« Nous venions cependant de naître… »

C’est l’histoire d’une amitié poétique qui commence par un voyage en voiture. Ils s’étaient déjà croisés à plusieurs reprises dans le Paris des arts et des lettres, mais leur véritable amitié commence lorsqu’ils quittent la capitale dans la direction de Deauville après avoir reçu du rédacteur en chef de Comœdia la mission d’y « couvrir » pour le journal la saison estivale.

Journaliste, écrivain mais surtout caricaturiste, André Rouveyre est issu d’une famille aisée et a consolidé sa fortune dans le mariage. Tout le contraire d’Apollinaire qui mène depuis l’enfance une vie d’expédients, toujours en quête d’une sécurité matérielle qui file entre ses doigts. 

Le 24 juillet 1914, les deux jeunes hommes partent donc à bord de la Renault de Rouveyre. La situation internationale est de plus en plus tendue. La logique de guerre est enclenchée. L’archiduc d’Autriche François Ferdinand a été assassiné à Sarajevo le 28 juin. Dans quelques jours, au café du Croissant, rue Montmartre, Jean Jaurès tombera à son tour sous les balles. 

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Guillaume Apollinaire et André Rouveyre
filmés le 1er août 1914

(capture d’écran – source YouTube)

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Dans la nuit du 1er août, Guillaume Apollinaire et André Rouveyre décident de rentrer à Paris. La mobilisation générale peut être décrétée d’un moment à l’autre. Ce n’est plus qu’une question d’heures. La Renault fait des siennes. Trois crevaisons ralentissent le voyage. Apollinaire est aux aguets. Il voit autour de lui le monde qui s’effondre. Celui-là même dont il avait contribué à saper les fondations dans son poème Zone et son fulgurant premier vers aux accents de manifeste : « A la fin tu es las de ce monde ancien… »

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Ce sentiment que le monde est en train de basculer, Guillaume Apollinaire l’exprime dans le poème La petite auto qui ouvre la section Etendards des Calligrammes. « Le 31 du mois d’Août 1914 / Je partis de Deauville un peu avant minuit / Dans la petite auto de Rouveyre », renseigne le texte. Mais surtout, ceci : « Nous dîmes adieu à toute une époque / Des géants furieux se dressaient sur l’Europe ». 

Le poète se voit comme avalé par les événements : « Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient / Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient ». Nul n’échappe à la marche infernale du monde. Apollinaire y prendra toute sa part. Le poème se poursuit. Il est illustré d’une strophe en calligramme qui figure la tête d’un chien : « Je n’oublierai jamais le voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot »… 

Ils arrivent à Paris le 2 août « au moment où l’on affichait la mobilisation ». Et ceci : « Nous comprîmes mon camarade et moi / Que la petite auto nous avait conduits dans une époque Nouvelle / Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs / Nous venions cependant de naître ».  Voici le poème. 

La petite auto

Le 31 du mois d’Août 1914
Je partis de Deauville un peu avant minuit
Dans la petite auto de Rouveyre


Avec son chauffeur nous étions trois


Nous dîmes adieu à toute une époque
Des géants furieux se dressaient sur l’Europe
Les aigles quittaient leur aire attendant le soleil
Les poissons voraces montaient des abîmes
Les peuples accourraient pour se connaître à fond
Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures


Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières
Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient
Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient
Avec les forêts les villages heureux de Belgique
Francorchamps avec l’Eau Rouge des pouhons
Région par où se font toujours les invasions
Artères ferroviaires où ceux qui s’en allaient mourir
Saluaient encore une fois la vie colorée
Océans profonds où remuaient les monstres
Dans les villes carcasses naufragées
Hauteurs inimaginables où l’homme combat
Plus haut que l’aigle ne plane
L’homme y combat contre l’homme
Et descend tout à coup comme une étoile filante
Je sentais en moi des êtres neufs pleins de dextérité
Bâtir et aussi agencer un univers nouveau
Un marchand d’une opulence inouïe et d’une taille prodigieuse
Disposait d’un étalage extraordinaire
Et des bergers gigantesques menaient
De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles
Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route


Je n’oublierai jamais ce voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot
O départ sombre où mouraient nos trois phares
O nuit tendre d’avant la guerre
O villages où se taille la haine
Maréchaux-ferrants rappelés
Entre minuit et une heure du matin
Vers Lisieux la très bleue
ou bien
Versailles d’or
et 3 fois nous nous arrêtâmes pour changer un pneu qui avait éclaté


Et quand après avoir passé l’après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l’on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque
Nouvelle
Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître

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Le 6 avril 1915, Guillaume Apollinaire qui a enfin réussi à se faire incorporer dans l’artillerie avec l’espoir d’obtenir la nationalité française, quitte son casernement de Nîmes pour rejoindre le front. Déçu par sa liaison avec Louise de Coligny-Châtillon – Lou dans les lettres et poèmes -, il s’est porté volontaire pour partir le plus vite possible. Le 6 avril, il est à Beaumont-sur-Vesle, en Champagne. 

