Une scène sublime

Dans leur correspondance abondante à cette époque, Balzac tient Eve Hanska informée de l’avancement d’Eugénie Grandet auquel le romancier consacre l’essentiel de son temps. Le 12 novembre 1833, il lui écrit : « Il y a une scène sublime (à mon avis et je suis payé pour l’avoir) dans Eugénie Grandet qui offre son trésor à son cousin… »

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Bureau de Balzac
Rue Raynouart, Paris
septembre 2013

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Voici la scène : 

« Cher cousin », dit Eugénie en laissant la lettre, et se sauvant à petits pas chez elle avec une des bougies allumées. Là ce ne fut pas sans une vive émotion de plaisir qu’elle ouvrit le tiroir d’un vieux meuble en chêne, l’un des plus beaux ouvrages de l’époque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, à demi effacée, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge à glands d’or, et bordée de cannetille usée, provenant de la succession de sa grand-mère.

Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut à vérifier le compte oublié de son petit pécule. Elle sépara d’abord vingt portugaises encore neuves, frappées sous le règne de Jean V, en 1725, valant réellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté desdites pièces qui reluisaient comme des soleils. Item, cinq génovines ou pièces de cent livres de Gênes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d’or. Elles lui venaient du vieux M. de La Bertellière. Item, trois quadruples d’or espagnols de Philippe V, frappés en 1729, donnés par Mme Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la même phrase : « Ce cher serin-là, ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres ! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor ». Item, ce que son père estimait le plus (l’or de ces pièces était à vingt-trois carats et une fraction), cent ducas de Hollande, fabriqués en l’an 1756, et valant près de treize francs. Item, une grande curiosité !… des espèces de médailles précieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de la Vierge, toutes d’or pur à vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids ; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment à manier l’or. Item, le napoléon de quarante francs reçu l’avant-veille, et qu’elle avait négligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trésor contenait des pièces neuves et vierges, de véritables morceaux d’art desquels le père Grandet s’informait parfois et qu’il voulait revoir, afin de détailler à sa fille les vertus intrinsèques, comme la beauté du cordon, la clarté du plat, la richesse des lettres dont les vives arêtes n’étaient pas encore rayées. Mais elle ne pensait ni à ses raretés, ni à la manie de son père, ni au danger qu’il y avait pour elle de se démunir d’un trésor si cher à son père ; non, elle songeait à son cousin, et parvint enfin à comprendre, après quelques fautes de calcul, qu’elle possédait environ cinq mille huit cents francs en valeurs réelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre près de deux mille écus. A la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains, comme un enfant forcé de perdre son trop plein de joie dans les naïfs mouvements du corps. Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune : lui, pour aller vendre son or ; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d’affection. Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. La misère secrète de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances ; puis, elle était forte de sa conscience, de son dévouement, de son bonheur. Au moment où elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d’une main la bougie, de l’autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resté béant de surprise. Eugénie s’avança, posa le flambeau sur la table et dit d’une voix émue : « Mon cousin, j’ai à vous demander pardon d’une faute grave que j’ai commise envers vous ; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez l’effacer.

Qu’est-ce donc ? dit Charles en se frottant les yeux.

J’ai lu ces deux lettres. Charles rougit. Comment cela s’est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais je suis tentée de ne pas trop me repentir d’avoir lu ces lettres, puisqu’elles m’ont fait connaître votre cœur, votre âme et…

Et quoi ? demanda Charles.

Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme…

Ma chère cousine…

Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d’une pauvre fille qui n’a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frère, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre sœur ». Eugénie, autant femme que jeune fille, n’avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet. « Eh bien, vous refuseriez ? » demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence. L’hésitation de son cousin l’humilia ; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou. « Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or ! dit-elle. Mon cousin, de grâce, une réponse ?… que je sache si vous m’honorez, si vous êtes généreux, si… » En entendant le cri d’un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu’il saisit afin de l’empêcher de s’agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table. « Eh bien, oui, n’est-ce pas ? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur ; un jour vous me le rendrez ; d’ailleurs, nous nous associerons ; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m’imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don ». Charles put enfin exprimer ses sentiments. 

[Voici la réponse « gracieuse » du cousin à laquelle Balzac fait allusion dans sa lettre à Mme Hanska.] 

« Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.

Que voulez-vous, dit-elle effrayée.

