Mois : octobre 2022

Huit vertiges de langue

Des morceaux de langue tombés,
fragments d’une matière vagabonde en quête de sa (mé)forme 
amas de gaz
éclats en errance dans le cosmos 

traces d’une langue incertaine

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Langue inquiète
ignorante de son advenir. 

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Echantillons collectés avec la minutie de l’entomologiste, monceaux de langue collés ensemble. 
Sous la menace, la langue rassemble.

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Graffitis # 1-3
Traces d’une langue errante, incertaine

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Surpris sondant le sol dans l’espoir que surgisse d’entre les terres craquelées quelque objet d’un jadis. 

Ammonites disséminées qu’enfants, nous ramassions à pleines mains, fascinés par leur forme oblongue que la pierre mémorise. Langue fossile.

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Jour de garrigue entre les doigts. 

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Cherchant à retrouver quelques bribes de cette matière, comme qui collectionne timbres, coléoptères ou papillons, la littérature, seul moyen de reconstituer le souvenir de quelque chose qui n’a pas existé. 

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Ne s’allonge plus, par les beaux soirs d’été, au bord de la rivière, parmi les nuées de lucioles. Sa langue errante.

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Ephémères, les mots nous quittent. Ils échappent. 
La langue impuissante à les retenir. Il faudrait une main habile, amicale. 

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Quand tu écris, la langue passe sous la langue de tes yeux.

15 novembre 2017-20 décembre 2020-26 septembre 2022

Ecrire : vierge

Le poème disait : dans la nature humide où dorment les ormeaux.
ou quelque chose de ressemblant mais inachevé, en attente
hors mots

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Rien écrit aujourd’hui sinon épuisé quelques feuilles de carnet couvertes d’une écriture impatiente, au crayon à mine. Y sont recensés le prix des mots, les cris, les oripeaux, les salves, les drapeaux, la pantomime, les ormeaux, une vierge au caducée (ce pourrait être le titre d’un tableau), une main dévastée. 

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Le musée des Beaux-arts de Reims conserve une peinture anonyme du XVIIIe siècle représentant une vierge dont l’occultiste Oswald Wirth a donné en 1909 une interprétation alchimique. La vierge bleue située au centre du tableau tient dans ses mains des objets singuliers. Elle n’arbore pas un caducée mais le personnage vêtu de rouge au second plan et que l’on dit être un Adepte dispose de cet attribut d’Hermès qui passait pour guérir les morsures de serpents. Le tableau est hermétique. Il cache ce qu’il montre. Seule, l’inscription grecque au bas de la toile, parle.

« Vierge, j’ai enfanté un enfant n’ayant pas de parents ». Enigmatique.

Vierge alchimique
musée des beaux-arts de Reims

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La nature du poème est de se dérober à sa nature. Il vit à son insu. Le poème s’ingénie à ne pas être. Un poème ne se compose pas. Il se décompose. Se dé/fait.   

Hors mots.

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écrire sans savoir, surtout ne pas savoir.

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« J’écris des poèmes à mon insu ». 

André Frénaud raconte qu’ayant écrit – tardivement – son tout premier poème, il ignorait que ce drôle d’objet qu’il tenait entre ses mains en fût un. Ce sont des amis qui, dit-il, le lisant, lui ont appris qu’il s’agissait d’un poème.

C’est là toute la difficulté d’écrire. On ne sait pas.

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Désécrire
écrire vierge
hors les mots

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quelque chose comme
un mécrit

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Sources : Denis Roche, Le Mécrit, in La poésie est inadmissible, Seuil Fiction et Cie. 

