Dans « l’agilité de la lumière »

Construite sur les ruines d’un ancien oppidum, la Cité de Carcassonne, du temps de sa splendeur médiévale, en imposait au visiteur avec ses tours et les hautes murailles de son enceinte, encore unique à l’époque. L’auteur de la Chanson de la croisade albigeoise est visiblement impressionné par la forteresse lorsqu’il écrit : « La ville est imprenable (…) la ville est bien gardée ». 

Elle n’effraya pourtant pas les soudards conduits par le légat du pape Arnaud Amaury et Simon de Montfort. Nous sommes en 1209. C’est l’été. Devant l’avancée des croisés qui empruntent la vallée du Rhône pour pénétrer en Languedoc, Montpellier baisse pavillon sans combattre. Le 22 juillet, Béziers est saccagée et ses habitants massacrés. « Dans Carcassonne on fourbit les cuirasses », poursuit la Canso. On se bat le 3 août sur les berges de l’Aude. Les Français – comme Charlemagne avant eux – mettent le siège sous le rempart. La chaleur, le manque d’eau, ont bientôt raison de toute résistance. Trencavel paie au prix fort la fougue de sa jeunesse. Il meurt comme un gueux dans sa propre prison. « On sait que les corbeaux sont de mauvais présage ».

S’ensuit pour les populations locales une période de répression dirigée contre de prétendus hérétiques. L’Inquisition allait devenir sur les terres d’Occitanie une machine infernale au service d’une guerre idéologique. A Carcassonne, on enchaîne, on torture, on brûle. La terreur règne alors partout dans le pays. Elle laissera des traces indélébiles dans la mémoire collective. La philosophe Simone Weil, qui s’était intéressée à la spiritualité des cathares occitans, a pris la mesure de la blessure infligée aux hommes et femmes de ce temps : « Personne ne peut avoir l’espoir de ressusciter ce pays d’Oc. On l’a, par malheur, trop bien tué ». 

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Un tableau garde mémoire de ces années noires. Intitulé La délivrance des emmurés de Carcassonne et conservé au musée des Beaux-Arts de la ville, il a été réalisé en 1879 par Jean-Paul Laurens (1838-1921). Peintre d’origine toulousaine, cet artiste avait suivi ses études à l’école des Beaux-arts de Toulouse puis à Paris. Les historiens de l’art le classent parmi les peintres « pompiers ». Très célèbre en son temps, ami de Rodin, de Victor Hugo, de Puvis de Chavanne, il excella dans les compositions historiques et l’art décoratif ainsi qu’en témoignent les œuvres conservées dans les salles prestigieuses du Capitole de Toulouse.  

Jean-Paul Laurens (1838-1921) :
La délivrance des emmurés de Carcassonne
(musée des Beaux-Arts de Carcassonne)

La délivrance des emmurés présente en son angle supérieur gauche, au second plan, une architecture militaire qui rappelle sans équivoque la Cité de Carcassonne dans sa version restaurée par Viollet-le-Duc. Au premier plan est représenté Bernard Délicieux, un franciscain connu pour s’être opposé à l’Inquisition et avoir défendu des cathares. On le voit adresser un geste d’apaisement au peuple accablé par les sévices auxquels les soumet une Eglise romaine intolérante et résolue à imposer son dogme par tous les moyens. 

Sous le pinceau de Jean-Paul Laurens, la Cité est transfigurée en personnage du récit historique dont elle a été le témoin contristé. Dans le tableau, elle apparaît en surplomb. Elle domine la scène qui se déroule au pied du rempart, lequel veille sur le bras de l’Aude et la ville moderne en voie d’expansion depuis qu’en 1247, Saint-Louis a autorisé ici la construction d’une bastide. 

En détaillant le tableau, une question toutefois vient à l’esprit :  pourquoi Jean-Paul Laurens n’a-t-il pas consacré à la Cité la totalité de la partie supérieure de sa composition ? N’aurait-il pas ainsi exalté la toute-puissance de l’architecture, impressionnante par la masse compacte de sa structure ? Il l’aurait peinte dans sa majesté, telle que la découvrirent les croisés de 1209 et telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui encore aux hordes de touristes. 

