Mois : septembre 2022

Cheval volant, souliers de terre

« La poésie, je le veux bien, est un instrument de connaissance, mais un instrument subversif de connaissance »

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Subversif , du latin subversum (qui renverse, détruit l’ordre établi), lui-même issu du verbe subvertere (renverser, retourner). La subversion renvoie aux gestes de destruction et de retournement.

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L’homme détruit qu’est Joe Bousquet après sa blessure du 27 mai 1918 se place dans la perspective d’une reconstruction qui – malgré l’insistance des médecins – s’avère un échec sur le plan physique mais ne demeure pas moins l’horizon d’une survie. Frappé dans sa chair, Bousquet, s’il veut se survivre, doit se bâtir un corps nouveau sur les cendres de son corps mutilé. L’écriture, la poésie, sont les outils de cette réévaluation. Le poète se reconstruit par le langage qui lui tient lieu de corps, lequel pour renaître se dépouille de sa forme primitive. La poésie « dissout tout ce qui empêchait un homme d’être lui-même conscience de la vérité ». Ce processus de dissolution n’est pas sans rappeler les opérations (al)chimiques de dissolution des corps premiers d’où est censé jaillir l’or du temps si cher à André Breton.

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La destruction de l’ordre établi était inscrite au fronton du projet surréaliste, dans sa dimension non seulement créatrice mais aussi sociale et politique. Il s’agissait, pour André Breton et ses amis, d’en finir avec des valeurs dépassées pour reconstruire le monde sur les cendres d’une civilisation déchue, engloutie dans les tranchées, déchirée sur ses propres chevaux de frise.

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Joe Bousquet a appris de la guerre que toute construction de soi passe par une destruction. Il est un compagnon de route du surréalisme qui prône la subversion comme condition de l’éclosion d’un homme et d’un monde nouveaux. A une différence : l’idée de subversion que les surréalistes inscrivent dans leur projet politique, Bousquet l’éprouve seul, dans sa chair. Elle lui est imposée par sa blessure. Il la vit en tant qu’expérience intérieure. 

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Confronté à un impératif individuel de lutte au coude à coude contre une menace permanente d’anéantissement, Bousquet ne s’en remet pas moins au collectif. Il ne sera jamais membre à part entière du groupe surréaliste mais rassemble autour de lui un « colloque » d’intellectuels et de poètes, pendant méditerranéen du surréalisme parisien de Breton, ainsi que l’a vu René Nelli. Les rapports avec Paris, pour amicaux et solidaires qu’ils furent – Bousquet signe tous les manifestes surréalistes – n’en demeurent pas moins distants, ce qui n’empêche pas Bousquet d’entretenir par ailleurs des relations privilégiées avec certains membres du groupe comme Paul Eluard, Louis Aragon, Max Ernst, René Magritte et Hans Bellmer qui tous viennent le visiter dans sa chambre où, contrairement aux apparences, il ne mène pas une vie de reclus.

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La chambre de Joe Bousquet à Carcassonne,
53 rue de Verdun

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Bousquet veille. Sentinelle postée aux abords des tranchées, il scrute le noir horizon de ses angoisses, cherche à percer l’obscurité d’où la mort l’épie. Il doit la surprendre pour l’épouvanter et parvenir à maîtriser l’œuvre de destruction qui opère en lui. Ses souffrances physiques sont là pour le lui rappeler. D’où l’attention accordée à « cette chance de survie qui personnifie intérieurement la conscience en la faisant douter que la personne soit ».

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La dissolution poétique introduit Bousquet dans un langage élaboré au moyen d’images mentales, ces « vues de la pensée » qui agissent en tant que produits de la conscience « où le passage du poète fait apparaître du creux »

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Très vite, Joe Bousquet acquiert la certitude que sa reconstruction passe par un mouvement de retournement. Cette idée conditionne les rapports que l’homme entretient avec le réel. Il s’agit de « voir les choses comme on entrerait en soi-même »« Tout ce qu’une créature tient pour réel est à surréaliser ».

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L’expérience surréaliste si singulière de Bousquet l’engage dans une traversée du corps blessé, traversée de l’apparence en vue d’atteindre l’image de la réalité où se dissout tout ce qui fait obstacle à « la conscience de la vérité ». Il sait « qu’il n’est pas d’apparence à quoi (l’homme) ne rêve de se donner jusqu’à en devenir lui-même l’image ». Mais il doit en même temps « vivre son impossibilité. Il doit exister comme pressentiment lui-même, comme futur de son existence ». 