19 janvier 2020-11 janvier 2021-30 septembre 2022

Cote 146 (poèmes épistolaires)

Le 27 septembre 1914, Guillaume Apollinaire rencontre Louise de Coligny-Châtillon (Lou dans ses poèmes). Le 5 décembre, il est incorporé au 38e régiment d’Artillerie de Nîmes. Le 7 décembre, lors d’une visite qu’elle lui rend à Nîmes, Louise devient sa maîtresse. Le 15 décembre, revenue à Nice, Lou prend ses distances avec Apollinaire. Le 31 décembre, Apollinaire part en permission à Nice pour passer le Nouvel an avec Lou. Le 2 janvier 1915, dans le train qui le ramène à Nîmes, il rencontre Madeleine Pagès. Le 28 mars, Apollinaire et Lou se voient pour la dernière fois à Marseille. Sitôt rentré dans sa caserne, Apollinaire demande à être envoyé au front le plus vite possible. Le 4 avril, le poète rejoint en Champagne la 45ème batterie de son régiment. A partir du mois de septembre, il participe à la bataille de Champagne.

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Tout va très vite en temps de mort.

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Pendant cette période, Guillaume Apollinaire fait comme beaucoup de soldats quand ils bénéficient d’un répit : il écrit. Lui n’a pas de famille ni de fiancée officielle à qui raconter son quotidien. Apollinaire écrit des lettres d’amour aux femmes dont il est épris. A Lou, qu’il ne se résout pas à perdre et qui demeure présente dans son souvenir autant que dans son cœur. A Madeleine, repartie à Oran où elle enseigne au lycée de jeunes filles et qu’il ne désespère pas de séduire après leur coup de foudre ferroviaire.

Deux poèmes épistolaires pareillement titrés – Cote 146 – sont adressés à Lou et Madeleine.

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Madeleine votre nom comme une rose incertaine 
rose des vents ou du rosier

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Le poème à Madeleine raconte des faits de guerre, décrit l’environnement du champ de bataille, fournit des renseignements topographiques. Apollinaire entraîne Madeleine dans la toponymie du lieu. Le village de Perthes-les-Hurlus, à l’épicentre de la bataille, a été rasé par les bombardements. Ses habitants l’ont déserté dès les premiers jours de septembre 1914. Il n’a jamais été reconstruit. Il a été rayé de la carte en 1950.  La ferme de Beauséjour dont il est question dans le poème est l’un des sites où se sont concentrés les combats. La cote désigne une courbe de niveau sur une carte d’état-major. Il arrive qu’elle épouse une ligne de front.

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Dans leurs correspondances, les Poilus désignent les balles sous d’autres noms pour tromper la censure qui ne tolérait pas que l’on évoquât les réalités saumâtres du front. Les mouches sifflent aux oreilles des hommes. Dans ses textes – tous écrits postérieurement au conflit – Joë Bousquet parle d’abeilles sifflantes.  

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Le poème à Lou est une transfiguration. La guerre y apparaît en arrière-plan. Elle est le décor dans lequel s’exprime la nostalgie de l’amour qui s’éloigne (« le lointain et puissant projecteur de mon amour…»). Apollinaire n’a pas renoncé à Louise. Il possède un portrait d’elle que ses camarades convoitent par-dessus son épaule. Le poète vit dans une solitude spleenétique (Apollinaire écrit « splénétique »). L’amour le protège des horreurs qui l’assaillent. Pour combien de temps ?

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Si les deux poèmes traitent différemment de la guerre et de l’amour, certaines similitudes dans leur composition les rapprochent. A commencer par leur titre. Ont-ils été écrits dans la proximité d’un même lieu ?
Les femmes aimées y sont montrées en photo, comme il n’était pas rare que les soldats portent sur eux un portrait de leur femme ou de leur fiancée.
Enfin, dans chacun des textes, la guerre est musicale :

« Ouïs pleurer l’obus… » dans le poème à Madeleine et « Entends jouer cette musique » dans le poème à Lou. Chez Apollinaire, la guerre est souvent décrite par les sons qu’elle émet (« grave voix de la batterie…»). Avec Apollinaire, la poésie ne passe rien sous silence. Elle est partout et tout est poésie. Elle absorbe le monde pour en extraire le merveilleux, fût-il enfoui dans la boue des tranchées. 

