Mois : décembre 2022

Chasseur de traces

Tiphaine Samoyault à propos de Mythologies et des dangers de la doxa que Barthes s’emploie à traquer partout où elle menace « l’intelligibilité des signes ». 

« Traquant les évidences comme le chasseur de traces, Barthes ne se contente pas [dans Mythologies] de faire un tableau de la vie des Français dans les années 1950, (…) mais il accomplit pleinement le programme d’une pensée critique. A la naturalité, au sens commun, à l’oubli de l’Histoire, il oppose l’intelligibilité des signes. L’ennemi, c’est la doxa, le discours tout fait, le stéréotype. Concept clé des Mythologies, la doxa renvoie aux opinions et aux préjugés sur lesquels se fonde la communication courante. En adossant le savoir à la reconnaissance de ce qu’on connaît déjà, la doxa empêche précisément de voir la réalité qu’elle découpe sous forme de mythe : « Une de nos servitudes majeures : le divorce accablant de la mythologie et de la connaissance. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l’erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs de l’ordre » [écrit Barthes dans Mythologies]. La notion de mythe est ainsi l’autre concept fondamental des Mythologies. Le mythe est un signe. Son signifié est un fragment d’idéologie, son signifiant peut être n’importe quoi : « Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société » [écrit encore Barthes dans Mythologies]. Le mythe opère une conversion du culturel au naturel, de l’histoire en essence. Cette conversion est insupportable à Barthes… »

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Un peu plus loin, Tiphaine Samoyault poursuit : « Contre le « cela va de soi », la seule vraie violence selon le fragment du Roland Barthes par Roland Barthes intitulé « Violence, évidence, nature », il offre un projet théorique qui combine la critique de l’idéologie d’obédience marxiste, la lecture des symboles et des qualités sensibles (…) et la sémiologie saussurienne. Ainsi, peut-être plus que la DS, l’affaire Dominici, le Tour de France (…), ce sont les épinglages de la matière qui comptent : le nappé et le lisse, le poisseux et le collant, tous ces attributs de la doxa que viennent contredire le discontinu et le délié de l’écriture pensive. (…) La puissance de la critique de Barthes vient de ce que, malgré la violence de l’opposition à la doxa, il ne procède pas à une simple condamnation. Il se fait précurseur dans une analyse médiologique de la communication de masse qui prend en charge de nouveaux mécanismes d’adhésion. Il anticipe sur l’entrée dans l’ère de la communication visuelle en montrant la puissance de séduction des images… »

Roland Barthes, par Tiphaine Samoyault – Editions du Seuil – Fictions et Cie – 2015

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Extrait de la lettre de Roland Barthes à son ami Philippe Rebeyrol datée du vendredi [saint] d’avril 1939. A cette époque, Roland Barthes combat la tuberculose qui le contraint à de longues périodes d’isolement. Face aux souffrances du monde, il n’en éprouve pas moins, du fond de son confinement, une souffrance morale dont son instinct de conservation semble seul lui fournir une issue. « Avec les histoires de l’Europe actuelle, ce n’est pas seulement qu’on craigne pour sa vie et pour la paix – pour sa paix, mais aussi et surtout les déchirements et les souffrances de la conscience. C’est un mal affreux que l’âme sent en elle, que toutes ces gifles données à la justice.

Je ne peux pas t’exprimer combien je suis dégoûté et combien je souffre moralement, je pleure intérieurement sur toutes les souffrances du monde, sur tous les crimes affreux commis par les Etats, à cause d’un orgueil vraiment impie. Nous vivons des temps d’apocalypse et de martyre. Chaque jour notre conscience d’homme est souffletée et on se sent entouré par la lèpre d’un déshonneur permanent, et aussi terriblement menacé par cette mer de crimes, de goujateries, d’actes de cannibalisme, protégés, soutenus par les lois, la presse etc. C’est absolument écœurant et, chaque jour, j’ai plusieurs instants de dur cafard, de honte d’homme que je ne dissipe que par instinct de conservation pour vivre tout de même le reste de la journée. »

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Source : Roland Barthes, par Tiphaine Samoyault, éditions du Seuil, collection Fiction et Cie, 2015.

