Mois : septembre 2022

Feuilleter le temps

plus vaste artificiel immense modèle jeu vrai faux texte contrarié la liberté d’aimer la vérité sauf Rimbaud plus intime petites choses au collège le grand tac au tac des livres d’action répliques d’une traite brève dans une langue aisée rythmique mesure libre exercice de détente dilemme figures humaines pas humaines retravaillées toujours à l’iPad mini je ne me souviens plus très bien fin avril petite esquisse brute première scène attaque l’automne consistance même chaleur (le droit imprescriptible de la fiction) je ne me souviens plus très bien vécu d’artiste fictionneur les choses pas y aller voir mettre la main

par moment vivre

apercevoir l’immédiateté incessante illusion du présent rêver la chose que l’on voit comme le Sphynx écrire en langue & feuilleter le temps

(avec Pierre Guyotat)

-o-


une langue aisée rythmique mesure libre

-o-

« La fille se désenlace du python, le porte à deux poings, en fait passer la tête entre la cuisse du petit et le cou du cadet, repose le reste du reptile sur l’épaule droite du cadet, la queue pendant sur le devant du corps, puis rejoint l’aîné et se presse contre lui. De l’aîné sort une voix plus basse que la sienne, son ventre s’anime : la voix, accompagnée d’un mouvement du doigt levé, signifie, dans le même dialecte, ce que chacun sait ; du vent, de terre et de mer, de dessous les bâches, entre les pitons, couche les fumées sur la scène ; l’aîné – d’où les sort-il – lance les boules de couleur aux mains de ses frères qui jonglent avec : la tête du python suivra-t-elle l’évolution des boules dans le vide ? les boules accélèrent, la fille elle-même les intercepte et les relance ; de son ventre sort vers sa bouche une voix qu’elle ramasse de toutes les décharges et couches publiques ; le python alors, dont le cadet, tout en relançant les boules, pince très fort la queue, laisse sortir sa langue dans le reste de lumière secouée et les fumées accrues ; une boule rouge vole que la bouche de la fille, fardée de rose, intercepte, fait rouler sur le fil de ses lèvres puis d’un souffle la rejette au-devant d’elle dans l’obscurité. Les enfants crient : au moins savent-ils de peu que la pomme doit être mangée ; sinon, pour les adultes, à quoi bon ce tourment d’âge en âge ? Mais ne pourrait-on pas rester dans cette attente, dans ce jeu, vivre selon ce jeu ? Avant même la Faute qui est comme l’orgasme il y a ce suspens du Monde, du sort humain, ce quadrilogue Dieu, le Diable, Adam, Eve ».

Pierre Guyotat (Arrière-fond)

de sorte que

à quelle heure ton train ? il s’en moque, ne répond pas, balbutie dix-huit heures vacille, puis reprend, laisse tomber, ramasse les sagaies des indiens pâles roulent en rolls sur l’asphalte déserte & toi, tu en es où ? j’ai fait mille choses tu n’imagines pas ma vie, un chaos un désert une friche tu es toujours avec ? tu parles, m’a plaqué comme les autres, des foutus en sortant, après trois verres,

trois, les ai comptés j’te dis, buté sur la roue d’une trottinette abandonnée au sol, jetée à terre une vulgaire je sais pas moi t’imagines ? comme si on te laissait là un chiffon une poupée froissée aux mains de la populace p’tain je roule en rolls jusqu’au fin fond du désert moi pas la peur au ventre juste dessous là où ça fait mal quand on coupe la langue pas la peur on en reparle

à quelle heure ton train ?

artiste fictionneur

9 février 2020-20 janvier 2021

Dans « l’agilité de la lumière »

Construite sur les ruines d’un ancien oppidum, la Cité de Carcassonne, du temps de sa splendeur médiévale, en imposait au visiteur avec ses tours et les hautes murailles de son enceinte, encore unique à l’époque. L’auteur de la Chanson de la croisade albigeoise est visiblement impressionné par la forteresse lorsqu’il écrit : « La ville est imprenable (…) la ville est bien gardée ». 

