Étiquette : Marcel Proust

Longtemps, je me…

Au commencement la phrase 

« Longtemps je me suis couché de bonne heure »

Cet incipit – on le sait grâce aux généticiens du texte – fut hésitant. 

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Pour trouver ses premiers mots, Proust a cherché. On lit, dans les esquisses, plusieurs tentatives d’énonciation du thème du coucher et du désordre que le pressentiment de la nuit provoque. « J’étais couché depuis une heure environ. Le jour n’avait pas encore tracé dans la chambre… » ; « Depuis longtemps je ne dormais plus que le jour et cette nuit-là… » ; « Il faisait nuit noire dans ma chambre. C’était l’heure où celui qui s’éveille… » ; « Autrefois j’avais connu comme tout le monde la douceur de m’éveiller au milieu de la nuit… » ; « Jusque vers l’âge de vingt ans, je dormis la nuit » ; « Jusqu’à l’âge de vingt ans je dormais la nuit avec de courts réveils » ; « Au temps de cette matinée dont je veux fixer je ne sais pourquoi le souvenir, j’étais déjà malade, je restais levé toute la nuit, me couchais le matin et dormais le jour » etc.

Sur la première version dactylographiée, « Pendant les derniers mois que je passais dans la banlieue de Paris avant d’aller vivre à l’étranger, le médecin me fit mener une vie de repos » est biffé. « Le soir je me couchais… » est encore biffé et remplacé par « Longtemps je me suis couché de bonne heure » qui sera biffé à son tour dans la deuxième dactylographie au profit de « Pendant bien des années, le soir, quand je venais de me coucher, je lisais quelques pages d’un Traité d’archéologie monumentale qui était à côté de mon lit ; puis… » biffé pour rétablir la version qui deviendra définitive à l’impression. « Longtemps je me… »

Cette phrase frappe par sa simplicité. Elle ne demande pas un effort particulier de mémoire pour être retenue. On peut la réciter en silence. La dire à haute voix. La répéter. Longtemps. Elle est d’un équilibre parfait. Longtemps je me suis couché de bonne heure ne se discute pas, se déguste comme un fruit délicat, un gâteau fondant, une madeleine. Son effet de volupté se prolonge indéfiniment dans l’espace et le temps. 

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Trente ans plus tard, Camus trouvera : « Aujourd’hui, maman est morte ». 

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Même construction grammaticale.

Moins le complément circonstanciel – de bonne heure – essentiel chez Proust. « Longtemps je me suis couché »… ça ne marcherait pas. Chez Camus, aujourd’hui, complément adverbial de temps, se suffit.

Moins la virgule. Proust choisit la continuité entre l’adverbe longtemps et la suite de la phrase, Longtemps je me… là où Camus coupe : Aujourd’hui,

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Lumière bleue

« Il faisait nuit noire dans ma chambre. C’était l’heure où celui qui s’éveille… »

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Un mot : motilité.

Proust l’utilise à trois reprises dans Du côté de chez Swann, et notamment dès les premières pages de Combray. Il apparaît dans un passage où il est question de théâtre, art pour lequel Proust éprouva une certaine fascination. Auprès de ses camarades, le narrateur alors jeune collégien s’enquiert de qui serait à leurs yeux le plus grand acteur du moment. 

« Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s’il était déjà allé au théâtre et s’il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu’après Thiron, ou Delaunay qu’après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé ». 

La motilité, dit Littré, désigne le mouvement ou plus précisément la faculté de se mouvoir. En physiologie, on parle de motilité d’un organe ou d’un système pour désigner sa mobilité. Dans la phrase de Proust, la motilité dont Coquelin fait preuve pour se glisser au deuxième rang du classement est tout le contraire de la rigidité qui le maintenait à sa place jusque-là… pierreuse. Il faut la croire, cette motilité, plus féconde que l’agilité qui voit Delaunay, lui, céder du terrain pour se retrouver au quatrième rang !

Connaissant l’usage que Proust fait des mots qu’il choisit, pressant leur sens, il serait étonnant que cette motilité ne fût pas pour quelque chose dans la sensation du fleurissement et de la vie, l’assouplissement du cerveau du narrateur, puisque motilité s’emploie spécifiquement, en science médicale, à propos des organes.

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Source : Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, édition dirigée par Jean-Yves Tadié ; Esquisses et notes de l’édition dirigée par Jean-Yves Tadié pour la Bibliothèque de la Pléiade. Albert Camus, L’Etranger, Bibliothèque de la Pléiade, édition Roger Quilliot 1962. Grévisse-Goose, Nouvelle Grammaire Française, éditions De Boeck.

31 mars-3 novembre 2020-3 février 2023

Le sceau du temps

I – Espace

Le domaine de Tansonville, propriété de Charles Swann à Combray, est mentionné pour la première fois au chapitre II de Combray, première partie de Du côté de chez Swann.