8 avril-13 mai 2020

Journal d’un roman

Entre août et décembre 1833, Balzac est plongé dans l’écriture de son roman Eugénie Grandet. Il en parle dans ses lettres à Evelyne Hanska, sa « belle étrangère » qu’il espère rejoindre bientôt à Genève. A l’automne 1833, le romancier est engagé dans une véritable course contre-la-montre : il doit impérativement terminer son livre avant de partir pour la Suisse. C’est dans la fièvre de cet amour flamboyant que Balzac compose l’un de ses chefs d’oeuvre, comme s’il arrachait à la pierre les obstacles qui le séparent de son aimée. 

La correspondance de cette période entre Balzac et Eve Hanska livre un document précieux : un authentique journal du roman.

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Lundi 19 août 1833 : première mention d’Eugénie Grandet. « Depuis 8 jours, je travaille très activement à l’Europe littéraire où j’ai pris une action. Jeudi prochain la Théorie de la démarche y sera finie. C’est un long traité fort ennuyeux. Mais à la fin du mois, il y aura une Scène de la vie de province, dans le genre des Célibataires, et intitulée Eugénie Grandet qui sera mieux ». Dans La Comédie Humaine, sous le titre Les Célibataires, seront regroupés Pierrette, Le curé de Tours et La Rabouilleuse.

Lundi 9 septembre 1833 : « Je travaille maintenant à Eugénie Grandet une composition qui paraîtra dans L’Europe littéraire précisément pendant que je voyagerai ». La revue L’Europe littéraire publiera les premières feuilles du roman dans sa livraison du 19 septembre 1833 sous le titre Physionomies bourgeoises. Un second chapitre, Le Cousin de Paris est annoncé mais ne paraîtra finalement pas, comme prévu, à cause des difficultés rencontrées par la revue (voir plus bas).

Dimanche 13 octobre 1833 : le 6 octobre, Balzac est de retour à Paris après un voyage à Neufchâtel où il vient de rencontrer pour la première fois Evelyne Hanska. Il se remet immédiatement à la composition d’Eugénie Grandet. « Ne faut-il pas que je retourne à Eugénie Grandet qui va bien, j’en ai encore pour tout lundi et une partie de mardi », écrit-il le 13 octobre à sa Belle Etrangère. A cette époque, l’emploi du temps quotidien de Balzac à Paris est le suivant : lever minuit, travail de minuit à midi, affaires extérieures de midi à 16 heures, repas à 17 heures, coucher à 18 heures.

Vendredi 18 octobre 1833 : « Eugénie Grandet, un de mes tableaux les plus achevés est à moitié ; j’en suis très content. Eugénie Grandet ne ressemble à rien de ce que j’ai peint jusqu’ici. Trouver Eugénie Grandet après Mme Jules, sans vanité, cela annonce du talent ». Depuis son retour de Neufchâtel, Balzac a pris l’engagement d’écrire tous les dimanches à Evelyne Hanska une longue lettre composée durant la semaine et rendant compte de tous ses travaux. Dans cette même lettre du 18 octobre (qui ne sera expédiée que le 20), il lui annonce qu’il va signer un contrat de 27 000 francs pour l’édition des Etudes de mœurs au XIXème siècle. Balzac a conclu effectivement ce contrat avec Mme Veuve Charles Béchet le 19 octobre. La lettre du 18 octobre se termine par ces mots : « Le rossignol a trop chanté ; je me suis acoquiné à t’écrire et Eugénie Grandet gronde ».

Samedi 19 octobre 1833 : « Je n’ai presque rien fait d’Eugénie Grandet et des Aventures d’une idée. Il y a des moments où l’imagination cahote et ne va pas. Puis l’Europe Littéraire ne vient pas ; je suis trop fier pour y mettre les pieds, puisqu’ils se sont mal conduits envers moi. Donc, depuis mon retour, je suis sans argent. J’attends ; ils devaient venir hier s’expliquer ; point. Ils doivent venir aujourd’hui. Mon pauvre ange, en ce moment, le prix d’Eugénie Grandet est une grosse somme pour moi, me voilà donc recommençant mon métier d’angoisse, jamais je ne serai sans ressembler à Raphaël dans sa mansarde (Balzac fait ici référence à son personnage dans La peau de chagrin) ; j’en ai encore pour une année à jouir de mes dernières misères, à avoir de nobles fiertés inconnues. Je suis un peu fatigué, mais la douleur de côté a cédé au stationnement de mon individu dans mon fauteuil, à cette tranquillité constante du corps qui me monachise ». Balzac s’est souvent comparé à un moine dans sa manière de vivre lorsqu’il travaillait à la composition de son œuvre : hygiène particulière liée à des horaires stricts, tenue vestimentaire (sa célèbre robe de chambre) témoignent de ce mimétisme. A cette époque aussi, Balzac restait très marqué par sa visite à la Grande Chartreuse, près de Voiron, qui lui fournit la trame de son roman Le médecin de campagne composé au début de l’année 1833.