Elle n’effraya pourtant pas les soudards conduits par le légat du pape Arnaud Amaury et Simon de Montfort. Nous sommes en 1209. C’est l’été. Devant l’avancée des croisés qui empruntent la vallée du Rhône pour pénétrer en Languedoc, Montpellier baisse pavillon sans combattre. Le 22 juillet, Béziers est saccagée et ses habitants massacrés. « Dans Carcassonne on fourbit les cuirasses », poursuit la Canso. On se bat le 3 août sur les berges de l’Aude. Les Français – comme Charlemagne avant eux – mettent le siège sous le rempart. La chaleur, le manque d’eau, ont bientôt raison de toute résistance. Trencavel paie au prix fort la fougue de sa jeunesse. Il meurt comme un gueux dans sa propre prison. « On sait que les corbeaux sont de mauvais présage ».

S’ensuit pour les populations locales une période de répression dirigée contre de prétendus hérétiques. L’Inquisition allait devenir sur les terres d’Occitanie une machine infernale au service d’une guerre idéologique. A Carcassonne, on enchaîne, on torture, on brûle. La terreur règne alors partout dans le pays. Elle laissera des traces indélébiles dans la mémoire collective. La philosophe Simone Weil, qui s’était intéressée à la spiritualité des cathares occitans, a pris la mesure de la blessure infligée aux hommes et femmes de ce temps : « Personne ne peut avoir l’espoir de ressusciter ce pays d’Oc. On l’a, par malheur, trop bien tué ». 

-o-

Un tableau garde mémoire de ces années noires. Intitulé La délivrance des emmurés de Carcassonne et conservé au musée des Beaux-Arts de la ville, il a été réalisé en 1879 par Jean-Paul Laurens (1838-1921). Peintre d’origine toulousaine, cet artiste avait suivi ses études à l’école des Beaux-arts de Toulouse puis à Paris. Les historiens de l’art le classent parmi les peintres « pompiers ». Très célèbre en son temps, ami de Rodin, de Victor Hugo, de Puvis de Chavanne, il excella dans les compositions historiques et l’art décoratif ainsi qu’en témoignent les œuvres conservées dans les salles prestigieuses du Capitole de Toulouse.  

Jean-Paul Laurens (1838-1921) :
La délivrance des emmurés de Carcassonne
(musée des Beaux-Arts de Carcassonne)

La délivrance des emmurés présente en son angle supérieur gauche, au second plan, une architecture militaire qui rappelle sans équivoque la Cité de Carcassonne dans sa version restaurée par Viollet-le-Duc. Au premier plan est représenté Bernard Délicieux, un franciscain connu pour s’être opposé à l’Inquisition et avoir défendu des cathares. On le voit adresser un geste d’apaisement au peuple accablé par les sévices auxquels les soumet une Eglise romaine intolérante et résolue à imposer son dogme par tous les moyens. 

Sous le pinceau de Jean-Paul Laurens, la Cité est transfigurée en personnage du récit historique dont elle a été le témoin contristé. Dans le tableau, elle apparaît en surplomb. Elle domine la scène qui se déroule au pied du rempart, lequel veille sur le bras de l’Aude et la ville moderne en voie d’expansion depuis qu’en 1247, Saint-Louis a autorisé ici la construction d’une bastide. 

En détaillant le tableau, une question toutefois vient à l’esprit :  pourquoi Jean-Paul Laurens n’a-t-il pas consacré à la Cité la totalité de la partie supérieure de sa composition ? N’aurait-il pas ainsi exalté la toute-puissance de l’architecture, impressionnante par la masse compacte de sa structure ? Il l’aurait peinte dans sa majesté, telle que la découvrirent les croisés de 1209 et telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui encore aux hordes de touristes. 

Il faut croire que le peintre ne veut pas montrer cette forteresse-là. Peu lui chaut de mettre en scène une masse écrasante, froide et sans vie. Ce qui l’intéresse, c’est le regard du spectateur dont il cherche à modifier la portée. En le contenant dans l’espace délimité d’un cadre – comme un tableau dans le tableau – l’artiste parvient à rompre avec le caractère militaire et guerrier du monument dans le but de lui conférer une autre dimension. 

