Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Autobiographie, journal #1 |cheval, silence & poésie

carnet de novembre 2025 (1)

« Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins ». Montaigne, Au Lecteur. Autoportrait au miroir. Maison de Carcassonne. 28 septembre 2025, 18 h 08.

-o-

Le cheval échappé (esquisse d’une fiction Montaigne)

1 – Montaigne, obstinément écrivain.
2 – Il est l’homme d’un seul livre.
3 – Il ne veut pas être assimilé à quelqu’un du métier, « ces pédants ou ces doctes qui étudient et écrivent pour gagner leur vie ».
4 – Tout à la fois gentilhomme, propriétaire terrien, notable, magistrat, diplomate, maire, soldat, écrivain… Tout à la fois homme d’extérieur et homme d’intérieur, homme de son temps, voyageur, des livres au monde, du monde aux livres. Mais il veut à la fin être perçu, par-delà ce qu’il fut, comme « un gentilhomme retiré loin du bruit des cités et des vanités courtisanes en son château ».
5 – Pour cette raison, il bâtit lui-même, avec soin, la fiction Montaigne que sont les Essais.
6 – Son cabinet, il le nomme « le doux refuge ».
7 – Il entend désormais vouer « la si petite portion du trajet qu’il lui reste à parcourir (…) à sa liberté, à sa tranquillité et à son loisir ».
8 – L’écriture de Montaigne est « curative et contingente ». Elle a pour fonction de fixer l’esprit vagabond, d’en saisir des bribes, à la volée. L’écriture doit amener du calme, de l’apaisement, ce dont l’esprit tempétueux de l’homme a besoin pour réfléchir, penser et jouir.
9 – L’écriture pour « dompter le cheval échappé ».
10 – « Fixer des pensées informes, fugaces dans leurs mouvements, incontrôlées pour les conserver et les observer ensuite ».

Sources :
– Un homme, un livre, par Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, introduction à l’édition des Essais, Bibliothèque de la Pléiade, 2007.
– Montaigne, De l’oisiveté (chapitre VIII du livre I des Essais).

-o-

dimanche2novembre | une parenthèse

Aqueduc et platane. Les Arceaux, Montpellier. 16 h 35.

Je crois savoir d’où vient que j’aime les dimanches. Le calme. L’extinction. La parenthèse. Le silence. Suspendus l’excitation, le tumulte, l’agitation, la rage. Le dimanche, tout concourt à la paix de l’âme. La lumière, la brise, l’étonnement des tilleuls, le claquement sec des tirs des boules de pétanque, les psaumes, la joie des enfants jouant sur la place, le jeu d’échecs, le goûter, la remembrance.

Ecouter le jour. Le soleil dans les plis d’un platane.

Place Max Rouquette. Les Arceaux. 16 h 40.
Sainte-Anne et Arc de Triomphe vus de la rue La Blottière. 16 h 46.
Coucher de soleil. Avenue de Toulouse. 17 h 43.

-o-

lundi3novembre | Alcina l’enchanteresse

(saison musicale #04)

Le parvis du Corum, un soir d’opéra. 18 h 35.

Rien ne va plus lorsque Georg Friedrich Haendel (1685-1759) entreprend la composition de son opéra Alcina. De grands bouleversements agitent la vie musicale londonienne qui menacent la position du compositeur.

Le premier assaut a lieu en 1728 avec la création de The Beggar’s Opera (L’opéra du gueux) de John Gay. Il s’agit d’un ballad opera, genre caractéristique de la scène anglaise de l’époque mais qui là, prend un tour résolument satirique. Les flèches que l’auteur y décoche sont clairement pointées en direction de Haendel. Le but était, avec ces œuvres puisant dans le répertoire populaire anglais, de contester la prééminence de l’opéra italien dont Haendel s’était fait le chantre londonien. Objectif atteint : The Beggar’s Opera a connu en son temps un immense succès. Il a même essaimé en inspirant L’opéra de quat’sous de Bertold Brecht et Kurt Weill.

La deuxième attaque intervient en 1733 avec la fondation, par le compositeur italien Nicola Porpora, de l’Opera of the Nobility (l’Opéra de la Noblesse). L’affaire est sérieuse par sa dimension politique. La compagnie, en effet, reçoit le soutien de nobles anglais menés par Frederick, le prince de Galles, en désaccord avec son père, le roi George II qui soutient, lui, la Royal Academy of Music dirigée par Haendel. L’entreprise a connu des fortunes diverses et bien qu’ayant engagé le célèbre castrat Farinelli, elle ne put éviter la banqueroute. Mais le mal était fait : en 1734, elle était parvenue à déloger Haendel du prestigieux King’s Theater de Haymarket.

Pour prendre toute la mesure de la situation, écoutons le Londonien Charles Delafaye qui, s’adressant à un de ses correspondants, parle de « schisme dans le monde musical ». Charles Jennens, ami et librettiste de Haendel, se demande quant à lui « comment deux maisons d’opéra parviendront à subsister après Noël ».

