. Correspondance Tome I, édition de Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade. Fusées. Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes, édition d’André Guyaux, Folio Gallimard.

4 mai 2020-21 mars 2023

Une littérature impossible

Endless Undo de Volker Böhm. Dans le texte qui accompagne cette œuvre musicale, le compositeur évoque sa première rencontre avec Bernard Parmegiani – l’un des membres du Groupe de recherches musicales (GRM) fondé par Pierre Schaeffer. L’écoute de Etude Elastique (extrait de De Natura Sonorum I) fut pour lui « une grande révélation » car, dit-il, cette composition lui permit de mesurer les possibilités infinies de combinaisons qu’offre la musique électronique (littéralement, « ce que la musique électronique peut faire »). 

Endless Undo. En français Défaire sans fin

Défaire, (se) défaire. Composer. (Se) décomposer. 

Cette musique réinvente notre oreille au monde. Elle tend vers les contrées lointaines de l’insoupçonné. 

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comme en rêve, gravissant les marches d’un grand escalier de marbre sans jamais parvenir au sommet, caressant l’eau saumâtre des mares, le soleil au zénith et me disant ou plutôt une autre voix que la mienne glissant

à mon oreille que je devrais me forcer à défaire avant de composer, qu’ainsi vaquait le monde ravalant ses amarres, il allait être midi, je sortirais, quitterais le lieu qui n’en savait rien encore

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En sculpture, on transpose. Comme en musique. Sculpter le son. Certains compositeurs parlent de sculptural experience. Jonas Kasper Jensen intitule l’une de ses œuvres Within the temporal experience. Imaginez-le, marteau dans une main, burin dans l’autre, frappant le son, le lissant, le modelant. La sculpture a sa propre langue. A sculptural and temporal experience.

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Composer procède d’une décomposition. Baudelaire voit le parti qu’il peut tirer de la pourriture. Ce fut son terreau.

 

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Obsolescence

où gisent entassés des vestiges frappés d’hébétude ce qui, rapporté aux objets, équivaut à une obsolescence, maladie incurable du temps

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terrifié, la nuit dernière, tandis que, ne dormant pas, je n’avais rien d’autre à faire qu’à penser à ce que j’allais devoir accomplir le lendemain comme m’effacer, tomber dans l’oubli, vider la cave où gisent entassés des vestiges

terrifié à l’idée de ce qui allait pouvoir demeurer de moi dans le bric-à-brac de ce bas-fond humide, mémoire décomposée comme il arrive que les forces nous abandonnent et nous laissent frappés d’hébétude 

désuets

ce qui, rapporté aux objets, équivaut à une obsolescence, maladie incurable du temps

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la cave a été vidée, tapis moisis, boiseries désossées, vieux papiers, vaisselle fêlée, cassettes audio, vidéos, objets perdus (de vue), si éloignés de nous, relégués dans un second sous-sol sordide qui s’inonde les jours de pluie 

vieux tapis, boiseries fêlées, papiers désossés, vaisselle froissée, ils sont les mots qui les désignent encore, avant que le camion de ramassage ne les emporte vers leur destination ultime demain aux environs de 7 heures

dans un coin, l’encrier de Stendhal

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Dimanche, ciel d’orage – Les derniers jours de la semaine ont été occupés à défaire, gommer, suspendre, réorganiser, dessiner un demain imminent mais sans contours, 

c’est un exercice difficile que de tracer un plan sans rien pouvoir planifier, on pose des idées sur le papier, des formes, des schémas, on envisage mais sans visage autre qu’imaginé,

les derniers jours de la semaine occupés à lire Roubaud, Barthes, les quelques pages de Proust rituelles, écrire, tenter de quitter sauvagement la sphère autarcique de la littérature, revenir à Barthes et son Degré zéro de l’écriture, tourner et retourner ses phrases, mesurer la portée de « la modernité (qui) commence avec la recherche d’une littérature impossible » 

ou ceci encore sur quoi il faudra revenir, un jour :

« le roman est une mort ».

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Sources : Endless Undo de Volker Böhm, une œuvre disponible sur la plateforme Clang Records.
Jonas Kasper Jensen, Within the temporal experience, également disponible sur la plateforme Clang Records.
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, éditions du Seuil.

2-3 décembre 2020 – 13 décembre 2022

Ecouter, venir

au-délà – Une vague. Ecouter son ressac. La mer à venir. Au-delà, le sauvage. 

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Des mots, comme l’eau des puits, tombés de l’oubli. 
Temps égarés / plaies ravivées / folies subtiles / 
Aurai-je soif du poème tiré du sac ? 

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L’écriture, empreinte de pas dans le sol. 

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Nous n’atteindrons pas la rive avant la nuit. La terre tourne et le soleil renonce. 

