Étiquette : Pablo Picasso

Le journal d’avril 2023

Cahier bleu, premier matin & Résistances

samedi29

S’approcher un peu chaque soir du mystère des langues.

Pause poétique – Exposition photographique de Jaume Saïs – Espace des arts du Boulou.

Rendez-vous avec le bruissant. Nous sommes quelques-uns, à la tombée du jour, autour de Jaume Saïs pour le finissage de son exposition photographique à l’Espace des arts du Boulou. On y entend des voix poétiques qui toutes explorent des confins. André Robèr lit un poème ad libitum, Didier Manyach des extraits de son dernier recueil, La semence des racines, aux éditions Paraules. « Tout brûle & s’annule dans un lit de fougères ». On y entend les voix si rares d’Edouard Jean Maunik et d’Alain Borne. 

Pere Figueres nous fait l’heureuse surprise de ses chansons. De son dernier disque, Vora vosaltres, la magnifique Vine amb mi. « Vine amb mi / i per la passejada / potser farem estada / a la vora del cami » (Viens avec moi / et en nous promenant / si tu veux nous ferons une pause / au bord du chemin). 

Ces moments partagés de pauses poétiques – de pauésie – si loin des confusions du temps, je les ressens toujours comme un premier matin.

(A lire aussi : Cinq poèmes d’Alain Borne dans l’Anthologie / L’exposition Rendez-vous avec le bruissant dans le Note-Book)

vendredi28 

Le 15 novembre 1924, Joe Bousquet force les portes de la littérature. Dans un cahier, il écrit : « Ce cahier bleu ne doit me servir qu’à transporter véritablement mes pensées sous mon regard (…) La condition de sa qualité, c’est qu’il soit voué aux flammes. » Bousquet, comme Kafka, pensait-il brûler les cahiers dans lesquels il allait chaque jour, chaque nuit, porter ses pensées sous son regard ? Quelques lignes plus loin, il s’interroge : « Tout ce que j’y publierai ne sera-t-il pas illisible ? ». 

En 1924, Joe Bousquet n’a encore rien publié. Son premier texte consacré au poète François-Paul Alibert ne paraîtra qu’en octobre 1925 dans la Nouvelle Revue du Midi

En 1924, Joe Bousquet lutte contre une paralysie que les médecins ne pensent pas encore irréversible. Croit-il en sa guérison ? A 22 ans, il façonne l’écrivain qu’il va devenir. Mais, déjà là, dans le cahier bleu : son écriture à nulle autre pareille. Une écriture au bord du lisible. 

mardi25

J’écoute la musique comme je lis, par affinités électives, disques et livres dont les conversations secrètes dessinent un chemin. J’aime ces ponts imaginaires, ces liens que tissent l’intelligence et la sensibilité des écritures. Ces correspondances, pour le dire avec le mot de Baudelaire. 

Ce matin, par un de ces enchaînements enchanteurs, je découvre le compositeur allemand Robert Franz (1815-1892). La fiche Wikipedia de ce musicien est squelettique. J’y apprends que sa vocation suscite l’hostilité familiale. Qu’il devient sourd à 26 ans (c’est un an plus tôt que Beethoven). Que des désordres nerveux entravent sa carrière. Qu’il a malgré tout composé une quantité significative de lieder.

Le 21 septembre 1992 à l’observatoire Karl-Schwarzshild de Tautenburg, charmant bourg de Thuringe situé à une dizaine de kilomètres d’Iéna, deux astronomes allemands, Freimut Börngen et Lutz Dieter Schmadel, découvrent un astéroïde dans la région du Système solaire située entre les orbites de Mars et Jupiter, connue des spécialistes sous le nom de ceinture principale. Cet objet céleste dont l’orbite se caractérise par un demi-grand axe de 3,00 UA, une excentricité de 0,06 et une inclinaison de 10,9° par rapport à l’écliptique, a été baptisé (10116)Robertfranz en l’honneur du compositeur. 

Désormais, quand je regarderai le ciel… 

vendredi21

La « robe » de détenue de Louisette Carreras, résistante perpignanaise déportée à Ravensbrück.

