Mois : janvier 2023

Préférence plume

Dans un entretien accordé au journal Le Monde en 1973, Roland Barthes expose les règles qui régissent son activité scripturale. 

Elles sont de trois ordres : 

  • 1) les instruments graphiques et les supports 

stylos de préférence plume / il dit en changer souvent (achats compulsifs) / les feutres s’épaississent trop vite / la bille Bic est exclue

les supports : il n’en est pas question dans l’entretien mais nous savons que Barthes établissait des fiches dont les dimensions correspondent à une feuille A4 découpée en quatre parties égales

  • 2) le lieu d’écriture

à son domicile parisien, Barthes travaille dans sa chambre à coucher où sont aménagés trois espaces dédiés à chacune de ses activités : 

espace 1 – le bureau, lieu du travail d’écriture

espace 2 – le piano pour la pratique musicale

espace 3 – un endroit pour « barbouiller » dit Barthes parlant de son activité de « peintre du dimanche » toujours selon expression

Fiches de travail de Roland Barthes – reproduites dans Roland Barthes, par Tiphaine Samoyault, éditions du Seuil, 2015.

  • 3) le temps des activités

Ecriture : le matin de 9 h 30 à 13 h

Musique : l’après-midi à 14 h 30 (Barthes précise ailleurs qu’il joue du piano environ une demi-heure par jour)

Peinture : « environ tous les huit jours »

  • Les deux temps de l’écriture

Enfin, Barthes décrit le procès d’écriture qui se déroule en deux temps : 

  1. « la pulsion graphique » désigne la phase d’écriture manuscrite qui produit un « objet calligraphique » (lequel n’est pas encore supposé être le livre)
  2. « le moment critique » du passage de l’objet calligraphique à l’objet typographique qui produit un texte dactylographié en vue du livre. Il s’agit d’une phase de transformation capitale car sa visée est clairement la mise en forme et la production du livre

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Source : entretien au journal Le Monde, 27 septembre 1973.

10 avril-13 mai 2020

Dynamiteur d’espaces

Harar, 15 février 1881, aux siens : « Je ne compte pas rester longtemps ici ; je saurai bientôt quand je partirai. Je n’ai pas trouvé ce que je présumais ; et je vis d’une façon fort ennuyeuse et sans profit ». 

Quand il ne trouve pas, il se déplace. Cherche toujours « le lieu et la formule » en un nouveau point à partir duquel il se lance dans le discontinu.

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« Je n’ai pas trouvé ce que je présumais ». 

Que cherchait-il, à Harar, au mois de février 1881 ? A Charleville, en 1870 ? A Paris, en 1871 ? A Londres, Bruxelles puis, les années suivantes, loin, toujours plus loin ? 

 « Le lieu et la formule »… mais où ? A Charleville ? Roche ? Paris ? Bruxelles ? Londres ? Stuttgart ? Alexandrie ? Aden ? Harar ? 

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Bois à Charleville
automne 2017

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Ou sur la feuille blanche. Dans l’encre revêche d’une grange. En enfer. 

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Gravé aujourd’hui sur la façade de sa maison natale à Charleville : poète ET explorateur. 

Rimbaud est le poète du disjoint, du réfractaire. Du difracté.

Dynamiteur d’espaces.

25 octobre-25 novembre 2020

Un entomologiste

Le style de Stendhal : son allure équestre. Souvent au galop, plus rarement au pas. Stendhal doit son tempo enlevé au fait qu’il dictait plus qu’il n’écrivait de sa main. Son écriture utilise toutes les ressources du parler. On la sent en pleine possession de son oralité. Lisez Stendhal à haute voix, la phrase y gagne.

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Il est arrivé à Balzac de lui reprocher cette manière d’écrire qui, galopante, cède parfois à l’approximation dans sa construction syntaxique. Stendhal corrige. Le plus souvent il suit les indications de Balzac mais sans jamais renoncer au rythme de sa phrase. 

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Dans La chartreuse de Parme, les monologues intérieurs se succèdent. Les personnages se parlent à eux-mêmes. Le lecteur connaît leurs intentions. Elles forment la charpente du récit dont la trame est le reflet.

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... les embrasures des portes, les gonds qui grincent…

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Stendhal est habité par le souci du détail. La duchesse de Sanseverina au comte Morsi : « … ces détails m’intéressent fort, donnez-les moi tous, faites-moi bien comprendre les plus petites circonstances ».

Il aime peindre les sentiments. Toujours la duchesse : « … voilà un mot qui peint bien l’état de mon cœur ; si ce n’est la vérité c’est au moins tout ce que j’en vois ».

