Le 27 septembre 1914, Guillaume Apollinaire rencontre Louise de Coligny-Châtillon qu’il nommera Lou dans ses poèmes. Le 5 décembre, il est incorporé au 38e régiment d’Artillerie de Nîmes. Le 7 décembre, lors d’une visite qu’elle lui rend à Nîmes, Louise devient la maîtresse du poète. Le 15 décembre, revenue à Nice, Lou prend ses distances avec Apollinaire. Le 31 décembre, Apollinaire part en permission à Nice pour passer le Nouvel an avec Lou. Le 2 janvier 1915, dans le train qui le ramène à Nîmes, il rencontre Madeleine Pagès. Le 28 mars, Apollinaire et Lou se voient pour la dernière fois à Marseille. Sitôt rentré dans sa caserne, Apollinaire demande à être envoyé au front le plus vite possible. C’était le genre de faveur que l’on vous accordait sans ciller. Le 4 avril, le poète rejoint en Champagne la 45ème batterie de son régiment. A partir du mois de septembre, il participe à la bataille de Champagne.
-o-
Tout va très vite en temps de mort.
-o-
Pendant cette période, Guillaume Apollinaire fait comme beaucoup de soldats quand ils bénéficient d’un répit : il écrit. Lui n’a pas de famille ni de fiancée officielle à qui raconter son quotidien. Il écrit donc des lettres d’amour aux femmes dont il est épris. A Lou, qu’il ne se résout pas à perdre et qui demeure présente dans son souvenir autant que dans son cœur. A Madeleine, repartie à Oran où elle enseigne au lycée de jeunes filles et qu’il ne désespère pas de séduire après leur coup de foudre ferroviaire.
Deux poèmes pareillement titrés – Cote 146 – sont adressés à Lou et Madeleine. Les deux sont des poèmes épistolaires. Chacun à sa manière parle d’amour.
-o-
Le poème à Madeleine raconte des faits militaires, décrit l’environnement du champ de bataille, fournit des renseignements topographiques. Apollinaire entraîne Madeleine dans une toponymie de la guerre. Le village de Perthes-les-Hurlus, à l’épicentre de la bataille, a été rasé par les bombardements. Ses habitants l’ont déserté dès les premiers jours de septembre 1914. Il n’a jamais été reconstruit. Il a été rayé de la carte en 1950. La ferme de Beauséjour dont il est question dans le poème est l’un des sites où se sont concentrés les combats. La cote désigne une courbe de niveau sur une carte d’état-major. Il arrive qu’elle épouse une ligne de front.
-o-
Dans leurs correspondances, les Poilus désignent les balles sous d’autres noms pour tromper la censure qui ne tolérait pas que l’on évoquât les réalités saumâtres du front. Les mouches sifflent aux oreilles des hommes. Dans ses textes – tous écrits postérieurement au conflit – Joë Bousquet parle d’abeilles sifflantes.
-o-
Le poème à Lou est une transfiguration. La guerre y apparaît en arrière-plan. Elle est le décor dans lequel s’exprime la nostalgie de l’amour qui s’éloigne (« le lointain et puissant projecteur de mon amour…»). Apollinaire n’a pas renoncé à Louise. Il possède un portrait d’elle que ses camarades convoitent par-dessus son épaule. Le poète vit dans une solitude spleenétique (Apollinaire écrit « splénétique »). L’amour le protège des horreurs qui l’assaillent. Pour combien de temps ?
-o-
Si les deux poèmes traitent différemment de la guerre et de l’amour, certaines similitudes dans leur composition les rapprochent. A commencer par leur titre indiquant qu’ils ont été vraisemblablement écrits dans la proximité du même lieu, la cote 146. Les femmes aimées y sont montrées en photo, comme il n’était pas rare que les soldats portent sur eux la photo de leur femme ou de leur fiancée. Enfin, dans chacun des textes, la guerre est musicale : « Ouïs pleurer l’obus… » dans le poème à Madeleine et « Entends jouer cette musique » dans le poème à Lou. Chez Apollinaire, la guerre est souvent décrite par les sons qu’elle émet (« grave voix de la batterie…»).
Avec Apollinaire, la poésie ne passe rien sous silence. Elle est partout et tout est poésie. Elle absorbe le monde pour en extraire le merveilleux, fût-il dissimulé dans la boue des tranchées.
-o-

Carte Postale de Poilu
1916
-o-
Cote 146 (Poèmes à Madeleine)
Plaines Désolation enfer des mouches Fusées le vert le blanc le rouge
Salves de 50 bombes dans les tranchées comme quand à quatre on fait claquer pour en faire sortir la poussière un grand tapis
Trous semblables à des cathédrales gothiques
Rumeur des mouches violentes
Lettres enfermées dans une boîte de cigares venue d’Oran
La corvée d’eau revient avec ses fûts
Et les blessés reviennent seuls par l’innombrable boyau aride
Embranchement du Decauville
Là-bas on joue à cache-cache
Nous jouons à colin-maillard
Beaux rêves
Madeleine ce qui n’est pas à l’amour est autant de perdu
Vos photos sur mon cœur
Et les mouches métalliques petits astres d’abord
A cheval à cheval à cheval à cheval
O plaine partout des trous où végètent des hommes
O plaine où vont les boyaux comme les traces sur le bout des doigts aux monumentales pierres de Gavrinis
Madeleine votre nom comme une rose incertaine
rose des vents ou du rosier
Les conducteurs s’en vont à l’abreuvoir à 7 km d’ici
Perthes Hurlus Beauséjour noms pâles et toi Ville sur Tourbe
Cimetières de soldats croix où le képi pleure
L’ombre est de chairs putréfiées les arbres si rares sont des morts restés debout
Ouïs pleurer l’obus qui passe sur ta tête
Cote 146 (Poèmes à Lou)
Plus de fleurs mais d’étranges signes
Gesticulant dans les nuits bleues
Dans une adoration suprême mon beau petit Lou que tout mon être pareil aux nuages bas de juillet s’incline devant ton souvenir
Il est là comme une tête de plâtre blanche éperdument auprès d’un anneau d’or
Dans le fond s’éloignent les vœux qui se retournent quelquefois
Entends jouer cette musique toujours pareille tout le jour
Ma solitude splénétique qu’éclaire seul le lointain
Et puissant projecteur de mon amour
J’entends la grave voix de la grosse artillerie boche
Devant moi dans la direction des boyaux
Il y a un cimetière où l’on a semé quarante-six mille soldats
Quelques semailles dont il faut sans peur attendre la moisson
C’est devant ce site désolé s’il en fut
Que tandis que j’écris ma lettre appuyant mon papier sur une plaque de fibro ciment
Je regarde aussi un portrait en grand chapeau
Et quelques-uns de mes compagnons ont vu ton portrait
Et pensant bien que je te connaissais
Ils ont demandé
Qui donc est-elle
Et je n’ai pas su que leur répondre
Car je me suis aperçu brusquement
Qu’encore aujourd’hui je ne te connais pas bien
Et toi dans ta photo profonde comme la lumière tu souris toujours
-o-
Source : Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques complètes, édition de Marcel Adéma et Michel Décaudin, Bibliothèque de la Pléiade (1956).