Ecoutez, ma chère cousine, j’ai là… »

Il s’interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d’un surtout de cuir. « Là, voyez-vous, une chose qui m’est aussi précieuse que la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l’or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire ; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilège ». Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. « Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge ». Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l’ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l’or un prix bien supérieur à celui de son poids. « Ce que vous admirez n’est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double-fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière ». Il tira deux portraits, deux chefs-d’œuvre de Mme de Mirbel, richement entourés de perles. « Oh ! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv… Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait ; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver ; mais détruisez-les, afin qu’après vous ils n’aillent pas en d’autres mains… » Eugénie se taisait. « Hé bien, oui, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il avec grâce. En entendant les mots qu’elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur ; il lui prit la main et la baisa.

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Sources : Balzac, Lettres à Madame Hanska, Bouquins, Laffont ; La Comédie Humaine, Bibliothèque de la Pléiade, pour le texte cité.

8 décembre 2020

« Le livre des bourgeois »

Le 5 janvier 1918, paraît à Turin, dans le journal Il Grido del Popolo, un article signé A.G. intitulé La Révolution contre Le Capital. En réalité, il s’agit de la seconde publication d’un texte dont la première version, parue dans l’Avanti (journal milanais) le 24 décembre 1917, avait été caviardée par la censure.

Gramsci y avance l’idée que la Révolution des Bolcheviques s’est faite contre Le Capital de Karl Marx, ou plus exactement contre la lecture qui en a été faite. « Le Capital de Marx était en Russie le livre des bourgeois plus qu’il n’était celui des prolétaires ». Cela tient au fait, explique Gramsci, que le processus révolutionnaire tel que théorisé par Marx implique d’abord et « nécessairement » la formation d’une classe bourgeoise suivie de  la mise en place effective d’un système capitaliste sur le modèle de la civilisation occidentale. Sans ces deux éléments – classe bourgeoise, système capitaliste dominant – les conditions ne sont pas remplies pour la mise en mouvement du prolétariat vers son émancipation révolutionnaire. 

En Russie cependant, Gramsci observe que la révolution bolchevique apporte un démenti aux « canons du matérialisme historique ». En effet, le processus révolutionnaire s’enclenche alors même qu’aucun des deux facteurs n’est accompli. « Les faits, dit Gramsci, ont fait éclater les schémas ». « Les canons du matérialisme historique ne sont pas aussi inflexibles (…) qu’on l’a pensé », en conclut le communiste italien pour qui « les faits ont débordé les idéologies ».

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Il n’est de dogme qui ne soit tôt ou tard submergé par l’Histoire. 

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Karl Marx
Le Capital
1867, édition originale

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« Si les bolcheviks renient quelques affirmations du Capital » comme il vient d’être dit, « ils n’en renient pas la pensée (…) vivifiante ». Pour Gramsci, les bolchevicks « ne sont pas marxistes » dans le sens où ils conduisent leur révolution en dehors du cadre défini par Marx lui-même. En revanche, « ils vivent la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais » et font retour à une pensée authentique, « débarrassée des scories positivistes et naturalistes » qui, selon lui, l’avaient altérée. 

A quoi reconnaît-t-on la pensée marxiste « authentique » ? A ce qu’elle « reconnaît toujours comme plus grand facteur de l’histoire, non les faits économiques bruts, mais l’homme ». C’est une pensée qui place l’homme au cœur de l’Histoire en tant que son principal acteur.

« Il semble que la nouvelle génération veuille retourner à l’authentique doctrine de Marx pour laquelle l’homme et la réalité, l’instrument de travail et la volonté, ne se désolidarisent pas mais s’identifient dans le moment historique. C’est pourquoi ils pensent que les canons du matérialisme historique ne sont valables que post factum, afin d’étudier et de comprendre les événements du passé et qu’ils ne doivent pas devenir une hypothèque sur le présent et l’avenir ». 

En Russie, la révolution est une conséquence de la guerre « qui a modifié la situation historique normale », conférant à « la volonté sociale, collective, des hommes une importance qu’elle n’avait pas dans des conditions normales ». Nul besoin d’une bourgeoisie ni d’un capitalisme installé pour lancer le processus révolutionnaire. D’autres circonstances historiques – la guerre – suffisent à le déclencher.

C’est l’homme qui fait l’histoire, qui l’écrit, l’invente, la rêve. L’homme qui la précède et, par la lutte des classes, l’accomplit. Ce n’est donc pas l’économie qui doit dominer l’homme et le monde. Il appartient au contraire à l’homme de la soumettre à sa volonté. 

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« Les révolutionnaires créeront eux-mêmes les conditions nécessaires pour la réalisation pleine et entière de leur idéal ».