Préfecture des Pyrénées-Orientales
Quai Sadi Carnot – Perpignan

Francine Sabaté était employée à la préfecture des Pyrénées-Orientales. Son engagement politique au Parti communiste, elle le vit en famille avec sa mère Joséphine et sa sœur Odette. Dès 1936, les trois femmes prennent fait et cause pour les Républicains espagnols.

Au printemps 1939, c’est la tragédie de la Retirada. Quelques mois plus tard, un décret-loi interdit le Parti communiste français. S’ouvre une longue période de travail clandestin. Pour Francine à la préfecture. Pour Odette au central téléphonique de la Poste. Le foyer familial devient un refuge pour les guérilleros espagnols et ceux qui ont combattu à leurs côtés. Puis arrivent les premiers résistants fuyant la répression allemande, les pilotes anglais tentant de regagner leurs unités via l’Espagne…

Francine fabrique de faux-papiers grâce à des tampons et documents officiels  subtilisés à la préfecture. Chez les Sabaté, on tire aussi des tracts. On met la main à l’édition clandestine du Travailleur Catalan, l’hebdomadaire des communistes des Pyrénées-Orientales. A partir de fin 1942, les trois femmes entrent dans la lutte armée.

Le 15 juin 1943, Joséphine, Odette et Francine sont arrêtées par la section spéciale de la police de Vichy. Odette s’évade et continuera le combat jusqu’à la Libération. Francine et sa mère sont jugées le 31 janvier 1944 à Montpellier. Emprisonnées d’abord à Perpignan puis successivement à Montpellier, Pau, Lyon et Chalons-sur-Saône, elles sont internées au fort de Romainville avant d’être livrées à la Gestapo. Le sinistre voyage se termine le 14 mai à Ravensbrück. Le 29 mars 1945, Joséphine Sabaté part pour le convoi des « sacrifiées ». Francine est épuisée. Elle meurt à l’âge de 25 ans, le 25 avril 1945, tandis que les troupes soviétiques libèrent le camp.

Pendant l’hommage à Francine Sabaté.

Cet après-midi, à l’initiative de Femmes solidaires 66, des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation et du Préfet des Pyrénées-Orientales, un hommage est rendu à Francine Sabaté dans le hall d’accueil de la préfecture. Une plaque y rappelle l’engagement républicain et antifasciste de cette jeune fonctionnaire réfractaire à l’Etat français et sa collaboration au nazisme. 

jeudi 20 avril

Arte TV diffuse la série documentaire en quatre épisodes de Patrick Rotman intitulée Résistances.

Le propos du documentariste consiste à montrer que la Résistance ne fut pas un bloc monolithique homogène. Il parle donc de Résistances au pluriel. Au commencement, des réseaux disséminés sur tout le territoire national travaillent chacun de leur côté, jusqu’à ce que Jean Moulin entreprenne de fédérer ces entités éparses dont les visées politiques n’étaient pas toujours convergentes, en une seule organisation, le Conseil de la Résistance et sa branche militaire, l’Armée secrète. Rien que ne sache déjà qui s’intéresse tant soit peu à la période.

Pour décrire cette diversité, le réalisateur suit les trajectoires d’acteurs choisis pour la place centrale que certains occupèrent dans les mouvements et pour d’autres, leur dévouement anonyme et désintéressé à la libération de la France. 

Ce dispositif narratif, servi par un remarquable montage de documents d’archives complétés par des dessins d’animation quand il s’agit de faire récit de moments non documentés, aiguise la curiosité. On ressort hélas déçu de ces quatre heures somme toute assez scolaires. Ne prenant appui que sur les événements les plus connus, le film n’entre pas plus avant dans les ressorts intimes qui poussèrent tant de femmes et d’hommes à dire non et ce faisant, apportèrent un démenti cinglant à la fatalité de l’histoire. 

« Unissez-vous dans l’action »

Appel de Charles Tillon
17 juin 1940

(capture d’écran)

Le rôle des communistes est réduit à sa plus maigre expression. On n’échappe pas à la « neutralité bienveillante » du Parti, moins muselé pourtant par le pacte germano-soviétique que par son passage contraint dans la clandestinité après que fût prononcée son interdiction par décret-loi le 26 septembre 1939. On sait aujourd’hui qu’à titre individuel, de nombreux communistes entrèrent en résistance dès les premières heures sans attendre les ordres de personne, encore moins de Moscou. 

