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La sextine mode d’emploi

La sextine – ce « cristal du Trobar » selon Jacques Roubaud – est une forme poétique complexe, apparue au Moyen Age. Elle a été trouvée par le troubadour Arnaut Daniel. Lo ferm voler q’el cor m’intra est un exemple de canso construite selon cette forme complexe.

Cette canso se compose de six strophes de six vers chacun dont le premier et le dernier (1-6) sont des octosyllabes et les quatre autres centraux (2-3-4-5) des décasyllabes. Cela donne une première suite qui pourrait numériquement se formuler ainsi (premier chiffre = numéro du vers / second chiffre = nombre de pieds)  : 1/8 – 2/10 – 3/10 – 4/10 – 5/10 – 6/8.

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Les rimes des six vers de la première strophe sont constituées par six mots repris dans les strophes suivantes dans un ordre chaque fois différent. La suite qu’Arnaut Daniel adopte dans Lo ferm voler q’el cor m’intra est ainsi constituée (en chiffres romains le numéro de la strophe ; en chiffres arabes la numérotation des mots-rimes) :

I – 1, 2, 3, 4, 5, 6

II – 6, 1, 5, 2, 4, 3

III – 3, 6, 4, 1, 2, 5

IV – 5, 3, 2, 6, 1, 4

V – 4, 5, 1, 3, 6, 2

VI – 2, 4, 6, 5, 3, 1

Ces suites obéissent à une rythmique particulière : les mots-rimes des premier et dernier vers de la strophe sont les deux premiers de la strophe suivante, les cinquième et second mots-rimes deviennent les troisième et quatrième et, enfin, les troisième et quatrième deviennent les cinquième et sixième.

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Voyons maintenant l’alternance des rimes. Pour la première strophe, la suite est symétrique, offrant un effet de miroir parfait : a-b-c-c-b-a. 

Suivent :

II – a, a, b, b, c, c

III – c, a, c, a, b, b

IV – b, c, b, a, a, c

V – c, b, a, c, a, b

VI – b, c, a, b, c, a

La suite b-c-a est reprise à l’envoi constitué de trois décasyllabes se terminant par les rimes originelles réunies (bb-cc-aa) en une sorte de gigantesque bouquet final.

Voici maintenant la même présentation avec les mots de la chanson. Les six mots-rimes sont (dans l’ordre de la première strophe) :

I – intra (a), ongla (b), arma (c), verga (c), oncle (b), cambra (a)

II – cambra (a), intra (a), oncle (b), ongla (b), verga (c), arma (c)

III – arma (c), cambra (a), verga (c), intra (a), ongla (b), oncle (b)

IV – oncle (b), arma (c), ongla (b), cambra (a), intra (a), verga (c)

V – verga (c) oncle (b), intra (a), arma (c), cambra (a), ongla (b)

VI – ongla (b), verga (c), cambra (a), oncle (b), arma (c), intra (a)

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Arnaut Daniel

Manuscrit médiéval
source : Bibliothèque nationale de France

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Quel est le rendu poétique de ce système complexe ? Voici le texte intégral de la canso Lo ferm voler q’el cor m’intra de Maître Arnaut Daniel, le troubadour auquel Dante rend hommage, en langue occitane, au chant XXVI du Purgatoire de sa Divine Comédie en des termes sans ambiguïté et qui le consacrent comme le père spirituel des poètes du Dolce Stil Nuovo.

Le texte

Lo ferm voler q’el cor m’intra
no-m pot jes becs escoissendre ni ongla
de lausengier qui pert per maldir s’arma
e car non l’aus batr’ab ram ni ab verga
sivals a frau lai on non aurai oncle
jauzirai joi en vergier o dinz cambra.

Qan mi soven de la cambra
on a mon dan sai que nuills hom non intra
anz me son tuich plus que fraire ni oncle
non ai membre no-m fremisca neis l’ongla
aissi cum fai l’enfas denant la verga
tal paor ai no-l sia trop de l’arma

Del cor li fos non de l’arma
e cossentis m’a celat dinz sa cambra
que plus mi nafra-l cor que colps de verga
car lo sieus sers lai on ill es non intra
totz temps serai ab lieis cum carns et ongla
e non creirai chastic d’amic ni d’oncle.