Il faut croire que le peintre ne veut pas montrer cette forteresse-là. Peu lui chaut de mettre en scène une masse écrasante, froide et sans vie. Ce qui l’intéresse, c’est le regard du spectateur dont il cherche à modifier la portée. En le contenant dans l’espace délimité d’un cadre – comme un tableau dans le tableau – l’artiste parvient à rompre avec le caractère militaire et guerrier du monument dans le but de lui conférer une autre dimension. 

Mais alors, sur quel horizon ouvre cette fausse fenêtre percée dans le mur qui sert de toile de fond au tableau ? Tout se passe comme si, soudain, la forteresse apparaissait inaccessible, idéalisée dans sa forme remaniée qui n’a plus grand-chose à voir avec son état militaire antérieur. Revisitée par l’œil de l’artiste dont le geste créatif s’apparente à une forme de réappropriation, la cité féodale se transforme ici en cité idéale, silhouette romantique exaltant un passé d’autant plus glorieux qu’il fut vaincu, ainsi qu’en témoignent ces emmurés que quelques hommes s’apprêtent à délivrer en détruisant un mur de pierre sous la conduite d’un religieux rebelle à l’autorité de ses pairs. 

En perdant son statut de château fort au pied duquel jouèrent longtemps les enfants de la Trivalle armés d’épées en bois de fortune, la Cité, en cette fin de XIXe siècle marquée par les derniers feux du romantisme, participe du récit mythique qui transcende sa propre histoire et lui confère une dimension universelle. Elle devient par là même une source d’inspiration pour des générations d’artistes, qu’ils s’expriment par l’écriture, la peinture ou le cinéma.  

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L’histoire de la peinture occidentale nous enseigne que la cité – d’abord commerçante et bientôt industrieuse – grandit dans l’espace du tableau à proportion de son développement conduisant à l’avènement d’une société urbaine dominée par la bourgeoisie. La ville s’efface peu à peu de l’arrière-plan où elle symbolisait une Jérusalem imaginaire pour occuper toute la composition et accéder au statut de sujet. Dans son Art de peindre de 1760, le critique d’art Claude-Henri Watelet nomme « vue » le portrait d’un site réalisé d’après nature. C’est une époque où les « vues » de villes se multiplient dans la peinture. Des artistes comme Canaletto et Gabriel Bella à Venise ou Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet dans le Paris du XVIIIe siècle porteront le genre à un haut degré de perfection. 

La Cité de Carcassonne n’emprunte pas tout à fait le même chemin pour la raison que sa restauration par Viollet-le-Duc, opérée entre 1845 (pour la basilique Saint-Nazaire) et 1902 (pour l’achèvement des rénovations de l’enceinte extérieure), a pour conséquence de la figer dans une intemporalité. Contrairement aux villes dont l’architecture évolue au rythme de leur développement, le monument est fixé une fois pour toutes. Seule la lumière est susceptible d’introduire une variation dans son traitement pictural, ainsi que le montrera Claude Monet avec sa série des Cathédrales de Rouen

Au milieu du XIXe siècle, la forteresse carcassonnaise n’incarne déjà plus la résistance à l’oppresseur comme la considérait la Chanson de la croisade des Albigeois. Elle est désormais érigée au rang de « monument historique », mention qui apparaît pour la première fois en 1819 dans le budget du ministère de l’Intérieur tandis que la première liste officielle des bâtiments labellisés sera établie en 1840. Le 7 décembre 1997, son inscription au patrimoine mondial de l’Humanité parachève sa reconnaissance en tant que symbole d’une identité perdue dont le caractère universel s’affirme à travers des formes d’expressions artistiques ne posant aucune limite à leur inspiration. 

Dès 1982, avec ses tissages de cordes et de toiles de jute accrochés aux remparts, l’artiste catalan Josep Grau Garriga, bousculant les conventions, avait poussé le monument vers sa modernité artistique. C’est peu dire que cette « installation » fit débat dans le landernau local ! Un débat à la hauteur de l’attachement des Carcassonnais à « leur » Cité, fut-elle appelée quelques années plus tard à devenir propriété de l’humanité tout entière. 