Tout aussi décevant de la part d’un documentariste réputé pour la rigueur de ses enquêtes, Patrick Rotman passe sous silence l’appel du 17 juin 1940 rédigé par Charles Tillon sous forme de tract encarté dans des journaux bordelais. « Unissez-vous dans l’action ! », concluait alors sans ambigüité le dirigeant communiste.

Rien non plus sur le rôle des intellectuels et des poètes unis dans la lutte malgré, parfois, leurs divergences politiques : Robert Desnos mort du typhus à Theresienstadt le 8 juin 1945, Louis Aragon et sa « langue d’évasion », Pierre Seghers et sa revue Poésie 40, Max-Pol Fouchet et la revue Fontaine, Paul Eluard et son poème Liberté, Robert Rius et le groupe de La main à plume…

Missak Manoukian – parce que l’Affiche rouge – et le colonel Rol-Tanguy qui dirigea depuis son QG souterrain la libération de Paris, échappent d’un coup d’œil furtif à cette lecture pour le moins superficielle du rôle que joua dans les mouvements de résistance à leurs commencements puis dans la Résistance organisée, le Parti des fusillés.

 

lundi17

20 heures – Rien.

dimanche16

Lu la préface d’Androula Michaël au volume des Poèmes en langue française de Picasso paru au Cherche Midi. 

Lorsqu’il se met à l’écriture en 1935, Picasso, âgé de cinquante quatre ans, traverse une crise. Il commence une nouvelle vie après sa séparation d’avec Olga et se dit « prêt à tout abandonner, la peinture, la sculpture, la gravure et la poésie pour se consacrer entièrement au chant ». 

La poésie, finalement, est plus forte que la tentation du renoncement. Entre 1935 et 1936, l’écriture devient une activité majeure dans le quotidien de l’artiste qui, en pleine « réorientation de son travail plastique », a remisé pour un temps ses pinceaux. Il écrit presque tous les jours. En français et en espagnol. Ses poèmes portent comme titre la date de leur composition. Il y en aura trois cent-cinquante jusqu’en 1959 – pour ceux recensés à ce jour dans des collections diverses. 

Picasso prend très au sérieux cette affaire d’écriture qui, dans une certaine mesure, le sauve. Il accorde un soin particulier à ce travail. Il met au net les esquisses sur un luxueux papier d’Arches, le même qu’il utilise pour ses dessins. Il recopie les poèmes à l’encre de Chine ou aux crayons de couleur. Trait mallarméen : dans la manière de disposer les textes sur la page, il se montre sensible à la spatialité de l’écrit. « Il compose visuellement ».

Son premier poème, Picasso l’écrit en espagnol le 18 avril 1935. C’est un long texte en prose qui commence ainsi : « si yo fuera afuera las fieras vendrian a comer en mis manos y mi cuarto apareceria sino fuera de mi… » (si j’allais dehors les fauves viendraient manger dans ma main et ma chambre n’en apparaîtrait que hors de moi…)

Sources : Picasso, Poèmes, Le Cherche Midi 2005 ; Picasso, Ecrits (1935-1959), Quarto Gallimard 2021. 

samedi15

Au point de rencontre que des camarades et moi-même animions ce matin sur la place de la République à l’heure du marché, cette dame charmante qui m’encourage à ne pas abandonner la lutte et qui dans le même temps me vante à l’oreille les mérites de son veuvage. Elle n’est plus contrainte de faire ni lessive ni vaisselle pour son mari défunt.

vendredi14

Rassemblement devant la Préfecture.


Quai Sadi Carnot – Perpignan

Triple peine infligée ce soir comme une gifle aux opposants à la réforme des retraites. Le Conseil constitutionnel valide le projet de loi, censure les rares articles du texte à caractère un tant soit peu social et rejette l’organisation d’un référendum d’initiative partagée qui aurait donné la parole au peuple bâillonné afin qu’il décide lui-même de son avenir. Puis comme un assommoir : la loi est promulguée dans les heures qui suivent la décision des « Sages ». La violence d’Etat ne se connaît plus de limite.  

jeudi 13

Après une interruption de plusieurs mois, la tournée mondiale Rough and Rowdy Ways de Bob Dylan se poursuit au Japon. Ordinairement, il ne change rien à sa setlist. Le concert est rôdé et ne varie pas d’un iota. Mais à Tokyo hier soir, à la surprise générale, il a dérogé à la règle en interprétant la chanson Truckin’, clin d’œil au groupe Greateful Dead avec qui Dylan avait effectué une tournée en 1987 et enregistré un album deux ans plus tard. Tout de suite, la « dylanosphère » s’agite et questionne le sens de l’insertion de ce titre dans un set ne souffrant jusqu’ici aucune dérogation. 