Anc la seror de mon oncle
non amei plus ni tant per aquest’arma
c’aitant vezis cum es lo detz de l’ongla
s’a liei plagues volgr’esser de sa cambra
de mi pot far l’amors q’inz el cor m’intra
mieills a son vol c’om fortz de frevol verga.

Pois flori la seca verga
ni d’En Adam mogron nebot ni oncle
tan fin amors cum cella q’el cor m’intra
non cuig fos anc en cors ni neis en arma
on qu’ill estai fors en plaz’ o dins cambra
mos cors no-is part de lieis tan cum ten l’ongla.

C’aissi s’enpren e s’enongla
mos cors en lei cum l’escross’en la verga
qu’ill m’es de joi tors e palaitz e cambra
e non am tan fraire paren ni oncle
q’en paradis n’aura doble joi m’arma
si ja nuills hom per ben amar lai intra.

Arnaut tramet sa chansson d’ongl’e d’oncle
a grat de lieis que de sa verg’ a l’arma,
son Desirat cui pretz  en cambra intra.

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La traduction de Jacques Roubaud

La ferme volonté qui au cœur m’entre / ne peut ni langue la briser ni ongle / de médisant qui perd à mal dire son âme / n’osant le battre de rameau ou de verge / en fraude seulement où je n’ai nul oncle / je jouirai de ma joie en verger ou chambre

Quand je me souviens de la chambre / où pour mon mal je sais que nul homme n’entre / mais tous me sont pires que frère ou qu’oncle / tremblent tous les membres jusqu’à l’ongle / ainsi que fait l’enfant devant la verge / tant j’ai peur de n’être assez sien dans mon âme 

Ah que je sois sien dans le corps non l’âme / et qu’elle m’accueille en secret dans sa chambre / plus me blesse le coeur que coup de verge / d’être son serf qui là où elle est n’entre / toujours je serai près d’elle comme chair et ongle / n’écoutant aucun reproche d’ami ni d’oncle 

Jamais la sœur de mon oncle / je n’aimerai tant ou plus par mon âme / aussi proche qu’est le doigt de l’ongle / s’il lui plaisait je voudrais être dans sa chambre / il peut faire de moi l’amour qui dans mon coeur entre / à son gré comme homme fort de faible verge

Depuis qu’a fleuri la sèche verge / que du seigneur Adam est descendu nain ou oncle / en amour comme celui qui dans mon coeur entre / je ne crois pas qu’il en fut dans un corps ni dans une âme / où qu’elle soit sur la place ou dans la chambre / on coeur sera moins loin que l’épaisseur d’un ongle 

Qu’ainsi s’enracine revienne ongle / mon coeur en elle comme écorce en la verge / elle m’est de joie tour et palais et chambre / je n’aime tant frère parent ni oncle / en paradis aura double joie mon âme / si jamais homme d’avoir aimé y entre

Arnault finit sa chanson d’ongle et d’oncle / pour plaire à celle dont la verge est l’âme / son Desirat son prix entre sa chambre

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Sources : Jacques Roubaud, Anthologie des Troubadours, Seghers, 1971. Du même, La fleur inverse, Les Belles Lettres, 2009.

« Nous venions cependant de naître… »

C’est l’histoire d’une amitié poétique qui commence par un voyage en voiture. Ils s’étaient déjà croisés à plusieurs reprises dans le Paris des arts et des lettres, mais leur véritable amitié commence lorsqu’ils quittent la capitale dans la direction de Deauville après avoir reçu du rédacteur en chef de Comœdia la mission d’y « couvrir » pour le journal la saison estivale.

Journaliste, écrivain mais surtout caricaturiste, André Rouveyre est issu d’une famille aisée et a consolidé sa fortune dans le mariage. Tout le contraire d’Apollinaire qui mène depuis l’enfance une vie d’expédients, toujours en quête d’une sécurité matérielle qui file entre ses doigts. 

Le 24 juillet 1914, les deux jeunes hommes partent donc à bord de la Renault de Rouveyre. La situation internationale est de plus en plus tendue. La logique de guerre est enclenchée. L’archiduc d’Autriche François Ferdinand a été assassiné à Sarajevo le 28 juin. Dans quelques jours, au café du Croissant, rue Montmartre, Jean Jaurès tombera à son tour sous les balles. 