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Cote 146 (Poèmes à Madeleine)

Plaines Désolation enfer des mouches Fusées le vert le blanc le rouge
Salves de 50 bombes dans les tranchées comme quand à quatre on fait claquer pour en faire sortir la poussière un grand tapis
Trous semblables à des cathédrales gothiques
Rumeur des mouches violentes
Lettres enfermées dans une boîte de cigares venue d’Oran
La corvée d’eau revient avec ses fûts
Et les blessés reviennent seuls par l’innombrable boyau aride
Embranchement du Decauville
Là-bas on joue à cache-cache
Nous jouons à colin-maillard
Beaux rêves
Madeleine ce qui n’est pas à l’amour est autant de perdu
Vos photos sur mon cœur
Et les mouches métalliques petits astres d’abord
A cheval à cheval à cheval à cheval 
O plaine partout des trous où végètent des hommes
O plaine où vont les boyaux comme les traces sur le bout des doigts aux monumentales pierres de Gavrinis
Madeleine votre nom comme une rose incertaine 
rose des vents ou du rosier
Les conducteurs s’en vont à l’abreuvoir à 7 km d’ici
Perthes Hurlus Beauséjour noms pâles et toi Ville sur Tourbe
Cimetières de soldats croix où le képi pleure
L’ombre est de chairs putréfiées les arbres si rares sont des morts restés debout
Ouïs pleurer l’obus qui passe sur ta tête

Cote 146 (Poèmes à Lou)

Plus de fleurs mais d’étranges signes
Gesticulant dans les nuits bleues
Dans une adoration suprême mon beau petit Lou que tout mon être pareil aux nuages bas de juillet s’incline devant ton souvenir
Il est là comme une tête de plâtre blanche éperdument auprès d’un anneau d’or
Dans le fond s’éloignent les vœux qui se retournent quelquefois
Entends jouer cette musique toujours pareille tout le jour
Ma solitude splénétique qu’éclaire seul le lointain
Et puissant projecteur de mon amour
J’entends la grave voix de la grosse artillerie boche
Devant moi dans la direction des boyaux
Il y a un cimetière où l’on a semé quarante-six mille soldats
Quelques semailles dont il faut sans peur attendre la moisson 
C’est devant ce site désolé s’il en fut
Que tandis que j’écris ma lettre appuyant mon papier sur une plaque de fibro ciment
Je regarde aussi un portrait en grand chapeau
Et quelques-uns de mes compagnons ont vu ton portrait
Et pensant bien que je te connaissais
Ils ont demandé
Qui donc est-elle
Et je n’ai pas su que leur répondre
Car je me suis aperçu brusquement
Qu’encore aujourd’hui je ne te connais pas bien
Et toi dans ta photo profonde comme la lumière tu souris toujours

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Source : Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade.

2 février-4 février 2021

Sibi quisque se vindicet

Chahuté par la mer (rien envie d’autre en ce moment que d’entendre la mer, sa colère, son écume, sa rage).

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Montaigne : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur (…) C’est moi que je peins ». Blaise Pascal : « Le sot projet qu’il a de se peindre ». 

« Dire des sottises par hasard et par faiblesse, c’est un mal ordinaire mais d’en dire par dessein, c’est ce qui n’est pas supportable ». Dans le papier original, Pascal a souligné supportable.

Pascal montre dans les Provinciales un talent inné de polémiste. Quand il tire l’épée, il tranche. Ici, on le sent excédé par « la confusion de Montaigne ». Mais il concède : « Il arrive à tout le monde de faillir ».

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Un ami me dit sceptique. Habité par le doute à propos de moi-même, par la sensation que quelque chose se dérobe à mon intelligence. Je ne perçois pas tout de ce que je crois voir. Ce qui se dérobe n’est pas le Dieu que Descartes a rendu intelligible. Ce qui se dérobe, c’est le creux de moi-même. Je crois me connaître or rien n’est plus éloigné de ma connaissance que cela que je suis. Je connais tel arbre dont je peux détailler l’écorce et mesurer la circonférence. La vérité est que je suis inintelligible à moi-même.