Composée par Jerry Garcia, Bob Weir et Phil Lesh sur des paroles de Robert Hunter, Truckin’ clôt American Beauty, l’album culte de Greateful Dead sorti en 1970. Elle a été classée trésor national en 1997 par la United States Library of Congress. 

La chanson raconte un improbable road trip passant par New York, Chicago, Detroit, Dallas, Houston et Buffalo, sur fond de livraison de drogue dans un hôtel de New Orleans. Elle est célèbre pour son vers devenu un classique : « What a long strange trip it’s been » (Quel long et étrange voyage cela a été). « Une idée qui parle à tout le monde », écrit Dylan qui consacre un chapitre à Truckin’ dans son livre Philosophie de la chanson moderne. « Les paroles se télescopent mais le sens reste clair », acquiesce-t-il. « Celui qui chante ici, parle et agit comme celui qu’il est, pas comme les autres voudraient qu’il le fasse ». Très dylanien, au fond.

M’intrigue tout de même ce mystérieux personnage, do-dah man, dont il est question au début de la chanson et que je ne quitte pas des yeux tant il me semble l’avoir déjà croisé. Un sosie du Mister Jones de Ballad of a thin man

Source : Bob Dylan, Philosophie de la chanson moderne, Fayard (2022).

Manifestation contre la réforme des retraites

Place des Victoires – Perpignan

Moins de monde que d’habitude à la manifestation de ce matin. On ne peut pourtant pas dire que la détermination faiblit. Chacun est suspendu à la décision que doit prendre demain le Conseil constitutionnel. Validera-t-il le projet de loi non votée au Parlement ? La censurera-t-il ? Donnera-t-il son feu vert au référendum d’initiative partagée ? Une certaine lassitude est palpable dans le cortège. Pas désabusés les opposants mais meurtris par la violence de cette lutte. Violence de la réforme elle-même. Violence de la manière dont elle a été portée devant les députés et les sénateurs. Violence du processus parlementaire dévoyé, du débat tronqué, du mépris des syndicats et du peuple clamant son refus depuis trois mois maintenant, violence des gaz lacrymogène, des tirs de LBD, des Brav-M. La violence règne partout dans l’espace public. C’est la méthode ultime de l’Etat libéral pour imposer ses diktats. La République vacille sur ses bases démocratiques. Et cette sourde inquiétude qui monte : l’extrême-droite de plus en plus proche du pouvoir. 

Rien pourtant n’est inexorable. Il n’y a pas de fatalité dans l’histoire. 

mercredi12

Signé ce matin l’appel de soutien à la Ligue des droits de l’homme lancé par L’Humanité après la menace brandie par le ministre de l’Intérieur à son encontre. Je reprends ici la phrase prononcée par Robert Badinter lors d’une conférence donnée à Strasbourg sur La France et la Cour européenne des Droits de l’Homme : « Lorsque la France se targue d’être le pays des droits de l’homme, c’est une figure de style. Elle est la patrie de la déclaration des droits de l’homme, aller plus loin relève de la cécité historique ».   

vendredi7

Procession de la Sanch

Rue de la Barre – Perpignan

Le plus cocasse, dans la procession de la Sanch qui avait lieu cet après-midi et sur le passage de laquelle le piéton ordinaire se retrouve malgré lui projeté plusieurs siècles en arrière, est la colère de cette jeune femme coincée dans les ralentissements provoqués par le cortège et les badauds qui l’accompagnent, s’en prenant à ces manifestants contre la réforme des retraites qui décidément l’excèdent, elle qui bien sûr travaille et doit penser qu’elle est la seule à se lever chaque jour à cinq heures pendant que tous ces « fainéants de fonctionnaires » (sic) prennent un malin plaisir à la freiner dans sa marche. 

jeudi6

Ce titre à la Une du Monde daté de demain : « Manifestations : Gérald Darmanin menace de couper les subventions à la LDH ».