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Source : Antonio Gramsci, La Révolution contre le Capital, in Œuvres complètes, éditions Gallimard, Bibliothèque des idées. 

3 février 2018-27 novembre 2020-10 février 2023

Retour à Big Pink

un continuum Dylan-temps (1)

Big Pink. 1967. Cinq musiciens désormais groupés sous le nom de The Band font corps avec Bob Dylan, occupé à renaître après avoir cassé les vieux murs. A l’époque où ils s’appelaient encore The Hawks, ils l’ont escorté sur la route cabossée de l’électrique. Le 17 mai 1966 au Free Trade Hall de Manchester, ils étaient là quand Dylan se fait traiter de Judas. Deux mois plus tard, c’est la chute. Accident de moto. Fin de l’histoire ? Il s’en est fallu de peu. 

Qu’est-ce qui était alors devenu si irrespirable, si peu lisible dans les yeux de ceux qui baissaient les paupières ? 

Après le crash, le recommencement. Les mots et la musique relèvent. Il suffit de peu.

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Tandis que les mouettes traversent la ville et que mona lisa se prépare pour un long voyage, l’heure n’est pas encore au retour

d’abord reconstruire, chercher un son, jouer des instruments, piano mandoline guitare comme ils viennent, rire

reprendre langue 

« nous grimperons cette colline peu importe sa pente »

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En 1967, donc, Bob Dylan et The Band se terrent dans les caves – les basement – de Big Pink, la villa louée tout près de Woodstock, pour enregistrer des titres où country, folk, blues et rock composent un romancero de joie débridé. A West Saugerties, on ne s’interdit rien. On essaie. On explore. On pousse les murs. Le son ne ressemble à aucun son entendu jusqu’ici. Un album non officiel de ces sessions – The Great White Wonder – circule deux ans plus tard. En 1975, Columbia se décide enfin à presser The Basement Tapes, un double album devenu mythique dans la discographie dylanienne et dans lequel figure le titre You ain’t goin’ nowhere qui dit avec quelle énergie Dylan, après son accident de moto, cherche à revisiter sa route 61. 

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Cette chanson a une histoire chaotique. Il en existe une première version où l’auteur semble improviser les couplets. Il y est question d’une chère Sue à qui le narrateur conseille de nourrir le chat et de se saisir d’un chapeau, tout simplement parce que cat rime avec hat. Il existe une seule prise de cette version qui ne verra jamais le jour. Elle est aujourd’hui repêchée dans le onzième volume des Bootleg Series. Dans le disque officiel de Columbia en 1975, c’est un tout autre texte que l’on entend. Un homme pris dans les frimas de l’hiver attend sa fiancée et se demande s’ils voleront ensemble dans un fauteuil magique. Plus loin il est question d’une flûte et d’un fusil prêt à tirer mais que Robert Louis et Didier Pemerle assimilent, dans leur traduction française pour les éditions Seghers, à une seringue « qui arrose les garde-fous arrière et les succédanés ». Plus loin encore, on croise Gengis Khan incapable de « fournir à tous ses rois leur soûl de sommeil ».

Bob Dylan et The Band ont réalisé une première prise de la chanson encore en gestation. Seul le refrain – Whoo-ee! Ride me high / Tomorrow’s the day… – est déjà fixé. Puis Dylan, qui pensait à juste titre pouvoir tirer quelque chose de ce premier jet, s’est décidé à écrire des couplets donnant lieu à une nouvelle prise, celle retenue pour l’album de 1975. 

Ce qui se joue dans les sous-sols de Big Pink n’est pas un projet abouti. Rien n’est clair. Dylan et ses musiciens explorent. Ils cherchent quelque chose de résolument nouveau.

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Bob Dylan au Grand Rex. Paris.
12 avril 2019

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La chanson sera encore en partie réécrite pour sa publication dans le Greatest Hits Volume II. Où Dylan adresse un clin d’œil au chanteur et guitariste des Byrds Roger McGuinn – Pack up your money, Pull up your tent McGuinn – qui avait modifié les paroles dans sa reprise du titre. C’est à n’en jamais finir. Soit dit en passant, dans cette version résolument country, on entend un superbe harmonica joué par Dylan bien sûr. 

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Il arrive fréquemment à Bob Dylan de reprendre sur scène de vieilles chansons parfois un peu ou complètement oubliées. Mais il n’en respecte généralement pas l’original. Dylan (se) réinvente. Le 19 novembre 2012 devant le public du Wells Fargo Center de Philadelphie, lors d’une énième étape du Never Ending Tour, il se souvient de Big Pink et donne une nouvelle version de You ain’t goin’ nowhere dont il a encore réécrit les paroles comme on tourne une page. Textes palimpsestes.

