« Le pli est pris » (Baudelaire anonyme)

Entre le 9 décembre 1852 et le 8 mai 1854, Charles Baudelaire compose sept poèmes qu’il envoie à Madame Sabatier, précisant dans le premier courrier qui contient A une femme trop gaie, le 9 décembre 1852, que ces vers lui sont destinés à elle et à elle seule : « La personne pour qui ces vers ont été faits, qu’ils lui plaisent ou qu’ils lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait ridicules, est bien humblement suppliée de ne les montrer à personne ». La raison du secret ? « Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée ». Lui-même ne désire pas se dévoiler puisque la lettre et le poème sont d’une main anonyme. « L’absence de signature n’est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur ? ».

Le 3 mai 1853, Baudelaire – toujours sous le signe de l’anonymat – envoie de Versailles un nouveau poème, A A.,  qui sera repris dans Les Fleurs du Mal sous le titre Réversibilité. S’ensuit un nouvel envoi, daté de Paris, mai 1953, qui contient – sans titre – le sonnet L’Aube Spirituelle précédé d’une phrase en anglais : « After a night of pleasure and desolation, all my soul belongs to you » (Après une nuit de plaisir et de désolation, toute mon âme vous appartient). La lettre ne comporte aucune signature, et contrairement à ce qu’indique le texte, la liaison entre Baudelaire et Madame Sabatier ne deviendra effective que des années plus tard. A qui donc s’adresse cette mystérieuse night of pleasure and desolation ? 

Le 9 mai 1853, Baudelaire écrit sa lettre de Versailles. Elle contient – sans titre encore – le poème Confession. Baudelaire s’y moque de son anonymat qu’il qualifie d’enfantillage, « mais qu’y faire ? ». « N’y a-t-il pas quelque chose d’essentiellement comique dans l’amour ? – particulièrement pour ceux qui n’en sont pas atteints ? », se demande-t-il.

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Madame Sabatier se prénommait Aglaé-Joséphine, prénoms auxquels elle préférait celui d’Apollonie à qui est dédié Réversibilité (A A.) et que retiendra aussi Théophile Gautier : « J’aime ton nom Apollonie / Echo grec du sacré vallon… » (poème recueilli dans Emaux et Camées). 

Née le 7 avril 1822 à Mézières, Apollonie Sabatier était peintre et tenait salon à Paris où elle fut présentée à Baudelaire par Théophile Gautier. Ce n’est pas comme artiste qu’elle est entrée dans la postérité mais comme amante et dédicataire des poèmes de Baudelaire. Elle aurait en outre servi de modèle à Courbet pour son tableau L’origine du monde. Elle est enfin représentée par Auguste Clésinger dans sa sculpture Femme piquée par un serpent conservée au musée d’Orsay, une commande de son amant du moment, le riche collectionneur Alfred Mosselman qui, dit-on, la fit mouler pour la montrer à ses amis. 

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Apollonie Sabatier, la présidente
photographiée par Pierre Petit
vers 1865

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Le 7 février 1854, Baudelaire persiste – toujours sous le signe de l’anonymat – et adresse à sa muse le poème qui sera publié dans les Fleurs du Mal sous le titre Le flambeau vivant. Dans la lettre d’accompagnement, il écrit : « Quant à cette lâcheté de l’anonyme, que vous dirai-je, quelle excuse alléguerai-je, si ce n’est que ma première faute commande toutes les autres, et que le pli est pris ». Comment Baudelaire tente-t-il d’expliquer la lâcheté dont il s’accuse ? Par « la peur horrible de vous déplaire » en composant des vers mauvais. 

Baudelaire ne voit aucune beauté dans le monde réel. La Beauté n’est pas d’ici mais d’ailleurs, de « là-bas » où « tout n’est qu’ordre et beauté ». 

Le 16 février de la même année, nouvel envoi. Le sixième poème que Baudelaire a composé pour Apollonie Sabatier ne portera jamais de titre dans aucune édition des Fleurs du Mal. La lettre qui l’accompagne parle, justement, d’idéal à propos de l’amour qui, pour le poète, ne peut qu’être désintéressé. « Je ne sais si jamais cette douceur suprême me sera accordée de vous entretenir moi-même de la puissance que vous avez acquise sur moi, et de l’irradiation perpétuelle que votre image crée dans mon cerveau. Je suis simplement heureux, pour le moment présent, de vous jurer de nouveau que jamais amour ne fut plus désintéressé, plus idéal, plus pénétré de respect que celui que je nourris secrètement pour vous, et que je cacherai toujours avec le soin que ce tendre respect me commande ». Le secret : voilà l’idéal, la beauté de l’amour, irradiation perpétuelle, dissimulée aux yeux du monde, la beauté dérobée dans le but de sa préservation.