Le narrateur raconte une balade « du côté de Méséglise » au cours de laquelle les promeneurs longent la clôture du domaine dont la bâtisse se laisse deviner au fond d’une « allée bordée de capucines ». On apprend que les parents du narrateur ont décidé de ne plus se rendre à Tansonville depuis le mariage de Charles Swann qu’ils désapprouvent en raison de la réputation d’Odette de Crécy. 

Dans la Recherche, le domaine de Tansonville, cette « demeure un peu trop campagne » du Temps retrouvé, est essentiellement associé à Gilberte Swann. C’est dans les jardins de Tansonville que le narrateur aperçoit Gilberte pour la première fois. 

Il existe, dans les environs d’Illiers-Combray, un domaine de Tansonville. Si Marcel Proust s’en est inspiré pour le Tansonville de la Recherche, il ne respecte pas la géographie des lieux. Il redessine une carte de Combray et de ses environs. Le Tansonville authentique est situé au sud d’Illiers au contraire du Tansonville littéraire placé à l’est, du côté de Méréglise devenu plus tard  Méséglise dans le roman. 

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Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps

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II – Temps

Interrogé par Usbek & Rica sur la notion complexe d’écoulement du temps au regard des théories de la relativité d’Einstein, le physicien Thibault Damour explique : « La réalité existe au sein d’un espace-temps qui ne s’écoule pas. Une bonne façon que j’ai d’expliquer ça, c’est la dernière phrase du Temps retrouvé de Proust, qui représente les hommes comme des géants plongés dans les années ».

Cette phrase, la voici : « Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes, – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps ». 

Thibault Damour commente : « L’essence de Proust consiste à dire que l’idée habituelle de temps qui passe (c’est le temps perdu) est une illusion. Ce que sentait Proust intuitivement et ce que Einstein suggère, c’est que la vraie réalité est hors du temps. Il faut imaginer comme des paquets de cartes les uns sur les autres. Les cartes sont comme des photographies du passé, du présent et du futur, qui coexistent. Il n’y a pas quelque chose qui s’écoule ».

S’il n’y a pas d’écoulement du temps, il n’y a donc pas de temps perdu. Et si d’aventure nous nous lançons à sa recherche, c’est quelque chose qui n’existe pas que nous recherchons. Mais qu’importe, puisque l’important est moins ce que nous cherchons que la recherche elle-même.

C’est dans ce sens, en essayant de me tenir au plus près de cette exigence-là, que j’aime lire et relire la Recherche. Pour la Recherche même. Sans fin.

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Sources : Marcel Proust, La Recherche du Temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, édition dirigée par Jean-Yves Tadié, 1987-1989. Usbek et Rica « le média qui explore le futur ».

3-23 novembre 2020

L’odeur du jasmin

qu’est-ce qui était devenu si peu lisible dans les yeux des passants, les âmes sensibles, les regards de terres hautes, les merveilles toujours parmi les friches tandis que Mona Lisa se préparait en silence pour un long voyage 

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ce geste si naturel, anodin, déconcertant à force de banalité, voici qu’il redevient l’indispensable, le vital, rendant au corps sa motilité, le moyen de se déployer, d’occuper l’espace par sa mise en mouvement, 

voici que quelques-uns, plutôt le matin mais ce pourrait être à tout autre moment, se croisent à distance, craintifs et soupçonneux, s’écartant de l’inconnu, passant outre,

je me dis 

quand tout cela sera terminé, les déambulations erratiques de visages masqués, il faudra réapprendre le bruissement du vent dans un arbre, la ville, nos facultés olfactives à l’approche d’un mimosa 

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visages de femmes feuillages, corps
et palmes sans visage

(sculpture d’Apel.les Fenosa – exposition Centre Joe Bousquet et son temps – Carcassonne – 2010)

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avec Proust dans le cabinet de repos de l’oncle Adolphe, lequel, « quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et Ancien Régime, qui fait rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés » 

avec Rimbaud, à Roche où les Cuif possédaient une ferme détruite pendant l’enfer de la Grande Guerre

ce qu’il faut rendre à la terre mais en vue de quoi au juste ? Le négoce ? Les trafics ? L’Amérique ? La photographie ? Les femmes ?

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avec Fenosa, matières, argile, glaise, et d’entre toutes première la terre, corps de feuillages, femmes sans visage, palmes, mains façonnant le fragile, 
je sculpterai aujourd’hui
bras au ciel, mains ouvertes, 
l’odeur du jasmin

ou voix céleste, gambe, bourdon, flûte, nazard, doublette, piccolo, celui qui mange ma chair, lointain, et boit mon sang, extatique, demeure mystère, très legatissimo, comme une entaille, méditative et sobre, buste offert à la saignée des siècles

l’histoire d’un recommencement

février-mars 2010, 25 mars 2020-16 janvier 2021 –