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Guillaume Apollinaire et André Rouveyre
filmés le 1er août 1914

(capture d’écran – source YouTube)

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Dans la nuit du 1er août, Guillaume Apollinaire et André Rouveyre décident de rentrer à Paris. La mobilisation générale peut être décrétée d’un moment à l’autre. Ce n’est plus qu’une question d’heures. La Renault fait des siennes. Trois crevaisons ralentissent le voyage. Apollinaire est aux aguets. Il voit autour de lui le monde qui s’effondre. Celui-là même dont il avait contribué à saper les fondations dans son poème Zone et son fulgurant premier vers aux accents de manifeste : « A la fin tu es las de ce monde ancien… »

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Ce sentiment que le monde est en train de basculer, Guillaume Apollinaire l’exprime dans le poème La petite auto qui ouvre la section Etendards des Calligrammes. « Le 31 du mois d’Août 1914 / Je partis de Deauville un peu avant minuit / Dans la petite auto de Rouveyre », renseigne le texte. Mais surtout, ceci : « Nous dîmes adieu à toute une époque / Des géants furieux se dressaient sur l’Europe ». 

Le poète se voit comme avalé par les événements : « Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient / Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient ». Nul n’échappe à la marche infernale du monde. Apollinaire y prendra toute sa part. Le poème se poursuit. Il est illustré d’une strophe en calligramme qui figure la tête d’un chien : « Je n’oublierai jamais le voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot »… 

Ils arrivent à Paris le 2 août « au moment où l’on affichait la mobilisation ». Et ceci : « Nous comprîmes mon camarade et moi / Que la petite auto nous avait conduits dans une époque Nouvelle / Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs / Nous venions cependant de naître ».  Voici le poème. 

La petite auto

Le 31 du mois d’Août 1914
Je partis de Deauville un peu avant minuit
Dans la petite auto de Rouveyre


Avec son chauffeur nous étions trois


Nous dîmes adieu à toute une époque
Des géants furieux se dressaient sur l’Europe
Les aigles quittaient leur aire attendant le soleil
Les poissons voraces montaient des abîmes
Les peuples accourraient pour se connaître à fond
Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures


Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières
Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient
Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient
Avec les forêts les villages heureux de Belgique
Francorchamps avec l’Eau Rouge des pouhons
Région par où se font toujours les invasions
Artères ferroviaires où ceux qui s’en allaient mourir
Saluaient encore une fois la vie colorée
Océans profonds où remuaient les monstres
Dans les villes carcasses naufragées
Hauteurs inimaginables où l’homme combat
Plus haut que l’aigle ne plane
L’homme y combat contre l’homme
Et descend tout à coup comme une étoile filante
Je sentais en moi des êtres neufs pleins de dextérité
Bâtir et aussi agencer un univers nouveau
Un marchand d’une opulence inouïe et d’une taille prodigieuse
Disposait d’un étalage extraordinaire
Et des bergers gigantesques menaient
De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles
Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route


Je n’oublierai jamais ce voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot
O départ sombre où mouraient nos trois phares
O nuit tendre d’avant la guerre
O villages où se taille la haine
Maréchaux-ferrants rappelés
Entre minuit et une heure du matin
Vers Lisieux la très bleue
ou bien
Versailles d’or
et 3 fois nous nous arrêtâmes pour changer un pneu qui avait éclaté


Et quand après avoir passé l’après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l’on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque
Nouvelle
Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître

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Le 6 avril 1915, Guillaume Apollinaire qui a enfin réussi à se faire incorporer dans l’artillerie avec l’espoir d’obtenir la nationalité française, quitte son casernement de Nîmes pour rejoindre le front. Déçu par sa liaison avec Louise de Coligny-Châtillon – Lou dans les lettres et poèmes -, il s’est porté volontaire pour partir le plus vite possible. Le 6 avril, il est à Beaumont-sur-Vesle, en Champagne. 

Le lendemain, 7 avril, il écrit à Rouveyre un poème épistolaire, le premier d’une longue série qui s’étendra, avec plus ou moins de régularité selon les périodes et les événements, jusqu’en 1918. Les poèmes sont surtout le fait d’Apollinaire, Rouveyre écrivant plutôt des lettres en prose. 