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En 1967 dans les sous-sols de Big Pink, Dylan chantait : « Enlève de ton esprit ce temps hivernal / Tu ne vas nulle part… » La question n’est pas la destination finale que chacun connaît peu ou prou. L’important, c’est d’être sur la route

En ce temps-là déjà, un vent glacial soufflait fort aux frontières. 

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Sources : le site de François Guillez pour les traductions françaises des textes de Bob Dylan ; Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon, Bob Dylan la totale (les 492 chansons expliquées), éditions du Chêne/EPA 2015 ; Bob Dylan, Ecrits et dessins, traductions Robert Louis et Didier Pemerle, Seghers 1975. 

Discographie : The Basement Tapes, Columbia 1975 ; Greatest Hits volume II, Columbia, 1971 ; The Basement Tapes complete (the bootleg series volume 11), Columbia 2014.

11 janvier-10 mars 2021-9 & 10 février 2023

Une scène culte

Aussi loin qu’il regarde (mais regarde-t-il vraiment ou est-ce une impression ?), il n’y a rien. Rien, sinon une étendue sans fin de terre rouge saupoudrée de sable ocre sous un ciel bleuté que les oiseaux désertent. Il fait chaud. Boire est le dernier luxe d’une sale journée.

Une phrase musicale élastique s’étire sans fin.

Que s’est-il passé pendant les quatre années où il a disparu ? Où est-il allé ? Dans quelle ville  ? Que lui est-il arrivé ? A-t-il eu des ennuis ? Fait de mauvaises rencontres ? Mystère alourdi de silence. Jusqu’au bout, il n’y a pas de réponse. Jusqu’au bout, le silence.

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Retrouvailles –
Paris, Texas (capture d’écran)

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Paris, Texas de Wim Wenders est sorti en France le 19 septembre 1984. Cette année-là, je fus parmi les 2 019 539 personnes qui ont vu le film en salle & j’en ai toujours conservé des images dans mon souvenir. La casquette rouge coiffant la tête de Travis Henderson dans le désert Mojave. Les séquences d’un bonheur en super 8. L’éphémère sur pellicule. Le temps mort. Le désert. La soif. Le rire des enfants dans la cour de l’école. Les avions. L’angoisse. Le silence.

Entre toutes ces réminiscences, il y a bien sûr la scène culte. Les retrouvailles dans le peep-show d’un quartier glauque de Houston où Jane travaille maintenant. Derrière la vitre teintée qui les sépare, elle ne peut le voir. Il lui parle par téléphone. La première fois, elle ne reconnaît pas sa voix. Il ne lui dit pas qui il est. Lorsqu’il revient le lendemain, il lui raconte leur histoire en lui tournant le dos. Elle comprend alors que c’est lui. Elle pose ses mains sur la vitre comme si elle voulait, à l’aveugle, caresser son visage pour en redessiner sous ses doigts les contours. Il lui indique le nom de l’hôtel et le numéro de la chambre – 15-20 – où l’attend leur enfant. Elle ira le chercher tout à l’heure pour l’emmener avec elle. Il observera la scène depuis la rue. Il les devinera derrière la baie. On dirait alors que tout est accompli. Il peut disparaître dans le soir tombant. Générique de fin.

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Un an plus tard, Bob Dylan chanterait :

I’ll remember you
When the wind blows through the piney wood.
It was you who came right through,
It was you who understood.
Though I’d never say
That I done it the way
That you’d have liked me to.
In the end,
My dear sweet friend,
I’ll remember you.

Tu seras dans mes souvenirs
Quand le vent soufflera dans les bois de pins.
C’est toi qui es arrivée,
C’est toi qui as compris.
Pourtant je ne dirai jamais
Que j’ai agi comme
Tu aurais aimé.
A la fin,
Ma chère et douce amie,
Tu resteras dans mes souvenirs.

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Dans la lenteur des jours simples et ordinaires, sept minutes d’un bonheur en super 8 (bande son : Cancion Mixteca, musique de Ry Cooder).

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Sources : Paris, Texas de Wim Wenders (1984) ; Bob Dylan I’ll remember you, extrait de l’album Empire Burlesque (1985), traduction François Guillez sur son site http://www.bobdylan-fr.com/index.html

28 mars 2020-21 novembre 2022