Jeudi 24 octobre 1833 : « Mon ange, je ne puis aller à Genève que ma première livraison des Etudes de mœurs parue, publiée, et la deuxième bien en train. Cela fait j’aurai quinze jours à moi, vingt peut-être. Tout dépendra du plus ou moins d’argent que j’aurai, car j’ai un remboursement important à faire fin décembre. Je suis content de mon éditeur, il est actif, il ne fait pas le Monsieur, il s’occupe de mon entreprise comme d’une fortune et la juge éminemment profitable. Il faut un succès, un grand succès. Eugénie Grandet est une belle œuvre. J’ai presque toutes mes idées pour les parties qui restent à faire dans ces douze volumes. Ma vie est maintenant bien réglée. Levé à minuit, couché à six heures ; un bain tous les trois jours, quatorze heures de travail, deux de promenades. Je m’enfonce dans mes idées… » Comme souvent chez Balzac, la rédaction d’un roman est soumise à des impératifs financiers. Eugénie Grandet n’échappe pas à cette règle. Et comme à son habitude, le romancier mène de front plusieurs travaux : en cette fin d’année 1833, la composition d’Eugénie Grandet et des Aventures d’une idée heureuse, un projet de roman philosophique mettant en scène Bernard de Palissy et qui ne verra finalement pas le jour, les esquisses de La Bataille mettant en scène la bataille d’Essling que Balzac n’aura jamais le temps d’écrire, la Théorie de la démarche et un contre drolatique, Persévérance d’amour, pour l’Europe littéraire, des corrections d’épreuves (La femme abandonnée, Le Message, Les célibataires) en vue du deuxième volume des Scènes de la vie de province, des nouvelles corrections pour Le médecin de campagne et, surtout, le lancement de l’édition des Etudes de mœurs, véritable acte de naissance de La comédie humaine.

Samedi 26 octobre 1833 : « Demain, je reprendrai mes travaux de manuscrit, je veux terminer ou Eugénie Grandet ou Les aventures d’une idée heureuse« .

Mardi 29 octobre 1833 : « A propos, mon amour, L’Europe littéraire est en déconfiture ; il y a rendez-vous demain de tous les actionnaires pour aviser aux moyens. J’irai à 7 h du soir (…). Dès le matin, je cours pour mes argents. Ainsi déjà les cent louis de Mlle Eugénie Grandet s’en vont en fumée. Il faut supporter tout cela, patiemment, comme les moutons de M. de Hanski se laissent tondre. Depuis trois jours plus de travaux littéraires. Donc je me tue à courir ».

Vendredi 1er novembre 1833 : « J’ai travaillé pendant toute la journée à deux épreuves qui m’ont pris vingt heures, puis il faut je crois que je trouve quelque chose pour compléter mon second volume des Scènes de la vie de province, car pour faire un beau livre on gagne tant sur mon manuscrit qu’il faudra une scène de quarante ou cinquante pages ». Balzac va se lancer dans l’écriture de L’illustre Gaudissart.

Samedi 2 novembre 1833 : « Aujourd’hui, inventé péniblement Le cabinet des Antiques, tu liras cela quelque jour. J’en ai écrit 17 feuillets de suite. Je suis très fatigué… »

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« J’ai travaillé pendant toute la journée à deux épreuves qui m’ont pris vingt heures »

Eugénie Grandet
épreuve corrigée de la main de Balzac

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Dimanche 10 novembre 1833 : « Je ne sais pas si tu te fais une idée de ce que j’ai à faire. Il faut que j’aie achevé l’impression de 4 volumes avant de pouvoir partir ; que t’aie atermoyé cinq difficultés, payé 8 000 fr., et les 4 volumes font cent feuilles ou cent fois 16 pages à revoir chacune 3 ou quatre fois, sans compter les manuscrits. Eh bien, j’y perdrai le sommeil, je risquerai tout, mais tu me verras près de toi le 26 au plus tard ».