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Tout de suite, le paysage change. Le ton aussi des lettres envoyées précédemment de Nîmes. « N’a un pinson dans la forêt / Il chante des choses si belles / Que cette voix l’écouterait / La cruelle entre les cruelles / Gracieuse comme un furet… ». Mais de quelle nature est ce chant qui se fait entendre ? « Ça siffle loin, ça siffle près… », dit le troisième vers de ce poème écrit en forme de chanson populaire. On peut entendre ce sifflement comme celui d’un oiseau symbolisant le rêve d’un monde enchanteur qui s’efface et/ou comme celui des balles et des obus qui fauchent des vies sur leur passage, les deux lectures se mêlant dans le flou des premières impressions de guerre. 

Ce poème du 7 avril est celui des ambivalences. Un glissement se produit à l’intérieur du texte. La guerre est là, à portée de main, mais pas encore véritablement présente. Les mots en témoignent qui, par leur double-sens, disent la montée en puissance du fait de guerre – le feu – dans le lexique poétique. Pinson-sifflement des balles qui pincent. Et cet oiseau qui, dans le poème, dit cui-cui tandis que la marmite s’est tue qui a nourri ses hommes, lesquels rêvent de victoire. Comment lire a posteriori ce cui-cui sinon comme l’expression ironique de la fatalité qui s’exprime à chaque refrain : « Ça siffle loin ça siffle près / Et de toute manière »… 

Marmite, caisson, artillerie : le vocabulaire militaire fait irruption dans les poèmes. Il nourrira les textes futurs, nombreux, envoyés à Rouveyre ou à Lou ou encore à Madeleine. Dans les deux vers qui suivent, Apollinaire joue sur le double-sens (académique et argotique) du mot marmite qui désigne à la fois le récipient dans lequel est préparée la nourriture du soldat et les obus qui explosent par milliers, dans un bruit assourdissant, sur le champ de bataille. « Et pour nourrir l’artillerie / La marmite bout gentiment… » Voici le poème : 

N’a un pinson dans la forêt
Il chante des choses si belles
Que cette voix l’écouterait
La cruelle entre les cruelles
Gracieuse comme un furet


Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Mais n’écoute pas le pinson
La si gracieuse marmite
Dont de très loin j’entends le son
Mais qui s’en vient presque aussi vite
L’était si bien dans son caisson
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Toi, marmite de campement
T’as pas tant de coquetterie
Le pinson chante doucement
Et pour nourrir l’artillerie
La marmitte bout gentiment
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Et dans la forêt c’est la nuit
La nuit profonde la nuit noire
Les marmites ont tu leur bruit
Et nous rêvons à la victoire
Tandis que l’oiseau dit cui-cui
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière

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Sur le chemin du retour de leur périple estival, entre Deauville et Paris, Apollinaire et Rouveyre ont vu le monde basculer sous leurs yeux. Le monde ancien tel que Marcel Proust, pressentant sa fin, était en train de le peindre dans sa Recherche, jetait ses derniers feux. Tandis qu’un autre s’allumait à quelques dizaines de kilomètres de là. Une ligne de front et de feu sur lequel viendront se heurter et mourir dix millions d’hommes. Dix millions. Dont Apollinaire, poète moderne, si affaibli par sa blessure à la tête qu’il ne put opposer de résistance à la grippe espagnole qui l’emporta le 9 novembre 1918 à cinq heures du soir. Dans les rues de Paris, la foule s’agitait aux cris de « A mort Guillaume… ». Le Kaiser venait d’abdiquer. 

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Sources : Le poème La petite auto est repris dans la section Etendards des Calligrammes, Œuvres Poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. Les poèmes à André Rouveyre, dont N’a un pinson la forêt… sont à lire dans Apollinaire,  Correspondance avec les artistes 1903-1918, édition établie par Laurence Campa et Peter Read (Gallimard, 2009). 

5 avril 2014-3 mars 2023

Dynamiteur d’espaces

Harar, 15 février 1881, aux siens : « Je ne compte pas rester longtemps ici ; je saurai bientôt quand je partirai. Je n’ai pas trouvé ce que je présumais ; et je vis d’une façon fort ennuyeuse et sans profit ». 

Quand il ne trouve pas, il se déplace. Cherche toujours « le lieu et la formule » en un nouveau point à partir duquel il se lance dans le discontinu.

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« Je n’ai pas trouvé ce que je présumais ». 

Que cherchait-il, à Harar, au mois de février 1881 ? A Charleville, en 1870 ? A Paris, en 1871 ? A Londres, Bruxelles puis, les années suivantes, loin, toujours plus loin ? 