Mais alors, sur quel horizon ouvre cette fausse fenêtre percée dans le mur qui sert de toile de fond au tableau ? Tout se passe comme si, soudain, la forteresse apparaissait inaccessible, idéalisée dans sa forme remaniée qui n’a plus grand-chose à voir avec son état militaire antérieur. Revisitée par l’œil de l’artiste dont le geste créatif s’apparente à une forme de réappropriation, la cité féodale se transforme ici en cité idéale, silhouette romantique exaltant un passé d’autant plus glorieux qu’il fut vaincu, ainsi qu’en témoignent ces emmurés que quelques hommes s’apprêtent à délivrer en détruisant un mur de pierre sous la conduite d’un religieux rebelle à l’autorité de ses pairs. 

En perdant son statut de château fort au pied duquel jouèrent longtemps les enfants de la Trivalle armés d’épées en bois de fortune, la Cité, en cette fin de XIXe siècle marquée par les derniers feux du romantisme, participe du récit mythique qui transcende sa propre histoire et lui confère une dimension universelle. Elle devient par là même une source d’inspiration pour des générations d’artistes, qu’ils s’expriment par l’écriture, la peinture ou le cinéma.  

-o-

L’histoire de la peinture occidentale nous enseigne que la cité – d’abord commerçante et bientôt industrieuse – grandit dans l’espace du tableau à proportion de son développement conduisant à l’avènement d’une société urbaine dominée par la bourgeoisie. La ville s’efface peu à peu de l’arrière-plan où elle symbolisait une Jérusalem imaginaire pour occuper toute la composition et accéder au statut de sujet. Dans son Art de peindre de 1760, le critique d’art Claude-Henri Watelet nomme « vue » le portrait d’un site réalisé d’après nature. C’est une époque où les « vues » de villes se multiplient dans la peinture. Des artistes comme Canaletto et Gabriel Bella à Venise ou Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet dans le Paris du XVIIIe siècle porteront le genre à un haut degré de perfection. 

La Cité de Carcassonne n’emprunte pas tout à fait le même chemin pour la raison que sa restauration par Viollet-le-Duc, opérée entre 1845 (pour la basilique Saint-Nazaire) et 1902 (pour l’achèvement des rénovations de l’enceinte extérieure), a pour conséquence de la figer dans une intemporalité. Contrairement aux villes dont l’architecture évolue au rythme de leur développement, le monument est fixé une fois pour toutes. Seule la lumière est susceptible d’introduire une variation dans son traitement pictural, ainsi que le montrera Claude Monet avec sa série des Cathédrales de Rouen

Au milieu du XIXe siècle, la forteresse carcassonnaise n’incarne déjà plus la résistance à l’oppresseur comme la considérait la Chanson de la croisade des Albigeois. Elle est désormais érigée au rang de « monument historique », mention qui apparaît pour la première fois en 1819 dans le budget du ministère de l’Intérieur tandis que la première liste officielle des bâtiments labellisés sera établie en 1840. Le 7 décembre 1997, son inscription au patrimoine mondial de l’Humanité parachève sa reconnaissance en tant que symbole d’une identité perdue dont le caractère universel s’affirme à travers des formes d’expressions artistiques ne posant aucune limite à leur inspiration. 

Dès 1982, avec ses tissages de cordes et de toiles de jute accrochés aux remparts, l’artiste catalan Josep Grau Garriga, bousculant les conventions, avait poussé le monument vers sa modernité artistique. C’est peu dire que cette « installation » fit débat dans le landernau local ! Un débat à la hauteur de l’attachement des Carcassonnais à « leur » Cité, fut-elle appelée quelques années plus tard à devenir propriété de l’humanité tout entière. 