Mardi 12 novembre 1833 : « Le docteur est épouvanté de mes travaux. Eugénie Grandet fait un gros volume. Je te garde le manuscrit, il y a des pages écrites au milieu de mes douleurs, elles t’appartiennent, comme tout moi ». Balzac a décidé d’offrir le manuscrit de son roman à Evelyne Hanska. Ce qu’il fera. « Il y a une scène sublime (à mon avis et je suis payé pour l’avoir) dans Eugénie Grandet qui offre son trésor à son cousin. Le cousin a une réponse à faire, ce que je te disais à ce sujet, était la plus gracieuse. Mais mêler à ce que les autres liront, un seul mot dit à mon Eva ! Ah ! j’aurais jeté Eugénie Grandet au feu. Oh, mon amour, je ne trouve pas assez de voiles pour le voiler à tous les regards ». Balzac se défend ici de transposer dans le roman son vécu amoureux auprès d’Evelyne Hanska.

Mercredi 13 novembre 1833 : « Demain jeudi, j’espère être délivré d’Eugénie Grandet ; le manuscrit sera terminé. Il faudra immédiatement achever Ne touchez pas la hache« . Balzac, une fois de plus, ne pourra tenir ce délai. Pourtant, le temps presse de rejoindre Evelyne Hanska en Suisse. « J’espère être le 25 courant à Genève, mais hélas ! il faut pour cela que j’aie achevé 4 volumes, et quoique je travaille 18 heures sur 24, que j’aie abandonné la musique des Bouffons, et toutes les joies de Paris, pour rester dans ma cellule, j’ai peur que les coalitions d’ouvriers dont nous sommes victimes, ne rendent mes efforts superflus ». Balzac faisait composer ses ouvrages en cours d’écriture pour corriger et améliorer son texte directement sur les épreuves (ce qu’il nomme les feuilles, cf. ci-dessous, lettre du 17 novembre). Mais les imprimeurs n’étaient pas exclusivement à son service.

Dimanche 17 novembre 1833 : « Si je suis parti le 25 ce sera heureux. Sur 100 feuilles aujourd’hui dimanche je n’ai encore que 8 feuilles d’un volume, 4 d’un autre, de tirées, 11 composées sur l’un et 5 sur l’autre. J’attends ce matin les fabricateurs pour leur signifier mon ultimatum. Comment avec 16 heures de travail et de quel travail, je fais en une heure ce que les plus habiles ouvriers d’imprimerie ne font pas en un jour, je n’arriverais pas ! »

Mercredi 20 novembre 1833 : « Là j’ai conçu le plus beau livre, un petit volume dont Louis Lambert serait la préface, une œuvre intitulée Séraphîta. (…) Si je le puis, j’écrirai ce bel ouvrage, à Genève, près de toi. (…) J’ai bien peur de ne pouvoir partir d’ici que le 27, les 17 heures de travail ne suffisent pas. (…) Aujourd’hui 20 j’ai encore 100 pages d’Eugénie Grandet à écrire, Ne touchez pas la hache à finir, La Femme aux yeux rouges, à faire. Et il faut au moins dix jours pour tout cela. J’arriverai mort ». Ce projet de La Femme aux yeux rouges sera effectivement réalisé par Balzac, mais pas dans les délais qu’il s’était fixé. L’ouvrage paraîtra sous le titre La Fille aux yeux d’or. Et toujours les soucis d’impression des textes : « Je ne travaillerai que mes 12 heures de minuit à midi, mais il me les faut. Je ne te dis pas combien les retards de l’imprimeur me contrarient, j’en suis malade ».

Samedi 23 novembre 1833 : « Maintenant relativement à la fabrique d’Esprit, voilà où j’en suis. J’ai encore 25 feuillets à faire pour finir Eugénie Grandet ; j’ai les épreuves à revoir. Puis Ne touchez pas la hache à finir avec La Femme aux yeux rouges à faire, puis les épreuves de deux volumes à voir. Il est impossible que je parte avant la fin de tout cela. Je calcule dix jours, nous sommes au 24, car voici deux heures du matin. Je ne puis me mettre en route que le 4, arriver le 7 et rester jusqu’au 7 janvier. Encore pour que je reste faut-il que Le médecin de campagne soit vendu (il s’agit de la deuxième édition qui paraîtra chez Werdet en juillet 1834), que je fasse à Genève, une Scène de la vie de campagne, et que l’on publie à Paris en mon absence les Scènes de la vie de campagne. (…) Je t’écris cela en arrivant au 11e feuillet du 5e chapitre d’Eugénie Grandet intitulé Chagrins de famille, et entre une épreuve de la feuille 11, de l’ouvrage c’est-à-dire à sa page 176. Quand tu auras les manuscrits d’Eugénie Grandet tu en connaîtras l’histoire mieux que personne ». A cette date, Balzac devait encore écrire 30 feuillets de son roman et en corriger plus de 200 pages.

