Mois : novembre 2022

Ma journée est faite

Rimbaud commence la rédaction des textes qui composeront Une saison en enfer au printemps 1873 à Londres, quelques mois avant la crise de Bruxelles et la blessure que lui inflige Verlaine à coups de revolver. En mai 1873, il confie à son ami Ernest Delahaye que son sort dépend de ce livre imprimé chez Jacques Poot à Bruxelles avec l’argent que lui a prêté sa mère. 

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En 1873, le sort de Rimbaud dépend d’un livre et d’une balle de révolver. 

De Roche (canton d’Attigny), Mai 73 : « Mon sort dépend de ce livre, pour lequel une demi-douzaine d’histoires atroces sont encore à inventer ».

Joe Bousquet à propos de sa blessure du 27 mai 1918 : « Des bottes de cuir rouge ont disposé de mon sort… » 

De quoi une balle de revolver et une paire de bottes sont-elles le signe ? 

Le sort poétique : une histoire de balle et de bottes. Le langage poétique : lieu où frappe le réel.

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A l’angle de la rue de Rotrou et de la rue de Vaugirard, dans les parages de l’actuel théâtre de l’Odéon, le café Tabourey accueille dans les années 1870 la « crème » de la critique littéraire parisienne. Ecrivains célèbres, journalistes parvenus et directeurs de journaux affairés s’y retrouvent joyeusement dans les effluves du vin de champagne. 

Le 1er novembre 1873, Rimbaud rentre de Bruxelles avec en poche les quelques exemplaires d’Une saison en enfer qu’il est parvenu à soustraire à Jacques Poot auquel il n’a pas payé la totalité de la facture. Il projette de distribuer le volume à quelques amis et critiques parisiens. Il se rend au café Tabourey où il ne récolte que mépris et indifférence. Ce jour-là, Rimbaud renonce mais n’en sait rien encore. 

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A l’angle de la rue de Rotrou et de la rue de Vaugirard, dans les parages de l’actuel théâtre de l’Odéon, le café Tabourey

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Imaginons le sentiment de solitude et d’abandon qui étreint le jeune poète au moment où la publication d’Une saison en enfer se solde par un échec cuisant. Au même moment, il fait la rencontre de Germain Nouveau. Les biographes pensent que, durant leur compagnonnage londonien dans les premiers mois de 1874, naîtront certains des textes des Illuminations, peut-être écrits à quatre mains. Rimbaud n’a-t-il pas dit son dernier mot ? Il ne commandera jamais l’impression de ce livre. L’a-t-il seulement souhaitée ? A-t-il déjà la tête ailleurs ? « Ma journée est faite ; je quitte l’Europe », avait-il prévenu l’année précédente dans Mauvais Sang où il s’exclame : « Assez ! Voici la punition. – En marche ! » 

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Direction Harrar, au terme d’un périple qui dure six ans. Mars 1874 : Londres (avec Germain Nouveau). Février 1875 : Stuttgart (seul). Avril-Mai 1875 : Milan après la traversée des Alpes. Il projette de gagner l’Espagne. Octobre 1875 : Charleville. Avril 1876 : Vienne. Refoulé à la frontière autrichienne. Mai 1876 : Bruxelles. S’engage dans la Légion étrangère de Hollande. Mai 1876 : par Rotterdam, il arrive au port d’Harderwijk. Juin 1876 : Java. Juillet 1876 : porté déserteur. Décembre 1876 : retour à Charleville après périple l’ayant vu passer au Cap, aux Açores, en Irlande du Nord puis Paris par Cork, Liverpool et Le Havre. Mai 1877 : Brême. Il projette de gagner les Etats-Unis d’Amérique. Juin 1877 : Stockholm. Septembre 1877 : à Marseille, s’embarque pour Civita-Vecchia. Rome. Décembre 1877 : retour à Charleville. Octobre 1878 : à Gênes après avoir traversé les Vosges, la Suisse et franchi le Saint-Gothard. Novembre 1878 : de Gênes s’embarque pour l’Egypte et gagne Chypre. Eté 1879 : en convalescence à Roche où, malade, il passera aussi l’hiver. Mars 1880 : Alexandrie. Chypre. Juillet 1880 : part vers les ports africains de la Mer Rouge. Djedda, Souakim, Massaouah, Hodeidah. 7 août 1880 : à Aden, engagé par la firme Mazeran, Viannay, Bardey et Cie. 13 décembre 1880 : Harar. 

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Quand les mots manquent, une autre écriture commence.