-o-

Un homme est à l’origine de la transformation spectaculaire de l’ancienne forteresse en « monument ». En 1835, Prosper Mérimée qui fut, sous d’autres identités, l’un des artisans de la révolution romantique, entreprend de publier ses Notes d’un voyage dans le midi de la France. L’auteur de la nouvelle dont s’inspira Bizet pour son opéra Carmen, maintes fois représenté au festival de la Cité, vient d’effectuer cette tournée au titre d’inspecteur général des monuments historiques, fonction qu’il occupe depuis 1834. La mission qui lui est confiée sous la monarchie de Juillet consiste à recenser « nos antiquités nationales » et provoquer un « nouvel examen » de leur intérêt archéologique à des fins patrimoniales. C’est à ce moment que la Cité de Carcassonne, comme tant d’autres sites, entre dans une nomenclature constitutive d’une mémoire collective. Si avec ses Notes, Prosper Mérimée espère « être de quelque utilité aux personnes qui visiteraient (ces) lieux », l’inventaire qu’il dresse ouvre grandes les portes à une réappropriation par le peuple de sa propre histoire. 

Depuis ce temps, l’attrait pour les « vieilles pierres » ne s’est jamais démenti. Il n’est que de constater le succès des journées du Patrimoine et la fréquentation exponentielle des hauts lieux historiques de l’Hexagone pour s’en persuader. Pourquoi les artistes auraient-ils échappé à ce phénomène de fascination ? 

-o-

Si Prosper Mérimée avait déjà distingué « deux villes à Carcassonne », cent-cinquante ans plus tard, dans le texte du livre Carcassonne d’heureuse rencontre dont il partage la réalisation avec l’historien et collectionneur Henri Alaux, René Nelli tranche : « Tout le monde sait qu’il existe deux Carcassonne : la Cité et la ville-basse. L’une est dans la légende, l’autre dans le département de l’Aude ». Prosper Mérimée délaisse « la ville moderne (qui) ne présente rien de remarquable » pour se concentrer sur l’intérêt archéologique de la Cité aussi nommée « vieille ville ». Mais l’inspecteur s’arrête là. Seule l’occupe la description méticuleuse de ce qu’il voit. Il veut être « la cause que la vérité se découvre ». René Nelli écrit et réfléchit en poète. Derrière les épaisses murailles, les échauguettes et autres meurtrières, c’est le langage secret des pierres qui l’attire. Les murs, c’est bien connu, ont des oreilles. Pourquoi resterions-nous sourds à ce qu’ils nous racontent ?

« Tout le monde sait qu’il existe deux Carcassonne : la Cité et la ville-basse. L’une est dans la légende, l’autre dans le département de l’Aude »
René Nelli, in Carcassonne d’heureuse rencontre.

Au mitan du XIXe siècle, Prosper Mérimée forge la notion de monument historique. A Carcassonne, profitant de cette dynamique, l’archéologue Jean-Pierre Cros-Mayrevieille entreprend de sauver ce qu’il peut de la forteresse ruinée. Il ouvre la voie à la restauration qu’entreprendra bientôt l’architecte Viollet-le-Duc. Sans doute est-il plus juste de parler en l’occurrence de transformation que de restauration. Car Viollet-le-Duc ne se limite pas à une restitution du monument dans son état originel supposé. Il réinterprète l’architecture pour lui conférer un tout autre statut. La Cité telle que la connaîtra le XXe siècle est donc plus qu’un monument en tant que reconstitution fidèle d’un passé glorieux. C’est devenu un décor dont l’envers caricatural sera la carte-postale. Restons-en donc au décor. Et qu’advienne le rêve…

-o-

L’exposition Carcassonne, ville d’art et d’artistes montre le puissant attrait exercé par la Cité sur des peintres et sculpteurs qui ont trouvé dans leur environnement quotidien les sources de leur inspiration.

André Blondel est arrivé à Carcassonne dans de sombres circonstances. Shaye Blonder de son vrai nom était un juif d’origine polonaise. Formé à l’académie des Beaux-Arts de Cracovie, il poursuivit sa formation à Paris grâce à une bourse obtenue en 1937. Pour les raisons qu’on imagine, il ne reverra jamais son pays natal. Quand la guerre éclate en 1939, il s’engage dans l’armée polonaise de France. Démobilisé en juin 1940 à Toulouse, il se cache dans un premier temps à Aix-en-Provence grâce au soutien des premiers réseaux de résistance. Et lorsqu’en novembre 1942, l’armée allemande envahit la zone sud, Shaye Blonder trouve refuge dans la Montagne Noire où il prend le nom d’André Blondel après avoir épousé Louise Bonfils.