 « Le lieu et la formule »… mais où ? A Charleville ? Roche ? Paris ? Bruxelles ? Londres ? Stuttgart ? Alexandrie ? Aden ? Harar ? 

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Bois à Charleville
automne 2017

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Ou sur la feuille blanche. Dans l’encre revêche d’une grange. En enfer. 

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Gravé aujourd’hui sur la façade de sa maison natale à Charleville : poète ET explorateur. 

Rimbaud est le poète du disjoint, du réfractaire. Du difracté.

Dynamiteur d’espaces.

25 octobre-25 novembre 2020

Eaux souterraines

D’Aden, le 2 novembre 1880, Rimbaud écrit aux siens. Il les appelle « chers amis », comme souvent dans sa correspondance africaine. Il leur explique qu’il ne va pas demeurer très longtemps dans cette ville. Rimbaud est toujours en mouvement. La maison qui l’emploie – Viannay, Bardey et Cie – va ouvrir « une agence dans le Harar ». Pour situer le lieu sur une carte, Rimbaud dit qu’il faut regarder « au sud-est de l’Abyssinie ». On imagine « les siens », Vitalie (la mère), Isabelle (la sœur) et Frédéric (le frère) – Vitalie (l’autre sœur) est morte le 8 décembre 1875 – déployant une mappemonde sur la table de la cuisine recouverte d’une broderie et pointer du doigt Harar, un « pays très sain et frais grâce à sa hauteur », indique Rimbaud qui s’est renseigné. 

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Le 2 novembre 1880 à Aden, Rimbaud prépare son départ pour Harar qui n’aura pas lieu avant « un mois ou six semaines ». En attendant, il cherche à se procurer des ouvrages ayant trait au génie civil avec une attention particulière pour les techniques de forages. « Il existe un Traité des Puits artésiens par F. Garnier ». C’est un livre dont une deuxième édition augmentée est parue en 1826 chez Bachelier (successeur de Mme Veuve Courcier), libraire pour les Sciences à Paris, 55 quai des Augustins. « Je vous serais très réellement obligé de me trouver ce traité, même s’il n’a pas été édité chez vous… » , écrit-il à un certain M. Lacroix, éditeur rue des Saints-Pères à Paris, dans une lettre qu’il joint à l’envoi adressé aux siens. Dans cette lettre dans la lettre, il insiste auprès du libraire. C’est un traité « que l’on m’a demandé ». Il faut donner le titre de cet ouvrage savant dans sa totalité : Traité sur les puits artésiens ou sur les différentes espèces de terrains dans lesquels on doit rechercher les eaux souterraines

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Creuser (la terre). Percer (le mystère). En poésie, à quoi s’est-il appliqué sinon à fouiller les eaux souterraines du verbe ?

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Cette note (dixit Rimbaud) à l’éditeur parisien qu’il glisse dans la lettre aux siens en leur donnant mission de la recopier et de l’adresser à son destinataire, porte en en-tête la mention : Roche, le… sans date. Rimbaud laisse à sa famille le soin de la dater du jour où elle sera postée. Mais pourquoi Roche, où il n’est pas ? Pourquoi pas Aden, où il est ? Il y a une raison à cela. Ce n’est pas le Rimbaud d’Aden en personne qui commande. Pas plus qu’il ne paie directement le vendeur. L’argent transitera par la famille. Plus exactement, Rimbaud demandera à « la maison de Lyon », qui est la maison mère de la Compagnie Viannay et Bardey, d’envoyer une somme de 100 francs aux siens, lesquels paieront les livres. Il se chargera, de son côté, de rembourser directement « la maison » dès qu’il sera en possession du reçu attestant que la somme a bien été versée. 

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Rimbaud est pressant et… pressé. Il exige de M. Lacroix une réponse « dans le plus bref délai », les ouvrages commandés « devant être expédiés à une personne qui doit partir de France dans quatre jours ». Qui ? Personne ! puisque dans le même temps, Rimbaud ordonne à sa famille de lui expédier le paquet…

Rimbaud veut comme toujours que tout aille vite. Donc, pour faire accélérer les choses, il ment. Personne en partance de France n’attend les livres demandés. Un libraire parisien reçoit commande d’une douzaine d’ouvrages qu’il doit adresser à un certain Rimbaud domicilié dans un hameau des Ardennes. Point. Saura-t-il jamais qu’il s’agit d’Arthur Rimbaud, le poète maintenant explorateur en Abyssinie ?