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Ausculter le sol. Ses trembles. Poussière de terre aux aguets. 

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Couchant

La mer à venir. Au-delà, le sauvage.

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une fois pour toutes – « Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile… La Poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme,

rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’Elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème ».

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Tu déambules au milieu de formes inaccomplies que tu tentes de polir au mieux de tes capacités du moment. Tu éprouves le sentiment d’une lutte inégale avec une matière dont l’écriture constituerait le dépassement. Rien n’est moins incertain que le dernier état du poème. 

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Tu devrais laisser en l’état ce poème. Admettre l’impossibilité du finir. Tu devrais laisser ce poème in/fini. La nuit tombera, inéluctable.

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Tu devrais être de moins en moins attentif à ce qui, autour de toi, demeure indifférent aux agitations de ton âme. Toute chose, au fond, impénétrable. 

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Source : Pour la citation de la séquence « une fois pour toutes », Pascal Pia, Baudelaire par lui-même, Seuil Microcosme. 

3 mai-23 novembre 2020

Dangereuse liberté

Dans la lettre-dédicace du Spleen de Paris adressée à Arsène Houssaye, Baudelaire déclare qu’il est à la recherche « d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la confiance ». 

Ce chemin le mène au poème en prose. Le terme s’affiche en sous-titre du recueil, Petits poëmes en prose, annonçant un genre nouveau que Baudelaire « tente » dans le sillage du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand dont il s’inspire : « C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand (…) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue… »

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Prose poétique, musicale, sans rythme, sans rime, assez souple, assez heurtée… Comment tenir une telle ligne ? Le poème en prose est-il seulement concevable ? A moins que, côtoyant l’impossible, il porte en lui son infaisabilité. 

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Le poème en prose de Baudelaire se donne pour objet de traduire un mouvement au plus près des « intermittences du cœur » (dira plus tard Marcel Proust) et des états changeants de l’âme humaine. Comme change la couleur du ciel. 

Dans Fusées, Baudelaire note que « la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux ». C’est de ce spectacle-là – si ordinaire soit-il – qu’il se fait le spectateur dans ses PPP. Il s’agit de montrer la réalité sous son jour le plus banal : une épreuve de vérité que l’artiste n’a plus à redouter dès lors qu’il s’est libéré (depuis les Fleurs) de la question du Beau et du Laid. 

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Tombe de Baudelaire au cimetière Montparnasse

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Dans un article du Figaro paru le 7 février 1864, le critique Gustave Bourdin (qui avait été à l’origine du procès contre les Fleurs du Mal) salue les poèmes en prose de Baudelaire : « Toutes les minuties de la vie prosaïque trouvent leur place dans l’œuvre en prose, où l’idéal et le trivial se fondent dans un amalgame inséparable ».

Prose poétique, musicale, sans rythme ni rime où se fondent l’idéal et le trivial pour former une seule et même matière : définition baudelairienne du poème en prose. Les textes réunis dans Le Spleen de Paris n’en répondent-ils pas ?. 

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Néanmoins, Baudelaire se méfie de cette manière nouvelle – comme il s’est méfié de la photographie ? – à première vue libérée de la forme drastique qu’il s’impose par ailleurs. Pour les Fleurs du Mal, il s’astreint à une rigueur formelle d’une exigence extrême assumée dès la dédicace au « poëte impeccable ». Il fallait que tout ici fût parfait. 

Toutefois, s’il desserre l’étau de la forme, le poème en prose ne pose pas moins de difficultés esthétiques. Il est franchissement en même temps qu’affranchissement. Il franchit la frontière entre poésie (en tant que composition soumise aux règles strictes de la prosodie) et prose. Il s’affranchit des lois du rythme et de la rime dans l’espoir de s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme. Il introduit dans l’écriture une nouvelle exigence formelle qui s’enracine dans le dépassement de la prosodie classique. Avec le poème en prose, c’est la nature de l’exigence qui change, ce qui ne va pas sans danger. Mais la question, toujours la même, demeure : comment dire ?

Dans le Salon de 1859, Baudelaire exprime une crainte à propos de la « fantaisie » (Sainte-Beuve avait désigné sous ce nom Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand) : elle est, écrit-il, « d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman (…) dangereuse comme toute liberté absolue ». 

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Baudelaire présente Le Spleen de Paris comme le pendant des Fleurs du Mal. Voici encore le poète nu devant la matière du poème, mais contraint désormais de se penser dans un nouveau rapport au monde. Au risque – comment dire – d’une dangereuse liberté ?

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Source : Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, petits poëmes en prose, in Œuvres complètes tome I, Bibliothèque de la Pléiade, édition de Claude Pichois. 

1 février 2021