En 1943, il s’installe à Carcassonne où il demeurera jusqu’en 1948, non sans effectuer quelques escapades du côté de Sète et du Roussillon. Le peintre qui se lia d’amitié à Paris avec Pinchus Krémègne et Chaïm Soutine, fréquente la chambre du poète Joë Bousquet.  Dans ses toiles carcassonnaises, il donne libre cours à son style vif, hérité de l’avant-garde des années 30 et de l’école de Cracovie. On lui doit des toiles représentant entre autres les boulevards de la ville-basse, les rives du Canal du Midi et la Cité. Il est également l’auteur de portraits de Joë Bousquet. 

-o-

« Il faisait clair ce matin sur la Cité. Les corneilles volaient haut sur les pignons d’ardoise et leurs cris semblaient traverser l’espace avec l’agilité de la lumière, tant l’air était pur. Tout avait l’éclat du cristal, sa netteté ; mais aussi sa transparence. Là-bas, vers le Sud, les Pyrénées élevaient leurs crêtes vives, rendues si proches qu’on voyait étinceler la neige rose dans le matin. Les terres d’Aude vibraient d’un étrange frémissement dans le paysage irréel (…) Et je songeais à l’étonnement enfantin de la terre, à cette puissance miraculeuse d’oubli, qui sans cesse introduit l’espérance au cœur des êtres, à cette surprise qui fait revivre (…) la fable de l’éden ». 

Ainsi parle Jean Ballard en 1943. Le directeur des Cahiers du Sud signe sous le titre Soirée languedocienne, entretiens dans la Cité, le texte qui clôt le numéro spécial de la revue consacré au Génie d’Oc dont il a confié la direction à Joë Bousquet. Le « colloque » dont il sera question dans ces pages s’était déroulé chez Pierre et Maria Sire, au cœur même de la Cité qui se trouvait soudain à l’épicentre d’une vie intellectuelle dont on mesure sans peine l’intensité. 

Combien – peintres, poètes, philosophes, hommes et femmes de lettres, cinéastes – furent éblouis par « les crêtes vives » des Pyrénées, « la neige rose », combien ressentirent jusque dans les profondeurs de leur corps « l’étrange frémissement » d’un « paysage irréel », combien furent sensibles à « l’étonnement enfantin de la terre » ? Et aujourd’hui encore, combien d’anonymes cherchent à retrouver dans leur palette ou les mots de leurs poèmes « cette puissance miraculeuse d’oubli qui introduit l’espérance au cœur des êtres » ? 

Le voilà, le génie du lieu, pour le dire avec Michel Butor, tel que l’a exprimé le poète François-Paul Alibert qui voyait en la Cité une nouvelle Acropole. « Ce n’est pas la mort que j’ai rencontrée sur cette Terre d’Aude » écrivait-il, « c’est une aspiration perpétuelle, inconsciente ou réfléchie, vers la vie, vers l’action et vers l’être ». On ne saurait mieux formuler ce « vœu de vivre » que l’artiste cherche à exprimer à travers sa vision ontologique du monde, entre « l’éclat du cristal » et « l’agilité de la lumière ». 

-o-

La version originale de ce texte a été publié dans le catalogue de l’exposition Carcassonne, ville d’art et d’artistes présentée du 29 novembre 2019 au 5 avril 2020 au musée des Beaux-arts de la ville de Carcassonne.

Sources : La chanson de la croisade albigeoise, adaptation de Henri Gougaud, Le livre de Poche ; Simone Weil, En quoi consiste l’inspiration occitanienne, in Le génie d’Oc et l’homme méditerranéen, Cahiers du Sud, 1943 ; Prosper Mérimée, Notes d’un voyage dans le midi de la France, 1935, Hachette-BNF ; René Nelli et Henri Alaux, Carcassonne d’heureuse rencontre, Edisud, 1980 ; François-Paul Albert, Terre d’Aude, coédition Atlantica et Garae-Hésiode, 2001.