Dimanche 1er décembre 1833 : « Mon ange adoré, dans ces huit jours-ci, j’ai fait des efforts de lion, je n’ai pas pu t’écrire un mot (la dernière lettre de Balzac à Evelyne Hanska a effectivement été expédiée le dimanche 24 novembre), mais, malgré mes nuits passées, je ne vois pas que mes deux volumes puissent être finis avant le 5 décembre, et les deux autres que je dois laisser pour paraître en mon absence, le 10, mais le 10, je me mets en voiture, car, finis ou non, ni mon corps, ni ma tête, si puissants que les fassent ma vie de moine, ne sauraient soutenir ce travail de chaudière. Ainsi, le 13, je crois, je serai à Genève, maintenant rien ne peut faire varier cette date. Je vais te faire relier le manuscrit d’Eugénie Grandet et te l’envoyer ostensiblement ». Ce témoignage permet d’établir que Balzac a terminé la rédaction de son roman à la fin du mois de novembre. Plus loin, dans la même lettre : « Que je piaffe comme un pauvre cheval impatient ! Le désir de te voir, me fait trouver des choses qui, d’ordinaire ne me venaient pas. Je corrige plus vite. Tu ne me donnes pas que du courage pour supporter les difficultés de la vie, tu me donnes encore du talent, de la facilité, tout au moins. Il faut aimer, mon Eve, ma chérie, pour faire l’amour d’Eugénie Grandet. Amour, pur, immense, fier ». Sur la foi de ce qu’en dit Balzac lui-même, on peut donc estimer que l’amour d’Eugénie Grandet pour son cousin Charles est directement inspiré par les sentiments qu’éprouve l’écrivain pour sa Belle Etrangère. La lettre du 1er décembre contient deux dernières allusions au roman. Sur le feuillet rédigé à 11 heures du matin, on lit : « J’ai fait voler les dernières épreuves d’Eugénie Grandet et j’ai sauté comme pour aller à toi ». L’expression « fait voler » mérite une interprétation. Balzac vient de recevoir, ce dimanche, une lettre d’Evelyne Hanska. C’est pourquoi il écrit à la hâte un nouveau feuillet avant d’expédier son propre courrier. Il est probable que Balzac a retardé de quelques heures les corrections à apporter à son roman pour se jeter sur la lettre de Mme Hanska. A moins qu’il ait au contraire accéléré encore son travail pour en être définitivement libéré. Enfin, la dernière allusion concerne le manuscrit lui-même : « Mon amour gentil, tu recevras une belle lettre, bien polie, soumise, respectueuse, avec le manuscrit d’Eugénie Grandet et tu trouveras, alors au crayon derrière la première page du manuscrit, le jour précis où j’aurai retenu ma place à la diligence ». Balzac ne prendra pas ce risque. Il apporta lui-même le manuscrit d’Eugénie Grandet à Genève et le remit en main propre à sa destinataire après avoir mentionné sur la page de garde : « Offert par l’auteur à Madame de Hanska comme un témoignage de son respectueux attachement. 24 décembre 1833. Genève ». Après cette date, il n’est plus guère question d’Eugénie Grandet dans la correspondance de Balzac avec Mme Hanska. Le travail est terminé. L’écrivain est déjà sur d’autres projets. On trouve encore deux références anecdotiques au roman dans deux lettres de 1834.

