Étiquette : Georges Didi-Huberman

Sortir du livre

En février 1983, dans le numéro 5 de la revue Corps écrit, Michel Foucault publie un texte intitulé L’écriture de soi dans lequel, 

ceci : « Il faut lire, disait Sénèque, mais écrire aussi. Et Epictète, qui pourtant n’a donné qu’un enseignement oral, insiste à plusieurs reprises sur le rôle de l’écriture comme exercice personnel : on doit méditer (meletan), écrire (graphein), s’entraîner (gumnazein) ; « puisse la mort me saisir en train de penser, d’écrire, de dire cela ». Ou encore : « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition ; mets-les par écrit, fais-en la lecture ; qu’elles soient l’objet de ta conversation avec toi-même, avec un autre… »

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« Il faut lire, mais écrire aussi ». Conserver. Converser. 

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Lire le monde et pour cela, le pénétrer autant que se laisser pénétrer par lui. Puis écrire (accessoirement ?)

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Dans un texte du 28 octobre 2012 où il interroge le lien entre écriture et solitude, Georges Didi-Huberman tient à son tour que : « (…) écrire, c’est avoir lu. C’est avoir pris des notes, ou s’être souvenu de mots, de phrases, de tournures, de styles venus d’ailleurs. Dans chaque morceau de littérature s’agite toute la littérature remémorée ». 

Il déplore que, ne citant jamais ceux qu’ils ont lu, des écrivains ramènent tout à leur personne. 

« Ecrire : solitude. Mais ce n’est pas une raison pour se conduire ou se construire en roi, en propriétaire, en centre absolu de son écriture ». Tel Malraux « qui écrit souvent pour nous signifier qu’il en sait long, ne cite jamais ceux qu’il a lus, dont il a tiré les leçons », contrairement à Joyce, Bataille, Genet dont les textes invitent à « sortir du personnage (…), à sortir de l’auteur (…), à sortir du livre enfin… ». 

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La propriété, c’est le vol.

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Ailleurs # 1

Faire mémoire matérielle de choses lues, fragments, exemples et actions. Ecrire pour sortir du livre. Alimenter la conversation littéraire. Nourrir l’ailleurs.

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Fabrique de la littérature :

les venus d’ailleurs – courants d’air et de temps, flux d’images, de textes – traversent le lecteur qui, devenu scripteur, transmet à qui épandra à son tour et ainsi selon une suite sans fin. 

Mots, phrases, tournures, styles, images, tous ces venus d’ailleurs  constituent la matière de la conversation littéraire, avec soi-même, avec un autre..

Littérature du donné et de l’épandu.

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Dans le même texte, Michel Foucault parle des hupomnêmata, « livres de comptes, registres publics, carnets individuels servant d’aide-mémoire ». « On y consignait des citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu’on avait entendus ou qui étaient venus à l’esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures ». 

A la conversation aussi, les carnets de notes constituant tout à la fois  « des exercices d’écritures personnelle » et pouvant servir « de matière première à des exercices qu’on envoie aux autres ».

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Ecrire, donc, pour conserver & converser. Tenir compte. Faire mémoire matérielle de choses lues, citations, fragments, exemples, actions. Ecrire pour alimenter la conversation avec le monde. Nourrir l’ailleurs. Et pour ce faire, se déprendre du « je-roi », s’arracher à l’ego. Et célébrer, dans un même mouvement, la mort de l’auteur et la naissance d’un lecteur-scripteur en quête d’une voie libre vers le-livre-autrement.

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Sources : Michel Foucault, L’écriture de soi, Ecrits, Quarto Gallimard.
Georges Didi-Huberman, Pour que tout revienne à tout le monde in Aperçues, éditions de Minuit.

29 novembre-2 décembre 2020 – 19 septembre 2021 – 21 mai 2022