Un « coudoiement passionné »

En 1939, paraît aux éditions du Tambourinaire, 186 rue du faubourg Saint-Honoré à Paris, sous le patronage de la Compagnie Française Thomson-Houston et de la Société des Etablissements Ducretet, un ouvrage intitulé Maurice Ravel par quelques-uns de ses familiers, en hommage au compositeur décédé le 28 décembre 1937. Le livre, quatrième de la Collection Musicale de cet éditeur, a été réalisé sous la direction de Roger Wild, peintre, illustrateur, hispanophile, amateur de corridas et probablement de musique. Y sont rassemblés des textes de Colette, Maurice Delage, Léon-Paul Fargue, Hélène Jourdan-Morhange, Tristan Klingsor, Roland Manuel, Dominique Sordet, Emile Vuillermoz et Jacques de Zogheb. 

-o-

Léon-Paul Fargue y décrit le « cercle de tendresse » qui entourait le compositeur. « Il était de nos randonnées parisiennes, de nos cafés, de nos emportements, de nos manies ». Dans un « coudoiement passionné », « les idées heurtaient les sensations ». Un coudoiement, des idées, des sensations, comme ils y allaient à l’époque ! Le groupe passait ses soirées à heurter des sensations dans les coudoiements du Bœuf sur le toit, célèbre cabaret parisien. Pour Fargue, l’œuvre de Ravel porte la marque d’une « certaine perfection ». Il avait, dit le poète, « la passion d’offrir au public des œuvres finies » comme « on peut dire d’une chose, d’un poème, d’un roman, d’une toile, d’un jardin, d’un amour ou d’une cérémonie que ces événements ou ces drames sont finis ». Le goût des œuvres « polies jusqu’au degré suprême ». Quand il aime, Fargue perd le sens de l’économie : une chose, un poème, un roman, une toile, un jardin, un amour. Des drames. Le tout poli, ouvragé, usiné, serti. Jusqu’à cette perfection qu’à défaut d’atteindre on représente. Ce que j’aime chez Fargue, c’est le phylum : chose, poème, roman, toile. Il aurait rajouté pièce (stücke), fantaisie, sonate, concerto, symphonie et tout y était. Tout en un. De la chose à sa composition.  

-o-

Colette, Madame Colette, qui avait donné à Ravel, sur l’insistance de Jacques Rouché, le livret de L’enfant et les sortilèges a patienté cinq ans avant de voir l’œuvre achevée. Cinq ans, cela paraît une éternité. Pas pour Ravel qui sait ce que l’on peut faire du temps quand on le prend. Colette, qui témoigne de « cheveux blancs et cheveux noirs mêlés », lui prête des « mains délicates de rongeur » – c’est étrange tout de même, des mains de rongeur, pour un pianiste – n’a d’yeux que pour « son regard d’écureuil », Colette qui se souvient de « Ravel farouchement enfermé au sein de son travail, évasif, silencieux » se demande si elle a vraiment connu son « collaborateur illustre ».

Qui peut dire qu’il a réellement connu Ravel ? 

-o-

Maurice Ravel par ses familiers

-o-

Il y a un mystère Ravel. Il y a aussi un mystère Rouché. Natif de Lunel, Jacques Rouché brilla à Polytechnique, fut nommé commissaire de l’exposition universelle de 1889. Décoré de la Légion d’honneur à 27 ans, il se passionne pour le théâtre et l’opéra. Son mariage avec l’héritière des parfums Piver fait de lui un parfumeur. De La grande revue, publication juridique dont il devient propriétaire en 1907, il fait une revue culturelle au sommaire de laquelle se pressent André Gide, Gabriele d’Annunzio, Georges Bernard Shaw, Jean Giraudoux, Jules Renard, Alain-Fournier, André Suarès… Un certain Léon Blum y partage la rubrique théâtre avec Jacques Copeau. Gaston Doumergue signe les articles politiques. En novembre 1913, lors de sa nomination à la direction de l’Opéra de Paris, le landernau grince des dents. Le landernau devra supporter pendant trente ans cet énergumène qui a dépensé une fortune – 22 millions de franc or – pour maintenir le navire à flot et, au sortir de la grande boucherie, ouvert les portes de Garnier à la fine fleur de la nouvelle vague musicale : Auric, Debussy, Honegger, Fauré, Milhaud, Poulenc, Enesco, Falla, Prokofiev, Puccini, Richard Strauss, Stravinsky et bien sûr Maurice Ravel. 