Jeudi 13 février 1834 : « N’oubliez pas demain, est une de vos recommandations, quand je vous disais que je ne croyais pas au lendemain, mais maintenant, j’y crois, puisque, par hasard, j’ai un avenir et que le libraire me l’a heureusement prouvé. Il est très heureux de la vente d’Eugénie Grandet. Il m’a dit le mot solennel, cela se vend comme du pain… » On mesure là combien la fin de l’année 1833 a été capitale pour Balzac qui a déployé des montagnes d’énergie et travaillé avec un acharnement démesuré pour donner à son œuvre une dimension nouvelle. Le fait qu’il puisse croire désormais en ses lendemains n’est surtout pas, contrairement à ce qu’il semble dire, le fruit du hasard. On peut aussi mesurer, dans le même temps, le rôle d’inspiratrice et de soutien joué par Evelyne Hanska auprès de l’écrivain durant cette période. Après Mme de Berny qui l’a encouragé à devenir écrivain, Balzac a trouvé celle pour qui, désormais, il va donner le meilleur de lui-même.

Jeudi 3 avril 1834 : « Avez-vous toujours l’intention de faire la Grandet à Wierzchownia, car alors, j’attendrais trente invitations avant d’y aller, afin de ne pas augmenter la consommation ». Balzac est très désireux de rejoindre Eve Hanska dans sa campagne d’Ukraine. L’allusion à Grandet montre ici que l’écrivain demeure habité par ses personnages, qu’ils vivent perpétuellement en lui et qu’ils peuvent continuer à revêtir une réalité au-delà de leur composition proprement dite. En avril 1834, Grandet est devenu un « type » balzacien.

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Source : Honoré de Balzac, Lettres à Madame Hanska, édition établie par Roger Pierrot, Bouquins-Robert Laffont.

26 octobre-6 décembre 2020-27 décembre 2022

Eaux souterraines

D’Aden, le 2 novembre 1880, Rimbaud écrit aux siens. Il les appelle « chers amis », comme souvent dans sa correspondance africaine. Il leur explique qu’il ne va pas demeurer très longtemps dans cette ville. Rimbaud est toujours en mouvement. La maison qui l’emploie – Viannay, Bardey et Cie – va ouvrir « une agence dans le Harar ». Pour situer le lieu sur une carte, Rimbaud dit qu’il faut regarder « au sud-est de l’Abyssinie ». On imagine « les siens », Vitalie (la mère), Isabelle (la sœur) et Frédéric (le frère) – Vitalie (l’autre sœur) est morte le 8 décembre 1875 – déployant une mappemonde sur la table de la cuisine recouverte d’une broderie et pointer du doigt Harar, un « pays très sain et frais grâce à sa hauteur », indique Rimbaud qui s’est renseigné. 

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Le 2 novembre 1880 à Aden, Rimbaud prépare son départ pour Harar qui n’aura pas lieu avant « un mois ou six semaines ». En attendant, il cherche à se procurer des ouvrages ayant trait au génie civil avec une attention particulière pour les techniques de forages. « Il existe un Traité des Puits artésiens par F. Garnier ». C’est un livre dont une deuxième édition augmentée est parue en 1826 chez Bachelier (successeur de Mme Veuve Courcier), libraire pour les Sciences à Paris, 55 quai des Augustins. « Je vous serais très réellement obligé de me trouver ce traité, même s’il n’a pas été édité chez vous… » , écrit-il à un certain M. Lacroix, éditeur rue des Saints-Pères à Paris, dans une lettre qu’il joint à l’envoi adressé aux siens. Dans cette lettre dans la lettre, il insiste auprès du libraire. C’est un traité « que l’on m’a demandé ». Il faut donner le titre de cet ouvrage savant dans sa totalité : Traité sur les puits artésiens ou sur les différentes espèces de terrains dans lesquels on doit rechercher les eaux souterraines

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Creuser (la terre). Percer (le mystère). En poésie, à quoi s’est-il appliqué sinon à fouiller les eaux souterraines du verbe ?

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Cette note (dixit Rimbaud) à l’éditeur parisien qu’il glisse dans la lettre aux siens en leur donnant mission de la recopier et de l’adresser à son destinataire, porte en en-tête la mention : Roche, le… sans date. Rimbaud laisse à sa famille le soin de la dater du jour où elle sera postée. Mais pourquoi Roche, où il n’est pas ? Pourquoi pas Aden, où il est ? Il y a une raison à cela. Ce n’est pas le Rimbaud d’Aden en personne qui commande. Pas plus qu’il ne paie directement le vendeur. L’argent transitera par la famille. Plus exactement, Rimbaud demandera à « la maison de Lyon », qui est la maison mère de la Compagnie Viannay et Bardey, d’envoyer une somme de 100 francs aux siens, lesquels paieront les livres. Il se chargera, de son côté, de rembourser directement « la maison » dès qu’il sera en possession du reçu attestant que la somme a bien été versée. 