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Traité sur les puits artésiens ou sur les différentes espèces de terrains dans lesquels on doit rechercher les eaux souterraines

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La géographie rimbaldienne est complexe. Elle est un tissu dont tous les fils sont reliés entre eux. Au gré de ses déplacements, l’araignée tisse sa toile. Entre le poète et l’explorateur, il n’y a pas de rupture. Que l’on soit à Aden, Londres, Harar, Roche, Bruxelles ou Charleville, c’est le même fil que l’on tire. La même vie que l’on suit dans ses méandres. Comme un fleuve. Pas si impassible.

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Creuser (la terre). Forer. Trouer le désert. Percer (le mystère). Ce que Rimbaud cherche, le sait-il lui-même ? Quand on cherche l’inconnu, on ne sait pas ce qu’on cherche. Ce n’est pas qu’une affaire de mots. C’est aussi une histoire de pelletées de terre que l’on retourne. « La main à plume vaut la main à charrue ». 

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La lettre du 2 novembre 1880 comprend deux listes de livres. La première, donc, à M. Lacroix par l’intermédiaire des « siens ». Voici cette liste : Traité de métallurgie ; Hydraulique urbaine et agricole ; Commandant de navire à vapeur ; Architecture navale ; Poudres et salpêtres ; Minéralogie ; Maçonnerie ; Livre de poche du charpentier. Hors liste, il ajoute Instruction sur l’établissement des scieries. Il se renseigne en outre – parce qu’on le lui a demandé – sur les prix d’un ouvrage ayant trait aux Constructions métalliques et d’un autre (« complet ») sur « toutes les Matières textiles » qui devra – celui-là seulement – être expédié. 

La deuxième liste concerne la librairie Roret, sise à Paris, rue de Hautefeuille, et célèbre pour sa collection de manuels au format de poche vendus à un prix tout à fait accessible pour l’époque. La famille devra s’adresser directement au libraire (pas de deuxième lettre dans la lettre cette fois). Voici la liste : Manuel du charron ; Manuel du tanneur (Rimbaud insiste : « j’ai surtout besoin du Tanneur ») ; Le parfait serrurier ; Exploitation des mines ; Manuel du verrier, du briquetier, du faïencier, potier etc…, du fondeur en tous métaux, du fabricant de bougies

Ce n’est pas tout. A un certain M. Arbey, constructeur, cours de Vincennes à Paris, la famille doit demander l’Album des scieries agricoles et forestières. A M. Pilter, quai Jemmapes, le catalogue illustré des machines agricoles. 

Un peu plus loin : « Demandez le Catalogue complet de la Librairie de l’Ecole centrale, à Paris ». Et, enfin : « Ajoutez au paquet le Manuel de télégraphie, le petit menuisier et le peintre en bâtiments ». 

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Ceci encore (à la librairie Roret) : un guide de l’armurier. Il y a une explication à cette requête, que Rimbaud donne lui-même. Dans son voyage jusqu’à Harar, il va transporter « une forte somme d’argent ». Or le pays n’est pas sûr. « Il va sans dire qu’on ne peut aller là qu’armé ». Rimbaud ne connaît rien aux armes. S’y connaîtra-t-il vraiment un jour ? En novembre 1880, un Guide lui est nécessaire pour se faire une idée. Pour savoir.

Rimbaud n’aime pas ne pas savoir. C’est pourquoi il cherche. Dans le monde comme dans les livres. Rimbaud creuse. Poète, il cherchait à faire ce qui n’avait jamais été fait. A voir ce qui n’avait jamais été vu. « Je travaille à me rendre voyant » (lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871). Explorateur, il cherche à approcher ce qui ne l’a jamais été. Trouver une route pour le commerce, de l’eau dans le désert, des armes pour un roi, trouver une langue qui n’a jamais encore été ni parlée ni écrite, c’est tout comme. Quand la soif de chercher vous taraude, il y a quelque raison de s’intéresser à l’art des puisatiers et de sonder les eaux souterraines.

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Source : Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition d’Antoine Adam, Bibliothèque de la Pléiade. 

25 octobre 2020-12 janvier 2021