-o-

Un dimanche soir de 1909, Maurice Ravel écrit à Jean Marnold. « Excusez-moi : au milieu du chassé-croisé de gratulations et d’invitations j’avais oublié que demain soir je dois être chez Delage. Il présente à la Nationale le surlendemain un poème symphonique. Nous devons le travailler avec Schmitt et Chadeigne. C’est important, vous comprenez… »

Jean Marnold, de son vrai nom Georges Jean Morland, était un homme de lettres, musicologue et traducteur. Il avait notamment signé avec son frère Jacques Morland la traduction française de L’origine de la tragédie de Nietzsche. C’était un proche de Maurice Ravel. 

Maurice Delage était compositeur, ami et disciple de Ravel, membre comme lui du groupe des Apaches. La pièce musicale dont il est question ici est un poème symphonique intitulé Conté par la mer qui a été refusé par le comité de la Société nationale de musique fondée en 1871 par Camille Saint-Saëns dans le but de promouvoir des œuvres nouvelles. 

Félicien Chadeigne était compositeur et chef d’orchestre. 

Florent Schmitt, compositeur traversé par des traits de génie, a écrit pas moins de cent quinze pièces pour le piano. Mais c’était aussi une ordure qui trouvait qu’il y avait déjà assez de mauvais musiciens dans le Reich pour qu’on s’encombre en plus avec des juifs allemands. Son « Vive Hitler » lancé lors de la représentation parisienne d’une opérette de Kurt Weill, le 26 novembre 1933, et sa participation active au groupe Collaboration lui valurent quelques déboires. A la Libération, sa musique fut interdite pendant un an. Comme on s’arrange. Triste dimanche. 

-o-

Pendant ce temps, Ravel se rit des mots. Aucun dictionnaire de la langue française ne connaît « gratulations ». 

23 mai 2020

L’odeur du jasmin

qu’est-ce qui était devenu si peu lisible dans les yeux des passants, les âmes sensibles, les regards de terres hautes, les merveilles toujours parmi les friches tandis que Mona Lisa se préparait en silence pour un long voyage 

-o-

ce geste si naturel, anodin, déconcertant à force de banalité, voici qu’il redevient l’indispensable, le vital, rendant au corps sa motilité, le moyen de se déployer, d’occuper l’espace par sa mise en mouvement, 

voici que quelques-uns, plutôt le matin mais ce pourrait être à tout autre moment, se croisent à distance, craintifs et soupçonneux, s’écartant de l’inconnu, passant outre,

je me dis 

quand tout cela sera terminé, les déambulations erratiques de visages masqués, il faudra réapprendre le bruissement du vent dans un arbre, la ville, nos facultés olfactives à l’approche d’un mimosa 

-o-

visages de femmes feuillages, corps
et palmes sans visage

(sculpture d’Apel.les Fenosa – exposition Centre Joe Bousquet et son temps – Carcassonne – 2010)

-o-

avec Proust dans le cabinet de repos de l’oncle Adolphe, lequel, « quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et Ancien Régime, qui fait rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés » 

avec Rimbaud, à Roche où les Cuif possédaient une ferme détruite pendant l’enfer de la Grande Guerre

ce qu’il faut rendre à la terre mais en vue de quoi au juste ? Le négoce ? Les trafics ? L’Amérique ? La photographie ? Les femmes ?

-o-

avec Fenosa, matières, argile, glaise, et d’entre toutes première la terre, corps de feuillages, femmes sans visage, palmes, mains façonnant le fragile, 
je sculpterai aujourd’hui
bras au ciel, mains ouvertes, 
l’odeur du jasmin

ou voix céleste, gambe, bourdon, flûte, nazard, doublette, piccolo, celui qui mange ma chair, lointain, et boit mon sang, extatique, demeure mystère, très legatissimo, comme une entaille, méditative et sobre, buste offert à la saignée des siècles

l’histoire d’un recommencement

février-mars 2010, 25 mars 2020-16 janvier 2021 –