Nous sommes fin 1733 et notre compositeur est à la rue. Dans le collimateur de ses détracteurs, il doit réagir. Comment ? En faisant ce qu’il sait faire de mieux : composer. Haendel, qui n’entend pas céder un pouce de terrain, se met donc à l’ouvrage. Il a bien conscience qu’il ne peut pas continuer dans la voie qu’il a lui-même tracée et qui tend à perdre les faveurs du public. Il doit donc évoluer. Se résoudre à une musique plus brillante, de nature à flatter l’oreille des mélomanes ? Haendel, s’il veut durer, doit consentir quelques concessions. Mais pas question de céder à la facilité. Il doit bien y avoir un moyen de concilier exigence et… légèreté. Alcina est l’œuvre qui marque ce tournant dans l’évolution du style de Haendel.

Pour cet opéra, Haendel trouve son thème dans un poème épique devenu un classique de la culture européenne, l’Orlando Furioso de l’Arioste, d’où il extrait, au chant VII, l’histoire de la magicienne Alcina. Le personnage est taillé pour l’opéra : Alcina l’enchanteresse vit sur une île en compagnie de sa sœur Morgana, elle séduit les hommes de passage qu’elle retient prisonniers avant de les transformer en rochers, ruisseaux, arbres ou animaux. Le guerrier Ruggiero est de ceux-là. Mais sa fiancée Bradamante, déguisée en homme – pour tenter Alcina ? -, débarque sur l’île avec l’intention de délivrer Ruggiero. S’ensuit un flot de péripéties et de rebondissements – il faut tenir trois actes – jusqu’au dénouement inévitable : la magicienne – sorcière ? – est vaincue, le sortilège levé, les arbres, les cailloux, les rus, les bêtes retrouvent leurs apparences humaines, la boîte magique, dernier espoir d’Alcina, est brisée, Ruggiero et Bradamante quittent l’île mystérieuse en se jurant l’amour éternel.

On le sait, Haendel écrit vite. Le 8 avril 1735, il a terminé son opéra. Alcina est l’arme fatale qui doit le remettre en selle et frapper l’ennemi. L’œuvre est créée huit jours plus tard, le 16 avril. Mais pour cela, il faut un lieu. Ce sera le Royal Opera House, plus connu sous le nom de Covent Garden, le quartier où il est bâti. Le Royal Opera, propriété d’un certain John Rich, à la fois directeur de théâtre et artiste de pantomime qui popularisa en Angleterre le personnage d’Arlequin, fut construit en partie – ironie du sort – grâce au succès de The Beggar’s Opera. La vie musicale au XVIIIe siècle est pleine de rebondissements et Covent Garden devient la résidence principale de Haendel, son bastion d’où il fera désormais rayonner son art au nez et à la barbe de ses concurrents.

Pour sa première saison à Covent Garden, Alcina a cumulé dix-huit représentations, ce qui est énorme. L’opéra sera repris dès l’année suivante. Il y eut en tout vingt-quatre représentations entre 1735 et 1737. Haendel sort vainqueur de cette période mouvementée. Après la faillite de l’Opera of the Nobility, il retrouve le chemin du King’s Theater de Haymarket sans pour autant délaisser Covent Garden. Disons qu’il occupe à nouveau tout le devant des scènes londoniennes. Mais c’est un tout autre compositeur, un homme en quelque sorte métamorphosé, qui se dévoile sous son nouveau jour : le grand Haendel de la dernière période, celui qui – las des querelles autour de l’opéra italien ? – sera l’inventeur génial de l’oratorio anglais.

-o-

Ce lundi 3 novembre à l’opéra Berlioz (Corum), dans le cadre de la saison musicale de l’opéra orchestre de Montpellier, Alcina a été donné en version de concert par l’ensemble Artaserse sous la direction de Philippe Jaroussky. Interprétation magistrale, à la (dé)mesure de l’œuvre même, servie par une distribution aussi prestigieuse que remarquable de noblesse.
Philippe Jaroussky et ses musiciens n’ayant pas (encore) enregistré Alcina, suggestion discographique : la version des Musiciens du Louvre sous la direction de Marc Minkowski gravée pour le label Pentatone.

-o-

Sources :

  • Les mille beautés d’Alcina par Suzanne Aspden, texte du livret accompagnant l’enregistrement de l’opéra par Les Musiciens du Louvre sous la direction de Marc Minkowski, label Pentatone.
  • Alcina, dossier pédagogique du festival d’Aix-en-Provence, 2015.
  • Alcina, dossier pédagogique de l’Opéra du Rhin, saison 2020-2021.
  • Alcina, texte de Benjamin François pour le programme de l’Opéra orchestre de Montpellier, saison 2025-2026.
  • Les fiches Wikipedia pour Haendel, l’opéra Alcina et le théâtre Covent Garden.
Les interprètes au moment des saluts. 22 h 25.

