Miroirs de Meaulnes

« Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l’intérieur de la propriété. Les vestiges d’un mur séparaient le jardin délabré de la cour, où l’on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A l’extrémité des dépendances qu’il habitait, c’étaient des écuries bâties dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis d’arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le domaine déferlaient des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l’est, où l’on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de sapins encore. 

Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière de bois qui entourait le vivier ; vers les bords il restait un peu de glace mince et plissée comme une écume… Il s’aperçut lui-même reflété dans l’eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d’étudiant romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes ; non plus l’écolier qui s’était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et romanesque, au milieu d’un beau livre de prix… »

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Meaulnes en costume d’étudiant romantique se mire à la surface du vivier et s’apercevant dans son propre reflet, croit voir un autre lui-même, l’image d’un être romanesque qui évoque Frantz de Galais, « …nu-tête, une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur insupportable. Le vent de la fenêtre qu’il avait laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine et, chaque fois qu’il passait près de la lumière, on voyait luire des boutons dorés sur sa fine redingote ». 

Alain-Fournier compose autour des trois protagonistes masculins de son récit (François, Meaulnes et Frantz), un jeu complexe de reflets et de miroitements. Créateur d’illusion, il emporte son lecteur dans « un carrousel des identités rêvées ». 

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créateur d’illusion

Substrat 8 II de Thomas Ruff
exposition Le Supermarché des Images, musée du Jeu de Paume, Paris 2020.

(détail converti en noir et blanc)

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Lire au pied de la lettre, mot à mot, le mot pour ce qu’il est à la place qui lui est assignée, miroir du texte, son infini. Mot libre pour lecteur libre. « Qui nous délivrera du Grand Meaulnes ? », se lamentait Jean Chalon en 1971 dans le Magazine Littéraire. En littérature, personne n’oblige personne. Elle est le pays de la liberté, le « domaine sans nom », le lieu d’une étrange fête où échoue le personnage égaré la nuit sur un chemin perdu. La littérature est sans fin. 

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Augustin Meaulnes retourne aux Sablonnières où il retrouve sa fille mais qui dit que l’histoire s’achève là ? « … la petite fille commençait à s’ennuyer d’être serrée ainsi et, comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée. Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains… je m’étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin trouvé là le compagnon qu’elle attendait obscurément… La seule joie que m’eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures ». 

Cette dernière phrase ne finit pas le roman. Elle contient toute la littérature. 

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Source : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, édition de Philippe Berthier, Bibliothèque de la Pléiade.

10 mai-17 octobre 2020-19 février 2021