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Un homme est à l’origine de la transformation spectaculaire de l’ancienne forteresse en « monument ». En 1835, Prosper Mérimée qui fut, sous d’autres identités, l’un des artisans de la révolution romantique, entreprend de publier ses Notes d’un voyage dans le midi de la France. L’auteur de la nouvelle dont s’inspira Bizet pour son opéra Carmen, maintes fois représenté au festival de la Cité, vient d’effectuer cette tournée au titre d’inspecteur général des monuments historiques, fonction qu’il occupe depuis 1834. La mission qui lui est confiée sous la monarchie de Juillet consiste à recenser « nos antiquités nationales » et provoquer un « nouvel examen » de leur intérêt archéologique à des fins patrimoniales. C’est à ce moment que la Cité de Carcassonne, comme tant d’autres sites, entre dans une nomenclature constitutive d’une mémoire collective. Si avec ses Notes, Prosper Mérimée espère « être de quelque utilité aux personnes qui visiteraient (ces) lieux », l’inventaire qu’il dresse ouvre grandes les portes à une réappropriation par le peuple de sa propre histoire. 

Depuis ce temps, l’attrait pour les « vieilles pierres » ne s’est jamais démenti. Il n’est que de constater le succès des journées du Patrimoine et la fréquentation exponentielle des hauts lieux historiques de l’Hexagone pour s’en persuader. Pourquoi les artistes auraient-ils échappé à ce phénomène de fascination ? 

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Si Prosper Mérimée avait déjà distingué « deux villes à Carcassonne », cent-cinquante ans plus tard, dans le texte du livre Carcassonne d’heureuse rencontre dont il partage la réalisation avec l’historien et collectionneur Henri Alaux, René Nelli tranche : « Tout le monde sait qu’il existe deux Carcassonne : la Cité et la ville-basse. L’une est dans la légende, l’autre dans le département de l’Aude ». Prosper Mérimée délaisse « la ville moderne (qui) ne présente rien de remarquable » pour se concentrer sur l’intérêt archéologique de la Cité aussi nommée « vieille ville ». Mais l’inspecteur s’arrête là. Seule l’occupe la description méticuleuse de ce qu’il voit. Il veut être « la cause que la vérité se découvre ». René Nelli écrit et réfléchit en poète. Derrière les épaisses murailles, les échauguettes et autres meurtrières, c’est le langage secret des pierres qui l’attire. Les murs, c’est bien connu, ont des oreilles. Pourquoi resterions-nous sourds à ce qu’ils nous racontent ?

« Tout le monde sait qu’il existe deux Carcassonne : la Cité et la ville-basse. L’une est dans la légende, l’autre dans le département de l’Aude »
René Nelli, in Carcassonne d’heureuse rencontre.

Au mitan du XIXe siècle, Prosper Mérimée forge la notion de monument historique. A Carcassonne, profitant de cette dynamique, l’archéologue Jean-Pierre Cros-Mayrevieille entreprend de sauver ce qu’il peut de la forteresse ruinée. Il ouvre la voie à la restauration qu’entreprendra bientôt l’architecte Viollet-le-Duc. Sans doute est-il plus juste de parler en l’occurrence de transformation que de restauration. Car Viollet-le-Duc ne se limite pas à une restitution du monument dans son état originel supposé. Il réinterprète l’architecture pour lui conférer un tout autre statut. La Cité telle que la connaîtra le XXe siècle est donc plus qu’un monument en tant que reconstitution fidèle d’un passé glorieux. C’est devenu un décor dont l’envers caricatural sera la carte-postale. Restons-en donc au décor. Et qu’advienne le rêve…

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L’exposition Carcassonne, ville d’art et d’artistes montre le puissant attrait exercé par la Cité sur des peintres et sculpteurs qui ont trouvé dans leur environnement quotidien les sources de leur inspiration.

André Blondel est arrivé à Carcassonne dans de sombres circonstances. Shaye Blonder de son vrai nom était un juif d’origine polonaise. Formé à l’académie des Beaux-Arts de Cracovie, il poursuivit sa formation à Paris grâce à une bourse obtenue en 1937. Pour les raisons qu’on imagine, il ne reverra jamais son pays natal. Quand la guerre éclate en 1939, il s’engage dans l’armée polonaise de France. Démobilisé en juin 1940 à Toulouse, il se cache dans un premier temps à Aix-en-Provence grâce au soutien des premiers réseaux de résistance. Et lorsqu’en novembre 1942, l’armée allemande envahit la zone sud, Shaye Blonder trouve refuge dans la Montagne Noire où il prend le nom d’André Blondel après avoir épousé Louise Bonfils.