-o-

jeudi6novembre | vivre en poésie

Si l’expression « vivre en poésie » a un sens, Jacques Brémond en est une incarnation. L’éditeur a fondé sa maison en 1975. Cinquante ans plus tard, le catalogue spécialisé dans la poésie française contemporaine compte plus de trois cent titres. Pour l’impression de ses livres, Jacques Brémond préfère la typographie classique au plomb plutôt que l’offset dont il a vite mesuré les limites. Le choix des papiers, dont l’élaboration est souvent confiée à des moulins artisanaux, constitue aussi sa marque de fabrique. Une exigence, du texte même à son support, le livre en tant qu’objet d’art. Dans sa démarche, Jacques Brémond associe poètes et plasticiens pour un dialogue perpétué entre poésie et arts plastiques.

Ce soir, la Maison de la Poésie Jean Joubert de Montpellier lui rend hommage. Entretien et lectures permettent de mettre en lumière la singularité d’un parcours cinquantenaire tout d’exigence et de sensibilité.

Ma première rencontre avec Jacques Brémond remonte au début des années 80. C’était à la Bibliothèque municipale de Carcassonne. L’éditeur avait été convié à une présentation de son catalogue par Marie-José Eychenne, la bibliothécaire de l’époque, qui veillait à tout ce qui s’élaborait de nouveau dans le paysage éditorial de la région et dont l’esprit d’ouverture aura marqué plusieurs générations de lectrices et lecteurs de la préfecture audoise. Ce jour-là, Jacques Brémond avait amené dans ses bagages deux auteurs qui faisaient leurs débuts dans le monde des lettres. Robert Piccamiglio – toujours fidèle aux éditions Jacques Brémond – venait d’y publier Le jour la nuit ou le contraire, son troisième titre chez l’éditeur. Venu en voisin, Jean-Gabriel Cosculluela, natif de Rieux-Minervois, y faisait paraître L’Affouillé, magnifique recueil dans lequel le jeune poète inaugurait l’exploration de ses racines familiales du côté de Coscojuela de Sobrarde, village de la province de Huesca en Aragon. Il y dédiait « ces lignes d’erre » à Joaquin et à ses grands-parents Maria, Miguel et Gabriel.

Tels moments de poésie marquent ma mémoire. Plus que tout autre, en profondeur. Des essentiels, ce me semble, avec le recul.

Illustration : de gauche à droite, Jacques Brémond en conversation avec Annie Estèves, présidente de la Maison de la poésie Jean Joubert, les poètes James Sacré et Michaël Gluck, l’éditeur Jacques Brémond.

-o-

Cyprès & palmier. Rue Raimon de Trencavel. 16 h 56.

-o-

samedi8novembre | feuillet d’automne

Les feuilles ocres tombant des arbres qui bordent l’avenue me renseignent sur la saison. C’est l’automne. Mais il a plu ces jours-ci et les feuilles incrustées dans l’asphalte du trottoir, sous l’effet des pas répétés des passants, entament un processus inéluctable. Elles vont peu à peu se désagrégeant. Elles finiront par disparaître car viendra l’hiver dont le froid, le givre et la neige – qui sait ? – achèveront le travail de putréfaction.

Avenue de Toulouse. 10 h 42.

-o-

Seules
les mains savent
ce qui les attendent

-o-

mardi11novembre | mémoire

Il arrive que la vieille horloge ne marque plus les heures. On dit alors qu’elle claudique, comme claudique l’ancien Poilu, souvenir d’un éclat de shrapnel dans la jambe, ou encore son vieux cheval dont le labeur endolorit les cuisses.

-o-

mercredi12novembre | délai de grâce

Elle accomplit sa tâche avec attention, délicatesse et rigueur, dans la pénombre d’un bureau à l’écart du passage faiblement éclairé.
Elle le prie de s’asseoir.
Elle vérifie sa carte d’abonnement.
Elle vérifie la carte qui donne droit à une réduction sur l’abonnement.
Elle vérifie l’attestation de domicile.
Elle l’invite à lire le règlement. Il est inscrit en majuscules sur une feuille A4 plastifiée, en lettres rouges sur fond jaune.
Son attention est attirée par les quatorze jours « de grâce » accordés avant la sanction en cas de non restitution des prêts à la date indiquée.
La grâce.
Si rare.
Si fragile.
Il se promet de n’en pas faire usage avant le ciel (seulement si elle lui est accordée).

-o-

De la ville, qui regarde l’autre ? Avenue de Toulouse. 10 h 45.

-o-

jeudi 13 novembre | voir, comprendre

Images réelles ou mentales, quelle différence ? Quand je travaille sur une phrase de Kant par exemple, mais je pourrais dire la même chose de Pascal ou Montaigne, je cherche à voir ce qu’il veut dire. Car voir, c’est déjà comprendre. S’avancer, à tâtons, en territoire inconnu. Au risque de la chute sans quoi il n’est lecture qui vaille la peine d’être tentée.