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Sources : Rimbaud, Une saison en enfer, Poésies complètes, édition de Jean-Luc Steinmetz, Garnier Flammarion. Joë Bousquet, La neige d’un autre âge, Le cercle du livre, 1952. 

25 octobre 2020-12 mars 2021

Ruiner le temps

Le lecteur est assis. Son image réduite à trois doigts d’une main tenant un livre.

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Le matin, ville silencieuse. Seul le chant des oiseaux. Ils chantent le souvenir du printemps. 

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retrouver la moulure des vieilles portes, la feuille d’acanthe, la tresse ourlée, trame invisible des jours, 
se frayer un chemin entre les signes,
lire, relire, peut-être écrire d’une fenêtre entrouverte un jour de vent 

ruiner le temps 

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Sirènes de véhicules d’urgence. Chants morbides enveloppés dans la rumeur. Nous les avions oubliés. Comme l’arrivée du printemps.

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Disnovation.org
The pirate Cinema 2012-2014.
Installation, vidéos en temps réel et en réseau (capture d’écran – transcription en noir et blanc)

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Mardi – Livré aux mots.  
Jeudi – en autarcie. Comme un roman.
Vendredi – Vitale 
18 h – poésie. Le ciel caché sous un manteau de laine.

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« Dans ces textes (Paysages en deux, 1963), le propos de Pleynet consiste à nous faire percevoir le monde, non comme un spectacle déjà constitué que la poésie viendrait seulement redoubler, mais comme un univers de significations multiples en cours de composition. En conséquence, la poésie ne doit plus imiter le vécu, représenter une réalité bien connue qui se déroule sous nos yeux. Elle doit être expérience à vivre de cette multiplicité des signes dans laquelle nous évoluons et qui ne peut être appréhendée, rendue que de manière fragmentaire et contradictoire. (…)

Il s’agit d’inventer une écriture poétique qui, enfin, soit accordée à notre expérience active et véritable du sens – expérience qui est à la fois celle de l’individu dans le monde, de l’écrivain face au texte qu’il compose, du lecteur devant la page qu’il découvre ». 

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Derrière avril noté au crayon le souvenir d’un bord de mer 

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Ne jamais tenir pour acquise la phrase qui vient de s’écrire. Gommer, biffer, retoucher, réécrire. La rue se vide. L’heure est propice. Plus légers que l’air, les mots volent. La poésie n’imite ni ne représente. Elle traverse les langues. Elle est expérience de signes
comme
par temps d’orage, grondements au loin, quelques gouttes avant le retour du soleil

L’égarement. L’oubli
Et pas un mot sur la disparition du ciel  

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A quoi demain ressembleront nos visages ?

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Sources – Sur la poésie de Marcelin Pleynet : Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, Seuil Fiction & Cie., page 149.
Le collectif Disnovation.org a été fondé à Paris en 2012. « Travaillant autour de la désobéissance technologique, il produit, avec The Pirate Cinema, une visualisation immersive des transferts de données. Les interceptant en temps réel, l’installation exhibe ainsi des bribes des produits de consommation visuelle les plus populaires ». L’installation The Pirate Cinema a été présentée une première fois en France en 2017 au centre Pompidou dans le cadre du festival Hors Pistes puis au printemps 2020 au musée du jeu de Paume dans l’exposition Le supermarché des images. 

23 mars 2020-10 janvier 2021

Miroirs de Meaulnes

« Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l’intérieur de la propriété. Les vestiges d’un mur séparaient le jardin délabré de la cour, où l’on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A l’extrémité des dépendances qu’il habitait, c’étaient des écuries bâties dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis d’arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le domaine déferlaient des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l’est, où l’on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de sapins encore. 

Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière de bois qui entourait le vivier ; vers les bords il restait un peu de glace mince et plissée comme une écume… Il s’aperçut lui-même reflété dans l’eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d’étudiant romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes ; non plus l’écolier qui s’était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et romanesque, au milieu d’un beau livre de prix… »

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Meaulnes en costume d’étudiant romantique se mire à la surface du vivier et s’apercevant dans son propre reflet, croit voir un autre lui-même, l’image d’un être romanesque qui évoque Frantz de Galais, « …nu-tête, une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur insupportable. Le vent de la fenêtre qu’il avait laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine et, chaque fois qu’il passait près de la lumière, on voyait luire des boutons dorés sur sa fine redingote ». 