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S’il m’était demandé de rebrousser chemin, d’accomplir à reculons l’itinéraire qui m’a conduit au point où je suis parvenu ; s’il m’était interdit de me retourner sur mes pas ; je devrais reculer en regardant devant, sans quitter des yeux la lumière qui vibre ; tout alors me serait incertain jusqu’au chemin lui-même. 

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Linéaments
(hommage à Montaigne)

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Imre Kertész dans L’ultime auberge : « Ce journal n’est pas fait pour me dépeindre moi-même, sauf si cet être indécis et mal défini – moi – reflète le chaos du monde ». 

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Un ami me signale le verbe employé par Montaigne pour désigner le travail des abeilles. L’auteur des Essais dit qu’elles pillotent. Ce verbe, pilloter (que l’on traduit en français moderne par butiner), figure dans De l’institution des enfants à propos de la manière dont il convient de conduire une bonne éducation.
Voici l’extrait :

Qu’il (le précepteur) lui (son élève) fasse tout passer par l’étamine* et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ; les principes d’Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Epicuriens. Qu’on lui propose cette diversité de jugements : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que les fols certains et résolus. Che non men che saper dubbiar m’aggrada**. Car s’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne cherche rien. 

Non summus subrege; sibi quisque se vindicet***. Qu’il sache qu’il sait, au moins. [ … ] La vérité et la raison sont communes à un chacun et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après.
Ce n’est non plus selon Platon que selon moi, puisque lui et moi l’entendons et voyons de même. Les abeilles pillotent deça delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement.

(*) Etamine : filtre, crible
(**) « Aussi bien que savoir, douter me plaît ». Dante, L’Enfer, chant XI.
(***) « Nous ne sommes pas sous la domination d’un roi ; que chacun dispose librement de soi-même ». Sénèque, Lettre 33.

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Le monde ne se laisse voir que par bribes. Nous ne saisissons pas les choses dans leur totalité. S’il nous prend de les décrire, nous ne donnons à voir que des fragments. 

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Roland Barthes fait grande place dans son œuvre à l’écriture fragmentaire. En 1942, il publiait dans la revue Existences ses Notes sur André Gide et son « Journal » en introduction desquelles il justifiait déjà son appétence pour cette pratique : « Retenu par la crainte d’enclore Gide dans un système dont je savais ne pouvoir être jamais satisfait, je cherchais en vain quel lien donner à ces notes. Réflexion faite, il vaut mieux les donner telles quelles, et ne pas chercher à masquer leur discontinu. L’incohérence me paraît préférable à l’ordre qui déforme ».

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Avec Montaigne, Pascal est sévère. Montaigne tente « de bonne foi » l’expérience ultime et fascinante de la connaissance de soi. Il tâtonne. Sa route n’est pas ligne droite. Son pas n’est pas assuré. Sa pensée dessine des linéaments. Il cherche. Sur Montaigne, Pascal se trompe. « Il arrive à tout le monde de faillir ». 

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Nous sommes soubresauts. Convulsions. Thym, marjolaine, étamines. Alpage en attente de neige.

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Sources : Les Essais de Montaigne, Le Livre de Poche ; Pensées de Pascal, édition Louis Lafuma, Points Seuil ; Imre Kertész, L’ultime auberge, Actes Sud ; Roland Barthes, Notes sur André Gide et son « Journal » in Existences, revue trimestrielle de l’Association « Les étudiants au sanatorium », (numéro 27, juillet 1942) reprises dans Œuvres complètes (Tome I), édition revue, corrigée et présentée par Eric Marty, éditions du Seuil, 2002.

22 septembre-18 octobre 2020-19 février 2021