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Qu’en est-il de ce futur ? Bousquet « n’est pas encore mais il a à être plus tard », c’est-à-dire « à être déjà comme ce qui sera plus tard, dans un pas encore qui constitue l’essentiel de son deuil ». Atteindre ce pas encore, cette promesse, exige la dissolution du corps dans le langage : « Ton corps se dissout, traverse ce que tu pressens de ce que tu es ».

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Mallarmé avait déjà situé l’activité poétique dans un plus tard ou un jamais qui conditionnait à ses yeux la nature même du livre dont les traces écrites ne seraient que la préfiguration. Dans Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, il donne à voir les fragments arrachés à la nuit obscure en vue du Livre toujours rêvé mais jamais réalisé. Le livre frappé du sceau de l’impossibilité en tant que totalité réalisante.

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Si le poète dans sa traversée du réel se retrouve face à l’impossibilité de concevoir le livre dans sa forme définitive, c’est parce que, comme le perçoit Joe Bousquet, « la vie est hors de toute forme ». Elle ne se laisse saisir que par éclats, dans l’écorché de la blessure donnant naissance aux images mentales caractéristiques de son écriture : « L’oiseau-cerise est de retour, cheval volant, souliers de terre ».

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Comme le note René Nelli, si Bousquet a vu dans le surréalisme « une grande expérience libératrice qui l’avait rendu à lui-même », il n’adopte pas pour autant tous les codes du mouvement. En raison même de l’enjeu que représentait pour lui la reconstruction de son être par le langage, Bousquet ne peut s’abandonner aux vertiges de l’écriture automatique même si l’on suppose qu’il utilise cette technique dans la rédaction de ses cahiers, mais à certains moments seulement et sous l’influence de l’opium. Les sympathies de Bousquet vont plutôt à « une poésie où l’automatisme verbal est contrôlé à la fois par l’inspiration et par le souci d’un certain style capable de retenir dans les mots le ton même de la voix ».

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Un certain style : voilà l’outil avec lequel le poète instrumente sa propre transfiguration et dont les techniques se veulent « plus lucides » par rapport à la confiance que placent les surréalistes dans l’automatisme brut, non corrigé. « Différent de mes amis parisiens, je viens de l’écrivain, je vais vers l’homme. Je détrônerai le style. Mon don poétique servira le réel, non la fiction ». Au contraire d’une écriture automatique sur laquelle il n’est pas question, pour André Breton, de revenir (encore qu’il reconnaîtra les résultats décevants de certaines expériences), l’écriture de Bousquet « toujours extrêmement élaborée, exige le maximum de conscience claire, même lorsque ce qu’il s’agit d’exprimer est un état qui échappe à l’analyse ». Pour Bousquet, la traversée du réel consiste en une entreprise de vérité dont la fin est « la reconquête de l’Etre ». Le recours au langage y est d’autant plus nécessaire que « l’obscurité est l’instrument » même par lequel l’Etre sera manifesté. De même qu’il doit surmonter l’œuvre de mort dont sa blessure est le signe, Bousquet doit trouver le style qui donne corps à l’objet de sa recherche, lui « qui ne donnait pas d’autre définition à la poésie que d’être cet accueil qu’un homme fait à sa vie ».

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Joe Bousquet ne peut réaliser autrement que par l’invention d’un style la transformation du réel par le langage. Il ne peut surréaliser le réel qu’aux moyens d’une poésie « qu’il sait être immanente aux choses dans un langage qui écrase l’imaginaire sur le réel lui-même pour transformer celui-ci en un système d’images hallucinatoires ».

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La poésie immanente réside dans les choses mêmes dont elle fait son objet. Bousquet est attentif à « la dictée pure de l’événementiel », cherchant à « capter la poésie dans les faits », ce qui fut aussi une préoccupation des surréalistes. La poésie immanente de Bousquet renvoie l’homme à l’essence de ce par quoi il est traversé. 

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« Un langage qui écrase l’imaginaire sur le réel » : la formule de René Nelli – par ailleurs féru d’occultisme – décrit une opération alchimique de transformation par contact. Ecraser l’imaginaire sur le réel, c’est provoquer la fusion de l’un par l’autre, de l’un dans l’autre. La transformation donne naissance à un corps nouveau, réveillé de son néant et qui apparaît au lecteur-témoin sous la forme d’une accumulation d’images mentales que Bousquet utilise pour « susciter un réel qu’il engage ipso facto dans l’imaginaire ». Tel est le style de Joe Bousquet. Poésie ouverte, « allant du discours strictement expressif et d’une rigueur presque scientifique à l’anti-langage (issu des profondeurs poétiques) qui ne signifie rien, mais révèle tout ». Le rôle que l’écrivain assigne à son style dans le processus d’édification de son moi surréalisé, Bousquet le définit ainsi : « Pour devenir un autre, il faut que je donne une forme durable à ce qui me faisait celui qu’en ce moment je suis encore. Le style approprié à ce dessein, je finirai par le trouver, clair, persuasif, solide ». 