Encore elle : « Dans cette soirée décisive, je n’avais pas besoin de son esprit ; il fallait seulement qu’il écrivît sous ma dictée, il n’avait qu’à écrire ce mot que j’avais obtenu par mon caractère… »

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Stendhal écrit les passions, les lieux, les paysages, les objets, les sentiments, les couleurs, les plis des vêtements, les embrasures des portes, les gonds qui grincent, les tapis que l’on soulève, les coussins sur lesquels on repose sa tête… 

Stendhal est un entomologiste. Il épingle.

Ecrivant sous la dictée de ce qu’il voit du monde, il est tout entier dans la somme des images que son écriture métamorphose. Il coule de source.

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Source : Stendhal, La chartreuse de Parme, édition Bibliothèque de la Pléiade.

8 avril 2020-11 mars 2021

En ce bas monde

Un livre. Qui se lirait comme on écoute une chanson dont les mots se glisseraient sous la peau, là où frémissent les sentiments au contact subreptice des corps. Un livre. Dont il ne serait pas nécessaire, pour en faire partager le bonheur de lecture, d’en raconter l’histoire, juste ce qu’il faut de singularité en elle pour la tenir tout contre soi et, de cette manière humble, complice, la faire sienne, dormir avec, en retenir les ombres sur les murs gris d’une ville qui aurait perdu jusqu’à son nom.

Par les routes de Sylvain Prudhomme est un livre baigné d’une écriture qui a décidé de prendre son temps et s’emploie à lever le voile des apparences pour écouter les cœurs battre, les respirations hésiter. Un livre. Musical et qui réussit à dire « l’impermanence des choses en ce bas monde »

et partant, leur fragilité. 

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…une écriture qui a décidé de prendre son temps…

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« J’ai écouté cent fois, mille fois peut-être la chanson Famous Blue Raincoat de Leonard Cohen, sa chanson la plus triste, la plus belle, en forme de lettre écrite au milieu de la nuit, fin décembre, à un ancien ami. Il est 4 heures du matin à new York, la ville dort alentour et Cohen demande à l’ancien ami des nouvelles. Veut savoir s’il va bien. Il lui dit qu’il repense à la nuit où Jane et lui ont failli partir ensemble. Il l’appelle son bourreau, son frère. Il lui dit qu’il lui pardonne. Il le remercie pour ce que lui et Jane ont vécu. Et il lui fait cette déclaration dont je ne pense pas que beaucoup de poèmes l’égalent en beauté, en justesse, en conscience de l’impermanence des choses ce bas monde : Je suis heureux que tu te sois trouvé sur ma route. »

Sylvain Prudhomme, Par les routes, L’arbalète Gallimard

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Famous Blue Raincoat est le titre d’une chanson de Leonard Cohen. Elle est la sixième piste de son troisième album, Songs of Love and Hate, produit en 1971. C’est une lettre adressée par l’auteur à un ami dont nous ne connaîtrons jamais le nom. Il est quatre heures du matin à New York par une nuit d’hiver, il y a de la musique sur Clinton Street, il fait froid dans le Lower East Side & celui qui écrit se demande si son ami va mieux. Cet ami a l’air d’être un voyageur, quelqu’un qui a décidé de partir sur les routes, se construire un ailleurs, une petite maison tout au fond du désert ou quelque chose comme ça. L’histoire se déroule, banale

en somme, une mèche de cheveux entre les mains d’une femme, un imperméable déchiré à l’épaule & cet ami qui traverse la chanson comme un souvenir ou l’ombre d’un souvenir & que l’auteur remercie d’avoir changé quelque chose dans sa vie, peut-être lui avoir offert la possibilité d’un nouveau départ mais deux vers traversent le texte  : You’re living for nothing now / I hope you’re keeping some kind of record. Tu vis pour rien maintenant / J’espère que tu gardes quelques souvenirs. Ils sont la brèche du poétique dans le récit. Une énigme se cache dans les plis d’un manteau bleu & une question :

Peut-on vivre longtemps pour rien au fond du désert ?

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s’arrête devant 
pour calmer sa douleur compte les feuilles du lierre & note sur un carnet les progrès de la plante 
pas la force de se munir d’une serpe pour tuer l’herbe sauvage
indifférente à la ruine 
assiste impuissant à son effacement 
sa démolition patiente & méthodique
c’est en ce bas monde la loi du temps 
n’a plus qu’à se terrer en silence
s’abstraire 
les jardins sont de broussailles & les chemins

20 janvier 2020-20 janvier 2021