Ni ours, ni singe

 « Aucun des amis d’Apollinaire ne s’est flatté d’avoir pénétré le secret de sa nature ». C’est Pascal Pia qui parle, dans Apollinaire par lui-même. Ce volume de la collection Microcosme aux éditions du Seuil m’avait coûté vingt francs à l’étal d’un bouquiniste sur les quais de Seine, ainsi qu’il est écrit au crayon à papier sur la première page intérieure du livre : 20 F. La couverture présente des usures. C’est un ouvrage qui a beaucoup voyagé. A un moment de ma vie, Apollinaire ne me quittait pas. Je vivais dans sa compagnie. Je m’étais senti devenir – c’est bête à dire – un familier. Je me récitais des vers en secret. Dans le silence. Quelle que soit la saison, je me promenais dans ses prés vénéneux. J’aime toujours en lui l’enchanteur attentif au sens des énigmes sereines et me plais à feuilleter l’exemplaire de Case d’Armons numérisé par la Bibliothèque nationale de France et disponible sur Gallica. C’est un recueil qu’Apollinaire a entièrement composé dans les tranchées, avec le concours de quelques camarades pour l’impression et les illustrations. A l’aide d’une machine à alcool dont ils faisaient usage avec l’aval de leurs supérieurs, ils en avaient ronéoté quelques exemplaires destinés à des amis demeurés à l’arrière tandis que lui, le poète, pataugeait dans la craie blanche en regardant s’embraser le ciel de Champagne. 

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Le lien qui nous attache à un poème est d’une nature secrète. Silencieuse. Celui-ci s’intitule Reconnaissance et il est extrait de Cases d’Armons

Un seul bouleau crépusculaire
Pâlit au seuil de l’horizon
Où fuit la mesure angulaire
Du cœur à l’âme et la raison
Le galop bleu des souvenances
Traverse les lilas des yeux
Et les canons des indolences
Tirent mes songes vers les cieux

Quand je le relis, je me sens emporté par le galop des souvenances, j’essaie de me représenter mentalement cette course entre gourbis et chevaux de frise jusqu’au lilas des yeux. Je suppose qu’il parle là de l’aimée. C’est l’époque de la rupture avec Lou et Apollinaire vient de faire la connaissance de Madeleine. Mais laquelle avait des yeux lilas ? Le tout écrit en 1915 en Champagne, au milieu du fracas des bombes et du crépitement des mitrailleuses. 

C’est cela, me dis-je, vivre poétiquement.

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La couverture présente des usures.
C’est un ouvrage qui a beaucoup voyagé.

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Apollinaire écrit simplement. Ses mots sont ceux de tous les jours. Le « ronron d’avion volant au clair de lune » (Tristesse de l’automne). « Le ciel est beau il fait tiède et je suis bien » (Le tabac à priser). Dans un poème intitulé Hôtel, il décrit une chambre en forme de cage et « le soleil passe son bras par la fenêtre ». Dans Cité de Carcassonne, il est question d’une femme qui passe « prenant les cœurs un à un » puis se lasse « et met les cœurs dans son panier ». Ailleurs, « le ciel est un manteau de laine ». 

La langue d’Apollinaire est à portée de mains.

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Désuètes parades de cirque comme il s’en déroulait parfois le dimanche dans le village où j’ai grandi, non loin du clocher de l’église autour duquel tournoyaient des corneilles. Nous allions en famille applaudir les baladins. Ils me rappelaient ceux décrits par Apollinaire dans son poème Saltimbanques. Je les observais installant leur chapiteau sur un terrain vague au long des jardins. Au bord de la rigole, s’abreuvait pauvrement un chameau déganté. Ni ours, ni singe ne réclamaient des sous sur mon passage. Et mes bohémiens n’avaient ni poids ronds, ni carrés, ni tambours, ni cerceaux dorés. Je me demandais pourquoi ma réalité était si différente de celle du poème.

Ceci est affaire d’enchanteurs sous des bouleaux crépusculaires.

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Guillaume Apollinaire est mort à trente-huit ans le 9 novembre 1918. Il a succombé à des complications pulmonaires après avoir contracté la grippe espagnole (souche H1N1), épidémie dont les historiens ont encore du mal à dénombrer les victimes. L’institut Pasteur évalue entre 20 et 50 millions les victimes de la pandémie dans le monde. Des réévaluations récentes font état de quelque 100 millions de morts. Le poète a été enterré dans la liesse de l’armistice. Le jour de ses funérailles, les Parisiens criaient « A bas Guillaume », en référence à l’empereur vaincu, sur le passage du catafalque.

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Nous empruntons, pour disparaître, le chemin des ormeaux. 

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Sources : Pascal Pia, Apollinaire par lui-même, collection Microcosme-Ecrivains de toujours, éditions du Seuil ; Apollinaire, Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. 

27 avril 2020-10 mars 2021