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Il s’agit, pour Bousquet, de se dissoudre dans un anti-langage afin de « ne pas être celui que je suis ».

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Voici un corps aux prises avec un être de langage qui se construit au prix d’une écriture revenant sans cesse sur elle-même, spiroïdale, prise dans un mouvement perpétuel de décomposition-recomposition qui la condamne à l’inachevé. Pour Bousquet, l’inconscient est « l’individuel indomptable » d’Héraclite. En opérant simultanément une synthèse et une analyse des éléments de la réalité en tant qu’elle est traversée, il pose la question de l’incréé au regard de l’illimite considérée comme la mesure de tout être. 

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« La grandeur d’un écrivain réside dans les œuvres qu’il nous laisse à achever » : avec Bousquet, le statut du lecteur est fondamentalement changé. Ce dernier n’est plus considéré comme le simple témoin d’un langage s’élaborant sous ses yeux mais il devient le regard par lequel le poète sonde le mystère de sa propre nuit intérieure. Si, pour Bousquet, la réalité est par définition surréelle, le langage ne peut revêtir qu’un caractère surréalisant, à la fois instrument et lieu même de sa propre transfiguration.

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Onze mois avant sa mort, à la Toussaint de 1949, Joe Bousquet confie au dernier feuillet de son cahier : « Consterné de ne plus savoir assez transformer mon style ». Aveu d’impuissance ? Constat de l’impossible ? Sûrement, mais un impossible tendu vers un « plus tard », un « pas encore qui constitue l’essentiel » et dont le poète porte le deuil dans son corps déchu. Appelé à renaître sous la poussée du langage, l’écrivain ne dispose que de son style pour hisser son être vers son corps lumineux. Ainsi, tissant sa toile dans l’obscure angoisse de l’incertain et du fragile, Joe Bousquet nous protège de nos morts par inadvertance en désignant « l’instant vécu dans l’irréel » comme « notre étoile ».

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Veilleur de toutes les nuits, il nous apprend que la poésie est la recherche « d’un sens du langage qui soit aussi le sens de l’être ». Ce langage n’a pas d’autre objet que de surclasser l’homme par la réhabilitation d’une surréalité dans laquelle André Breton voyait lui-même le territoire d’une réalité absolue, territoire secret où s’accomplit l’opération de dissolution par quoi le réel et le rêve, le conscient et l’inconscient, seront un jour réunis, éternellement.

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« Dites, l’homme couché près d’une pierre verte quel est votre dessein ? 
Je veux être celui qu’un regard voit en se cachant ».

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Sources : Joe Bousquet, Le sème-chemins, éditions Rougerie ; René Nelli, Joe Bousquet sa vie, son œuvre, éditions Albin Michel ; Alain Freixe, Accident et événement dans la vie et l’œuvre de Joe Bousquet, in Les blessures de Joe Bousquet 1918-1939, éditions du Tabucaire ; René Nelli, préface à La tisane de sarments, in Joe Bousquet, Œuvres romanesques complètes, tome I, éditions Albin Michel. 

1 janvier 1980-7 décembre 2020

Dans la trame des choses

Comment figurer le monde ? Comment dire ce que l’on sent, soupçonne, imagine mais que l’on ne sait pas ? Qu’est-ce que savoir ? Comment percevoir ce qui sourd ? La trame invisible des choses. Comment (se) saisir de ce qui se fait au moment où « ça » se fait ? Retenir ce qui nous traverse ? 

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Un sifflement se fit entendre. Le train venait d’entrer en gare dans un nuage épais de fumées blanches. Un bruit de ferraille semblable à des crissements avait signalé l’arrêt de la machine qui s’était immobilisée en soufflant, lasse d’une trajectoire qu’elle n’avait pas choisie. L’employé des chemins de fer, dans sa tunique régimentaire, s’affairait à l’ouverture des portières mâchées par la rouille.