Le lendemain, 7 avril, il écrit à Rouveyre un poème épistolaire, le premier d’une longue série qui s’étendra, avec plus ou moins de régularité selon les périodes et les événements, jusqu’en 1918. Les poèmes sont surtout le fait d’Apollinaire, Rouveyre écrivant plutôt des lettres en prose. 

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Tout de suite, le paysage change. Le ton aussi des lettres envoyées précédemment de Nîmes. « N’a un pinson dans la forêt / Il chante des choses si belles / Que cette voix l’écouterait / La cruelle entre les cruelles / Gracieuse comme un furet… ». Mais de quelle nature est ce chant qui se fait entendre ? « Ça siffle loin, ça siffle près… », dit le troisième vers de ce poème écrit en forme de chanson populaire. On peut entendre ce sifflement comme celui d’un oiseau symbolisant le rêve d’un monde enchanteur qui s’efface et/ou comme celui des balles et des obus qui fauchent des vies sur leur passage, les deux lectures se mêlant dans le flou des premières impressions de guerre. 

Ce poème du 7 avril est celui des ambivalences. Un glissement se produit à l’intérieur du texte. La guerre est là, à portée de main, mais pas encore véritablement présente. Les mots en témoignent qui, par leur double-sens, disent la montée en puissance du fait de guerre – le feu – dans le lexique poétique. Pinson-sifflement des balles qui pincent. Et cet oiseau qui, dans le poème, dit cui-cui tandis que la marmite s’est tue qui a nourri ses hommes, lesquels rêvent de victoire. Comment lire a posteriori ce cui-cui sinon comme l’expression ironique de la fatalité qui s’exprime à chaque refrain : « Ça siffle loin ça siffle près / Et de toute manière »… 

Marmite, caisson, artillerie : le vocabulaire militaire fait irruption dans les poèmes. Il nourrira les textes futurs, nombreux, envoyés à Rouveyre ou à Lou ou encore à Madeleine. Dans les deux vers qui suivent, Apollinaire joue sur le double-sens (académique et argotique) du mot marmite qui désigne à la fois le récipient dans lequel est préparée la nourriture du soldat et les obus qui explosent par milliers, dans un bruit assourdissant, sur le champ de bataille. « Et pour nourrir l’artillerie / La marmite bout gentiment… » Voici le poème : 

N’a un pinson dans la forêt
Il chante des choses si belles
Que cette voix l’écouterait
La cruelle entre les cruelles
Gracieuse comme un furet


Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Mais n’écoute pas le pinson
La si gracieuse marmite
Dont de très loin j’entends le son
Mais qui s’en vient presque aussi vite
L’était si bien dans son caisson
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Toi, marmite de campement
T’as pas tant de coquetterie
Le pinson chante doucement
Et pour nourrir l’artillerie
La marmitte bout gentiment
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Et dans la forêt c’est la nuit
La nuit profonde la nuit noire
Les marmites ont tu leur bruit
Et nous rêvons à la victoire
Tandis que l’oiseau dit cui-cui
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière

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Sur le chemin du retour de leur périple estival, entre Deauville et Paris, Apollinaire et Rouveyre ont vu le monde basculer sous leurs yeux. Le monde ancien tel que Marcel Proust, pressentant sa fin, était en train de le peindre dans sa Recherche, jetait ses derniers feux. Tandis qu’un autre s’allumait à quelques dizaines de kilomètres de là. Une ligne de front et de feu sur lequel viendront se heurter et mourir dix millions d’hommes. Dix millions. Dont Apollinaire, poète moderne, si affaibli par sa blessure à la tête qu’il ne put opposer de résistance à la grippe espagnole qui l’emporta le 9 novembre 1918 à cinq heures du soir. Dans les rues de Paris, la foule s’agitait aux cris de « A mort Guillaume… ». Le Kaiser venait d’abdiquer. 

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Sources : Le poème La petite auto est repris dans la section Etendards des Calligrammes, Œuvres Poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. Les poèmes à André Rouveyre, dont N’a un pinson la forêt… sont à lire dans Apollinaire,  Correspondance avec les artistes 1903-1918, édition établie par Laurence Campa et Peter Read (Gallimard, 2009). 

5 avril 2014-3 mars 2023