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Rimbaud est pressant et… pressé. Il exige de M. Lacroix une réponse « dans le plus bref délai », les ouvrages commandés « devant être expédiés à une personne qui doit partir de France dans quatre jours ». Qui ? Personne ! puisque dans le même temps, Rimbaud ordonne à sa famille de lui expédier le paquet…

Rimbaud veut comme toujours que tout aille vite. Donc, pour faire accélérer les choses, il ment. Personne en partance de France n’attend les livres demandés. Un libraire parisien reçoit commande d’une douzaine d’ouvrages qu’il doit adresser à un certain Rimbaud domicilié dans un hameau des Ardennes. Point. Saura-t-il jamais qu’il s’agit d’Arthur Rimbaud, le poète maintenant explorateur en Abyssinie ?

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Traité sur les puits artésiens ou sur les différentes espèces de terrains dans lesquels on doit rechercher les eaux souterraines

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La géographie rimbaldienne est complexe. Elle est un tissu dont tous les fils sont reliés entre eux. Au gré de ses déplacements, l’araignée tisse sa toile. Entre le poète et l’explorateur, il n’y a pas de rupture. Que l’on soit à Aden, Londres, Harar, Roche, Bruxelles ou Charleville, c’est le même fil que l’on tire. La même vie que l’on suit dans ses méandres. Comme un fleuve. Pas si impassible.

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Creuser (la terre). Forer. Trouer le désert. Percer (le mystère). Ce que Rimbaud cherche, le sait-il lui-même ? Quand on cherche l’inconnu, on ne sait pas ce qu’on cherche. Ce n’est pas qu’une affaire de mots. C’est aussi une histoire de pelletées de terre que l’on retourne. « La main à plume vaut la main à charrue ». 

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La lettre du 2 novembre 1880 comprend deux listes de livres. La première, donc, à M. Lacroix par l’intermédiaire des « siens ». Voici cette liste : Traité de métallurgie ; Hydraulique urbaine et agricole ; Commandant de navire à vapeur ; Architecture navale ; Poudres et salpêtres ; Minéralogie ; Maçonnerie ; Livre de poche du charpentier. Hors liste, il ajoute Instruction sur l’établissement des scieries. Il se renseigne en outre – parce qu’on le lui a demandé – sur les prix d’un ouvrage ayant trait aux Constructions métalliques et d’un autre (« complet ») sur « toutes les Matières textiles » qui devra – celui-là seulement – être expédié. 

La deuxième liste concerne la librairie Roret, sise à Paris, rue de Hautefeuille, et célèbre pour sa collection de manuels au format de poche vendus à un prix tout à fait accessible pour l’époque. La famille devra s’adresser directement au libraire (pas de deuxième lettre dans la lettre cette fois). Voici la liste : Manuel du charron ; Manuel du tanneur (Rimbaud insiste : « j’ai surtout besoin du Tanneur ») ; Le parfait serrurier ; Exploitation des mines ; Manuel du verrier, du briquetier, du faïencier, potier etc…, du fondeur en tous métaux, du fabricant de bougies

Ce n’est pas tout. A un certain M. Arbey, constructeur, cours de Vincennes à Paris, la famille doit demander l’Album des scieries agricoles et forestières. A M. Pilter, quai Jemmapes, le catalogue illustré des machines agricoles. 

Un peu plus loin : « Demandez le Catalogue complet de la Librairie de l’Ecole centrale, à Paris ». Et, enfin : « Ajoutez au paquet le Manuel de télégraphie, le petit menuisier et le peintre en bâtiments ». 

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Ceci encore (à la librairie Roret) : un guide de l’armurier. Il y a une explication à cette requête, que Rimbaud donne lui-même. Dans son voyage jusqu’à Harar, il va transporter « une forte somme d’argent ». Or le pays n’est pas sûr. « Il va sans dire qu’on ne peut aller là qu’armé ». Rimbaud ne connaît rien aux armes. S’y connaîtra-t-il vraiment un jour ? En novembre 1880, un Guide lui est nécessaire pour se faire une idée. Pour savoir.