Un sifflement se fit entendre. Le train venait d’entrer en gare dans un nuage épais de fumées blanches. Un bruit de ferraille semblable à des crissements avait signalé l’arrêt de la machine qui s’était immobilisée en soufflant, lasse d’une trajectoire qu’elle n’avait pas choisie. L’employé des chemins de fer, dans sa tunique régimentaire, s’affairait à l’ouverture des portières mâchées par la rouille.

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La force d’un écrivain réside dans sa faculté à perdre le lecteur tout en le tenant en haleine pour enfin l’abandonner, seul, au milieu de rien, dans un désert de sens qui pourtant soulève des montagnes de questions 

Je crois aux phrases qu’aucun point n’arrête, je crois que le point final est une illusion, je crois à l’in/fini 

Sinon quoi ?

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La main heureuse

Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968. Extrait du film 16 mm, noir et blanc, silencieux, d’une durée de trois minutes, présenté dans l’exposition Le supermarché des images sous la direction de Peter Szendy,  musée du Jeu de Paume, paris 2020

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Je lis peu au hasard, souvent par association, un livre en appelant un autre. Mais j’aime aussi les vagabondages de la main heureuse dans les rayons de la bibliothèque. 

Je lis pour me frayer un chemin vers des mondes qui me sont étrangers. 

Lire pour s’abstraire, se délier, se soustraire à la frénésie des multitudes, choisir la corde du sensible plutôt que celle du pendu, refuser l’assignation et vivre au pied de la lettre. 

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d’où vient ce besoin, écrire, que tant, dit-on, éprouvent, irrépressible, comme venu de l’intérieur, quant à d’autres il demeure étranger ? 

Dans Formation, Pierre Guyotat raconte qu’enfant, il éprouve une impossibilité de lancer (s)es phrases, celles particulièrement qui débutent par des consonnes dures, il explique qu’il doit les mâchonner s’il veut parvenir à les prononcer et que ce n’est donc pas tant le bégaiement en soi qui l’empêche mais le fait de devoir commencer la phrase à l’extérieur de lui, « la faire surgir de mon discours intérieur permanent vers l’extérieur » 

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mais il y a autre chose 

la scène a lieu dans le jardin de la tante Jeanne, l’enfant joue près d’un bassin, pose sa main sur le mur pour attraper un lézard puis, bouche bée devant le spectacle d’une pie tenant en son bec un bracelet, avale un insecte volant, lequel, raconte Pierre Guyotat, « a touché ma salive et s’y englue ; je crache, en vain, l’insecte a passé le palais ; je cours m’étendre dans de l’herbe sous un prunier, pour y attendre la mort, respirant et avalant beaucoup » et puis l’angoisse, « l’insecte s’est-il noyé, étranglé ou asphyxié ? peut-il encore piquer,  et dans quoi ? au mieux aurai-je la voix cassée… son venin peut-il m’endormir pour jamais ? », par chance il n’en est rien, entretemps « quelque chose bouge entre mes cuisses, le plaisir me fait oublier l’angoisse et la mort ».

peut-être l’écrire trouve-t-il ses sources (je ne crois pas, en hydrologie textuelle, à l’existence d’une source unique) dans la prononciation impossible d’une lettre, la gorge obstruée par un corps étranger, un frémissement entre les cuisses, un crachat,  une giclée 

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Un froid soudain s’est abattu. Les volets tremblent. On ne comptera bientôt plus les morts que pour la forme.

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Sources : Pierre Guyotat, Formation, Folio Gallimard. 

14-28 octobre 2020-19 février 2021

Aubes navrantes

Se donner aux mots qui ravinent. Tendre une main. Sentir entre ses doigts couler les lettres. Boire à l’écume des conjonctions, bercé par le clapotis de syllabes. 

Propositions incestueuses, un torrent de relatives adossées à la principale, majestueuse et lente, innervée de blessures 

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise

si ce n’était déjà Rimbaud 

par un brouillard d’après-midi tiède et vert

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Il était là, au premier jour. Je bus adolescent à sa gourde de colocase. Je venais de traverser, mains nues, la nuit irrésistible de Baudelaire

Noire, humide, funeste et pleine de frissons

Je me savais dormir au bord de marécages et froisser de mes pieds des crapauds imprévus

Je n’en suis jamais revenu. Les pores de ma peau vivent de sécheresse.

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La Meuse à Charleville
22 novembre 2017

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Pascal Pia sur la mort de Baudelaire : « A quarante-six ans, son impotence, ses traits creusés, ses cheveux blancs lui donnent l’air d’un vieillard. Quand le 31 août 1867, la mort vient le prendre dans une maison de santé du quartier de Chaillot, on peut dire qu’elle libère un condamné ». 