En 1943, il s’installe à Carcassonne où il demeurera jusqu’en 1948, non sans effectuer quelques escapades du côté de Sète et du Roussillon. Le peintre qui se lia d’amitié à Paris avec Pinchus Krémègne et Chaïm Soutine, fréquente la chambre du poète Joë Bousquet.  Dans ses toiles carcassonnaises, il donne libre cours à son style vif, hérité de l’avant-garde des années 30 et de l’école de Cracovie. On lui doit des toiles représentant entre autres les boulevards de la ville-basse, les rives du Canal du Midi et la Cité. Il est également l’auteur de portraits de Joë Bousquet. 

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« Il faisait clair ce matin sur la Cité. Les corneilles volaient haut sur les pignons d’ardoise et leurs cris semblaient traverser l’espace avec l’agilité de la lumière, tant l’air était pur. Tout avait l’éclat du cristal, sa netteté ; mais aussi sa transparence. Là-bas, vers le Sud, les Pyrénées élevaient leurs crêtes vives, rendues si proches qu’on voyait étinceler la neige rose dans le matin. Les terres d’Aude vibraient d’un étrange frémissement dans le paysage irréel (…) Et je songeais à l’étonnement enfantin de la terre, à cette puissance miraculeuse d’oubli, qui sans cesse introduit l’espérance au cœur des êtres, à cette surprise qui fait revivre (…) la fable de l’éden ». 

Ainsi parle Jean Ballard en 1943. Le directeur des Cahiers du Sud signe sous le titre Soirée languedocienne, entretiens dans la Cité, le texte qui clôt le numéro spécial de la revue consacré au Génie d’Oc dont il a confié la direction à Joë Bousquet. Le « colloque » dont il sera question dans ces pages s’était déroulé chez Pierre et Maria Sire, au cœur même de la Cité qui se trouvait soudain à l’épicentre d’une vie intellectuelle dont on mesure sans peine l’intensité. 

Combien – peintres, poètes, philosophes, hommes et femmes de lettres, cinéastes – furent éblouis par « les crêtes vives » des Pyrénées, « la neige rose », combien ressentirent jusque dans les profondeurs de leur corps « l’étrange frémissement » d’un « paysage irréel », combien furent sensibles à « l’étonnement enfantin de la terre » ? Et aujourd’hui encore, combien d’anonymes cherchent à retrouver dans leur palette ou les mots de leurs poèmes « cette puissance miraculeuse d’oubli qui introduit l’espérance au cœur des êtres » ? 

Le voilà, le génie du lieu, pour le dire avec Michel Butor, tel que l’a exprimé le poète François-Paul Alibert qui voyait en la Cité une nouvelle Acropole. « Ce n’est pas la mort que j’ai rencontrée sur cette Terre d’Aude » écrivait-il, « c’est une aspiration perpétuelle, inconsciente ou réfléchie, vers la vie, vers l’action et vers l’être ». On ne saurait mieux formuler ce « vœu de vivre » que l’artiste cherche à exprimer à travers sa vision ontologique du monde, entre « l’éclat du cristal » et « l’agilité de la lumière ». 

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La version originale de ce texte a été publié dans le catalogue de l’exposition Carcassonne, ville d’art et d’artistes présentée du 29 novembre 2019 au 5 avril 2020 au musée des Beaux-arts de la ville de Carcassonne.

Sources : La chanson de la croisade albigeoise, adaptation de Henri Gougaud, Le livre de Poche ; Simone Weil, En quoi consiste l’inspiration occitanienne, in Le génie d’Oc et l’homme méditerranéen, Cahiers du Sud, 1943 ; Prosper Mérimée, Notes d’un voyage dans le midi de la France, 1935, Hachette-BNF ; René Nelli et Henri Alaux, Carcassonne d’heureuse rencontre, Edisud, 1980 ; François-Paul Albert, Terre d’Aude, coédition Atlantica et Garae-Hésiode, 2001.