Chaque jour, l’atmosphère devient ici un peu plus irrespirable. Dans quel pays vivons-nous ?

mardi4

De retour à ma table de travail, « table de peine » si je parlais comme Pierre Bergounioux dans ses Carnets de notes (éditions Verdier). Ecrire est difficile. Douloureux, pour Kafka qui s’efforce un peu plus chaque nuit d’en découdre avec les pages de son journal. 

Le cours des choses peut surprendre.

« Je me voyais me voir… » – Rive de la Têt – Avenue Torcatis à Perpignan.

Tout au long de sa vie d’écriture dont l’essentiel se déroula au secret de ses cahiers, Paul Valéry a dû faire face aux attaques de ses contemporains, plus virulentes au rythme croissant de sa notoriété, de sa réception à l’Académie française à son entrée au Collège de France pour y prononcer un Cours de Poétique longtemps demeuré objet de spéculations et que le professeur de littérature comparée William Marx, lui-même titulaire d’une chaire dans cet établissement prestigieux, vient de rendre à sa réalité avec l’édition des matériaux retrouvés de cet enseignement longtemps mal connu. 

Louis Aragon n’a pas eu de mots assez durs contre la poésie de Paul Valéry dans son Traité du style paru en 1928. Il en avait été pourtant un fervent admirateur aux côtés d’André Breton – dont, pour la petite histoire, Valéry fut le témoin de mariage – dans les tout premiers temps du surréalisme. 

« … le vocabulaire abstrait de cet auteur cache surtout une escroquerie préméditée qui a réussi… », accuse Aragon qui se force à ne voir qu’un « truc » dans la célèbre formule de La Jeune Parque : « Je me voyais me voir… » Cette rupture brutale entre les surréalistes et Valéry n’est guère surprenante dans une époque de table rase littéraire où l’auteur du Cimetière marin s’offrait au sacrifice dans le rôle idéal des statues que l’on déboulonne. Pour le dire avec les mots choisis de William Marx : pour toute une génération nouvelle d’écrivains et de poètes qui se donnent alors pour tâche de changer le monde, « Valéry représente une idée de la littérature que l’on veut remplacer ». Dans le cas d’Aragon, il s’agit littéralement d’abattre. Pas de (beaux) quartiers !

« André Gide n’est ni un palefrenier ni un clown : mais un emmerdeur », lit-on dès les premières pages du Traité du style. Le reste à l’avenant. Ou presque. Parce que tout de même, ce livre provocateur ne se réduit pas aux flèches qui font mouche. On y trouve aussi de ces fulgurances qui feront d’Aragon sans conteste l’une des voix majeures de la poésie du XXe siècle. 

Sans conteste n’est peut-être pas le mot juste. J’ai côtoyé dans ma jeunesse journalistique un collègue dont j’avais découvert au hasard d’une conversation littéraire qu’il détestait Aragon. Le seul fait de prononcer son nom le mettait dans un état de fureur indescriptible au point qu’au sein de la rédaction, parler d’Aragon pour déclencher son ire était devenu un jeu. Moi qui brandissais alors Le Musée Grévin comme l’acmé de la poésie de langue française, je ne pouvais trop en vouloir à mon vieux camarade et pour cause : mélomane, il considérait le pianiste Yves Nat, de manière là encore quelque peu radicale, comme le seul interprète digne des monumentales sonates de Beethoven. Ce avec quoi j’étais alors assez d’accord.

« Oui, je lis. J’ai ce ridicule. J’aime les beaux poèmes, les vers bouleversants, et tout l’au-delà de ces vers. Je suis comme pas un sensible à ces pauvres mots merveilleux laissés dans notre nuit par quelques hommes que je n’ai pas connus. J’aime la poésie ».

Sources : Paul Valéry, Cours de poétique, édition de William Marx, Bibliothèque des idées, Gallimard, deux volumes (2023) ; William Marx, Valéry ou la Littérature, cours au Collège de France à écouter en ligne sur le site de l’établissement ; Louis Aragon, Traité du Style, L’imaginaire Gallimard (1996).