Dans ce poème – Que diras-tu ce soir… – il est question de chair spirituelle. De parfum des Anges. De fantôme qui danse comme un flambeau. Et cette injonction qui poursuit inlassablement Baudelaire : « Que pour l’Amour de moi vous n’aimiez que le Beau ». 

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Reprenons depuis le début. C’est le fantôme qui parle. Ce fantôme de chair spirituelle qui a revêtu le parfum des Anges et ordonne au poète de n’aimer que le Beau par Amour.

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Au mois de février 1854, c’est Apollonie Sabatier qui incarne ce fantôme d’amour. Elle est la très-Belle, la très-Bonne et la très-Chère. L’Ange gardien, la Muse et la Madone. C’est intéressant, l’Ange gardien. La Muse, la Madone, nous voyons à peu près ce dont le poète parle. Mais l’Ange gardien. Gardien de quoi ? De quel secret ? Gardien de l’Amour, de la Beauté, du Beau par Amour ? « Que pour l’Amour de moi vous n’aimiez que le Beau ». Les majuscules sont de Baudelaire. On le sait à l’examen d’un feuillet manuscrit (le numéro 16) de Fusées : Baudelaire accordait une attention particulière à l’emploi de certaines majuscules. 

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8 mai 1854. Baudelaire écrit à la très-Chère, à la très-Belle, à l’Ange. Le poème Hymne qui terminera sa course au milieu des Epaves, en marge donc des Fleurs du Mal, reprend sensiblement les termes du précédent. Il y est à nouveau question de parfum. « Sachet toujours frais qui parfume », « Encensoir toujours plein qui fume ». L’Ange est là. Et la clarté, aussi. « Et son œil nous revêt d’un habit de clarté » (poème du 16 février). « A la très-Chère, à la Très-Belle, Qui remplit mon cœur de clarté », dit l’incipit du poème envoyé le 8 mai.

La lettre qui l’accompagne est une extension de la précédente, celle du 16 février. Il y regrette « la même déplorable habitude, la rêverie et l’anonyme ». Le « ridicule anonyme ». « La crainte que les vers soient mauvais ». Baudelaire explique à Madame Sabatier qu’il a peur d’elle. « J’ai si peur de vous… » Voilà une raison qui l’a poussé vers l’anonymat. La peur. « N’êtes-vous pas », demande le poète à sa Muse, « non seulement une des plus aimées, mais aussi la plus profondément respectée de toutes les créatures ? (…) Ne trouvez-vous pas naturel, simple, humain, que l’homme bien épris haïsse l’amant heureux, le possesseur ? ». Plus loin : « Quand mon être est roulé dans le noir de sa méchanceté et de sa sottise naturelles, il rêve profondément de vous. De cette rêverie excitante et purifiante naît généralement un accident heureux ».  

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La peur de salir hante Baudelaire. Elle lui commande de se tenir à distance de l’aimée qu’il finit par placer dans une position inaccessible. Pourtant, « vous êtes pour moi la plus attrayante de toutes les femmes », mais pas seulement. Madame Sabatier est aussi « la plus chère et la plus précieuse des superstitions ». La superstition, sentiment de vénération religieuse fondé sur la crainte (Littré). 

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L’envoi du 8 mai 1854 clôt le cycle des poèmes à Madame Sabatier. Les sept textes paraîtront dans Les Fleurs du Mal de 1857, selon un ordre qui sera bouleversé lors des éditions suivantes. Six font corps au cœur de Spleen et Idéal

Le premier est le poème Que diras-tu ce soir… (16 février 1854). Suivi de : Le flambeau vivant (7 février 1854), A celle qui est trop gaie (9 décembre 1852), Réversibilité (3 mai 1853), Confession (9 mai 1853), L’aube spirituelle (mai 1853).

Le septième, A la très-Chère, à la très-Belle… (8 mai 1854) figure sous le titre Hymne dans les Epaves publiées par Poulet-Malassis en 1866 et contenant notamment les six poèmes interdits lors du procès de 1857. Rappelons que le poème A celle qui est trop gaie figurait dans la liste des textes censurés par le tribunal.

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Lire les poèmes dans l’Anthologie

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Sources : Les Fleurs du Mal, édition de P. Schneider, Le Club Français du Livre, 1951. Les Fleurs du Mal, édition d’Yves Florenne, Le Livre de Poche, 1972. Correspondance Tome I, édition de Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade. Fusées. Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes, édition d’André Guyaux, Folio Gallimard.

4 mai 2020-21 mars 2023