Alain-Fournier compose autour des trois protagonistes masculins de son récit (François, Meaulnes et Frantz), un jeu complexe de reflets et de miroitements. Créateur d’illusion, il emporte son lecteur dans « un carrousel des identités rêvées ». 

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créateur d’illusion

Substrat 8 II de Thomas Ruff
exposition Le Supermarché des Images, musée du Jeu de Paume, Paris 2020.

(détail converti en noir et blanc)

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Lire au pied de la lettre, mot à mot, le mot pour ce qu’il est à la place qui lui est assignée, miroir du texte, son infini. Mot libre pour lecteur libre. « Qui nous délivrera du Grand Meaulnes ? », se lamentait Jean Chalon en 1971 dans le Magazine Littéraire. En littérature, personne n’oblige personne. Elle est le pays de la liberté, le « domaine sans nom », le lieu d’une étrange fête où échoue le personnage égaré la nuit sur un chemin perdu. La littérature est sans fin. 

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Augustin Meaulnes retourne aux Sablonnières où il retrouve sa fille mais qui dit que l’histoire s’achève là ? « … la petite fille commençait à s’ennuyer d’être serrée ainsi et, comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée. Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains… je m’étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin trouvé là le compagnon qu’elle attendait obscurément… La seule joie que m’eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures ». 

Cette dernière phrase ne finit pas le roman. Elle contient toute la littérature. 

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Source : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, édition de Philippe Berthier, Bibliothèque de la Pléiade.

10 mai-17 octobre 2020-19 février 2021  

Scène galactique

En 2015, trois milliards d’images circulaient chaque jour sur les réseaux sociaux. 

Chaque jour, nous recevons via télescopes, satellites et sondes spatiales, des quantités d’images composant un visage de l’univers.

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Les images nous aspirent au point qu’elles nous pensent. 

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Infinite Space est un film sonore de 11 minutes créé en 2019 sur une commande de l’espace artistique immersif Artechouse de Washington. Refik Anadol, son créateur, y revisite la déclaration de William Blake : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, tout semblerait infini ». L’artiste opère ce nettoyage au moyen des outils qu’offre la machine au XXIe siècle. L’œuvre a été présentée lors du festival Hors pistes au centre Georges Pompidou du 24 janvier au 9 février 2020. On peut lire dans le guide de présentation : « Infinite space invite les publics à ouvrir leurs sens à la transformation sans fin et aux possibilités infinies de l’intersection de l’homme et de la machine ».

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Comment construire – hors des châsses – dans les soubassements sauvages ? 

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Il advient des choses extravagantes au fin fond, telle cette « scène galactique » que la Nasa diffuse sur son compte Instagram : « Deux amas de galaxies, contenant chacune des centaines de galaxies, sont entrés en collision il y a des millions d’années et se sont liées selon les lois de la gravité. Maintenant, un trou noir supermassif déchire les deux sur une scène galactique. Le jet de particules chassé du trou noir est si puissant qu’il plie la forme du pont qui relie les deux amas. Il s’étend sur plus de trois millions d’années-lumière et a une masse d’environ six billions de soleils. » La masse du soleil s’élève à 1,989 x 10^30 kg.

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Vibrations
Capture d’écran du film Infinite Space

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« Peu à peu nous découvrîmes l’Abîme infini, semblable au brasier fumant d’une cité incendiée. Très loin en dessous de nous à une distance considérable brillait le soleil. Il était tout noir, entouré d’un lacis de routes en feu où circulaient des araignées géantes, chassant leurs proies, lesquelles volaient ou nageaient dans les profondeurs de l’abîme sous forme d’animaux monstrueux nés de la pourriture ;

& lesquels pullulaient dans l’air qui semblait fait de leur substance. Ce sont les Démons, on les appelle Puissances de l’Air. Je demandai alors à mon compagnon qu’il me montre mon sort éternel. Il me répondit : Là-bas, entre les araignées noires & les araignées blanches ».

William Blake

Jusque-là, me suis tu. Ai fermé une à une les portes de ma perception ? Rien écrit au sujet de la rouille. Rien, encore, sur les sonorités marines, la convalescence des algues, les remuements plastiques. Seuls, coups répétés de l’archet sur la corde, fibres d’un corps en vibration. Sans fin. Un horizon à distance de l’homme et de la machine.

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Sources : Infinity space, guide du festival Hors pistes 2020, centre Georges Pompidou. William Blake, extrait du poème Une vision mémorable, in Le mariage du Ciel et de l’Enfer, traduction Jacques Darras (Poésie Gallimard).

29 février-7 novembre 2020-19 février -11 mars 2021