Rimbaud n’aime pas ne pas savoir. C’est pourquoi il cherche. Dans le monde comme dans les livres. Rimbaud creuse. Poète, il cherchait à faire ce qui n’avait jamais été fait. A voir ce qui n’avait jamais été vu. « Je travaille à me rendre voyant » (lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871). Explorateur, il cherche à approcher ce qui ne l’a jamais été. Trouver une route pour le commerce, de l’eau dans le désert, des armes pour un roi, trouver une langue qui n’a jamais encore été ni parlée ni écrite, c’est tout comme. Quand la soif de chercher vous taraude, il y a quelque raison de s’intéresser à l’art des puisatiers et de sonder les eaux souterraines.

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Source : Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition d’Antoine Adam, Bibliothèque de la Pléiade. 

25 octobre 2020-12 janvier 2021

« Par les mots mêmes »

« Ce que j’écris n’est pas écrire mais se préparer à écrire ». Paul Valéry. Histoire d’un écrivain qui place désormais son travail hors du champ propre à la littérature.

Ecrivain hors champ. 

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Dans les ténèbres, le poème, en sondant l’indicible mystère, ouvre un horizon. Nous devons, pour lui survivre, dépasser – dépecer ? – notre être-au-monde. 

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Fragments de mes jours. « Ce recueil contient la substance d’une sorte d’album que j’ai formé naguère de fragments très divers (…)» 

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Chez Valéry, l’incessante tension entre la forme poétique, l’architecte et la musique. La tension du poème tient à son rythme qui le détache du monde et en fait un objet en soi, ne devant qu’à lui-même d’être ce qu’il est. 

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La poésie recueille les dernières gouttes d’un silence entrevu dans les rayons ultimes du jour. La poésie est crépusculaire, lumineusement. 

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[Après une lecture de poèmes de Album de vers anciens

Vous avez emporté la trace de votre passage sur un chemin qui vous désignait comme l’héritier d’un songe dont vous persistez à nier la grandeur. 

L’humilité souvent manque pour entendre la voix du monde.

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« Ecrire – pour se connaître – et voilà tout ».

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« Par le mélange de mots très ordinaires, l’écrivain sait accroître le monde exprimé ». 

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« Profiter de l’accident heureux ». Dans ce fragment extrait du Cahier IV, Paul Valéry entend que l’écrivain s’inscrive dans la chaîne des mots. Qu’il soit à l’écoute des mots sous les crissements de sa plume et qu’il leur accorde la possibilité du jaillissement. 

« L’écrivain véritable abandonne son idée au profit d’une autre qui lui apparaît en cherchant les mots de la voulue, par les mots mêmes ». 

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Laisser les mots se parler. Etre attentif à ce qu’ils se racontent. A l’écoute.

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« Je ne veux pas écrire ce qui ne m’étonne pas ». 

Se laisser, donc, étonner par les mots mêmes. Comme le peintre les couleurs, le musiciens les notes… Apprendre à leur appartenir. 

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« Sens et son ». Il y a, dans le mot – le for intérieur du mot – un lien intime entre ces deux pôles. La tâche du poète consiste à trouver ce lien et à le faire vibrer afin de provoquer sa résonance. (C’est cette résonance qui fait le poème). 

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« Par le mélange de mots très ordinaires, l’écrivain sait accroître le monde exprimé ». 

C’est l’effet de résonance qui crée cet accroissement. Le poète fabrique un objet qui le dépasse. Le poème est toujours plus grand que les mots qui le composent. 

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Ecriture et réalité – Ecrire parfois conduit à rendre les choses (écrites) plus existantes (vivantes) qu’elles ne sont dans la réalité. 

« Ecrire : vouloir donner une certaine existence, une durée continuée, à des phénomènes du moment. Mais peu à peu, par le travail, ce moment même se fausse, s’orne, se fait plus existant qu’il n’a jamais pu l’être ». 

L’écriture produit du vivant. 

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Ecrire fabrique du temps. 

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« Tout le donné est fraction, commencement, insuffisance ». 

Le monde nous est donné par fragments ou séquences. Bribes qu’il s’agit de recueillir puis d’assembler en vue de créer un réel éphémère et singulier. Tâche de l’écrivain. 

Le mot en soi n’est pas la lumière. Il n’est qu’une faible et lointaine manifestation de cette lumière. Parcelle infime de lumière arrachée à l’obscur.

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Source : Paul Valéry, Cahiers & Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.

25 octobre – 28 novembre 2020  – 13 décembre 2022