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L’Autre « je », adolescent à Charleville, avait vu des archipels sidéraux et des cieux délirants. C’était écrit. Je le crus sur parole. Les aubes sont navrantes et le soleil amer. 

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Sources : Rimbaud, Larme et Le Bateau ivre, Poésies complètes, Garnier-Flammarion ; Baudelaire, Le coucher de soleil romantique, Les Fleurs du Mal, édition Bibliothèque de la Pléiade ; Pascal Pia, Baudelaire par lui-même, éditions du Seuil, collection Ecrivains de toujours.

2 mars-17 août 2020-10 mars 2021

Sortir du livre

En février 1983, dans le numéro 5 de la revue Corps écrit, Michel Foucault publie un texte intitulé L’écriture de soi dans lequel, 

ceci : « Il faut lire, disait Sénèque, mais écrire aussi. Et Epictète, qui pourtant n’a donné qu’un enseignement oral, insiste à plusieurs reprises sur le rôle de l’écriture comme exercice personnel : on doit méditer (meletan), écrire (graphein), s’entraîner (gumnazein) ; « puisse la mort me saisir en train de penser, d’écrire, de dire cela ». Ou encore : « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition ; mets-les par écrit, fais-en la lecture ; qu’elles soient l’objet de ta conversation avec toi-même, avec un autre… »

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« Il faut lire, mais écrire aussi ». Conserver. Converser. 

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Lire le monde et pour cela, le pénétrer autant que se laisser pénétrer par lui. Puis écrire (accessoirement ?)

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Dans un texte du 28 octobre 2012 où il interroge le lien entre écriture et solitude, Georges Didi-Huberman tient à son tour que : « (…) écrire, c’est avoir lu. C’est avoir pris des notes, ou s’être souvenu de mots, de phrases, de tournures, de styles venus d’ailleurs. Dans chaque morceau de littérature s’agite toute la littérature remémorée ». 

Il déplore que, ne citant jamais ceux qu’ils ont lu, des écrivains ramènent tout à leur personne. 

« Ecrire : solitude. Mais ce n’est pas une raison pour se conduire ou se construire en roi, en propriétaire, en centre absolu de son écriture ». Tel Malraux « qui écrit souvent pour nous signifier qu’il en sait long, ne cite jamais ceux qu’il a lus, dont il a tiré les leçons », contrairement à Joyce, Bataille, Genet dont les textes invitent à « sortir du personnage (…), à sortir de l’auteur (…), à sortir du livre enfin… ». 

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La propriété, c’est le vol.

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Ailleurs # 1

Faire mémoire matérielle de choses lues, fragments, exemples et actions. Ecrire pour sortir du livre. Alimenter la conversation littéraire. Nourrir l’ailleurs.

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Fabrique de la littérature :

les venus d’ailleurs – courants d’air et de temps, flux d’images, de textes – traversent le lecteur qui, devenu scripteur, transmet à qui épandra à son tour et ainsi selon une suite sans fin. 

Mots, phrases, tournures, styles, images, tous ces venus d’ailleurs  constituent la matière de la conversation littéraire, avec soi-même, avec un autre..

Littérature du donné et de l’épandu.

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Dans le même texte, Michel Foucault parle des hupomnêmata, « livres de comptes, registres publics, carnets individuels servant d’aide-mémoire ». « On y consignait des citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu’on avait entendus ou qui étaient venus à l’esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures ». 

A la conversation aussi, les carnets de notes constituant tout à la fois  « des exercices d’écritures personnelle » et pouvant servir « de matière première à des exercices qu’on envoie aux autres ».

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Ecrire, donc, pour conserver & converser. Tenir compte. Faire mémoire matérielle de choses lues, citations, fragments, exemples, actions. Ecrire pour alimenter la conversation avec le monde. Nourrir l’ailleurs. Et pour ce faire, se déprendre du « je-roi », s’arracher à l’ego. Et célébrer, dans un même mouvement, la mort de l’auteur et la naissance d’un lecteur-scripteur en quête d’une voie libre vers le-livre-autrement.

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Sources : Michel Foucault, L’écriture de soi, Ecrits, Quarto Gallimard.
Georges Didi-Huberman, Pour que tout revienne à tout le monde in Aperçues, éditions de Minuit.

29 novembre-2 décembre 2020 – 19 septembre 2021 – 21 mai 2022