Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Entre le bois et l’écorce (4/4)

(tentative de reconstitution d’une lecture des Géorgiques de Claude Simon)

Combat d’un lion et d’un animal monstrueux. Atelier du Maître de Cabestany. Eglise Sainte-Marie de Rieux-Minervois (Aude). Juin 2013.

Epilogue | Une saloperie, la guerre

L’orage gronde. Les nuages se sont amoncelés dans le ciel. Tout à coup, il fait noir et

… Plus rien seulement à présent que l’horreur de l’obscurité, l’horreur du chaos, l’horreur du vacarme, l’horreur de la boue, l’horreur des sacs de terre lourds comme des ânes et dont la toile moisie crevait, la terre humide s’infiltrant dans le cou, le long des bras, pensant : «Et voilà la guerre ! Une foutue saloperie ! Une foutue saloperie !»

La guerre. Jusqu’au cou, suffocante, boueuse, gluante et infestée de poux, incarnée dans le numéro du régiment, de la division qu’on avait décidé (on désignant ici ces doctes messieurs de l’Etat-Major, bien abrités à l’arrière, penchés sur leurs cartes, occupés à disposer dessus des drapeaux miniatures, jouant à la bataille mais à distance, virtuellement), non pas de désarmer, ni même de décimer mais d’exterminer, d’effacer de la surface de la terre, comme, au même moment, des millions jetés dans des wagons à bestiaux, millions exterminés, effacés de la surface de la terre, victimes de la plus grande entreprise industrielle de destruction humaine jamais conçue, organisée et enfin méticuleusement mise en œuvre de toute l’Histoire de l’humanité. Une saloperie la guerre. En effet. Et Hitler. Et Mussolini. Et Franco. Les visages, au XXe siècle, de cette saloperie.
La guerre est omniprésente dans l’œuvre de Claude Simon. Dans Les Géorgiques (guerres napoléoniennes, guerre civile en Espagne, drôle de guerre ainsi baptisée par les historiens mais qui n’eut de drôle que ce nom imbécile), elle est représentée, tantôt au premier plan quand

des chevaux se cabrent ou s’écroulent et la tête de l’escadron qui s’était engagée sur la droite dans un chemin de traverse reflue en désordre vers la croisée des chemins où elle se heurte aux cavaliers du dernier peloton attaqués par derrière et arrivant au galop

et quand

ils comprennent alors qu’ils sont tombés dans une embuscade et qu’ils vont presque tous mourir

tantôt en toile de fond lorsque

assis jour après nuit et nuit après jour (…) à écouter le vacarme tour à tour grandissant, décroissant, s’apaisant, puis se déchaînant de nouveau avec rage, d’une bataille invisible

décrite avec précision ou induite, sous-jacente, tapie, tour à tour sourde, assourdissante, et au milieu de ce magma, les hommes, et parmi eux, un

type qui se prend pour un grain de millet et que le docteur réussit à force de patience et de raisonnements à persuader qu’il est un homme et non pas un grain de millet, mais qui, sur le pas de la porte, recule soudain, disant au docteur qu’il sait bien maintenant qu’il est un homme mais que rien ne lui permet d’être sûr que les poules en sont aussi persuadées – et de même s’il (…) était bien persuadé qu’il était un homme il lui apparaissait que ceux qui lui donnaient la chasse ne le savaient pas et ne le considéraient en fait comme rien d’autre qu’un rat

lui, le type, et tant d’autres, identiques, comme des rats, jetés sur les routes de l’exode, de l’exil, humains auxquels toute humanité – mais de quel droit ? – a été ôtée

flottant dans leurs vêtements élimés, avec leurs identiques visages fiévreux, rongés, leurs identiques regards exténués, leurs identiques chaussettes mauves à baguettes et leurs minces chaussures aux talons tournés, indistinctement unis (ou rejetés) dans cette imprécise famille (ou ethnie) aux joues creuses, à la peau grisâtre, errants, chassés de ports en ports, de gares en gares et de taudis en taudis par quelque inapaisable malédiction, eux, leurs ribambelles d’enfants, leurs lourdes et prolifiques femmes trottinantes aux yeux baissés, excisées et empaquetées de voiles, leurs bagages de carton comptés et recomptés à chaque changement de train ou de bateau, ouverts sur les quais, laissant apparaître leurs poignants contenus de hardes, de réveille-matin, de cassolettes, de couscous suisses et de tours Eiffel dorées, triés du bout du pied par les douaniers ou les gendarmes, rempaquetés, remballés, répartis à nouveau un à un dans les cartons consolidés ou plutôt emmaillotés de cordelettes ébarbées avec cette méticulosité, cette indécourageable ferveur et cette infinie patience des pauvres.

Les Géorgiques, roman de «la totalisation accomplie» selon Lucien Dällenbach, dans le sens où, en les renouvelant, il régénère les thèmes déjà traités par Claude Simon dans ses romans précédents, œuvre obsessionnelle, aux résonances telluriques, roman de la guerre contre LA guerre, de révolutions pour LA révolution, celle qui, un jour, changera peut-être le cours des choses, Les Géorgiques pose et repose la question déjà formulée dans La route des Flandres :

Comment savoir ?

Comment savoir en effet, si LSM n’avait pas voté la mort du roi, quelle histoire se serait substituée à l’Histoire et quel roman familial se serait alors écrit ? Comment savoir si la République espagnole avait triomphé des franquistes, quel destin aurait connu l’Europe ? Comment savoir si, Franco vaincu à Madrid et Mussolini à Rome, Hitler eût le champ aussi libre pour mettre le siècle à feu et à sang ?
Oui, comment savoir tout cela et tant d’autres choses encore que nous ignorons comme, par exemple, quelle place nous est octroyée dans le magma qui nous entoure quand nous sommes seulement assurés du retour des saisons, de l’immuable succession des jours et des nuits,

des mêmes travaux des champs, de la pluie, du soleil, des printemps

«du monde comme si nous n’étions pas là pour le voir».

Comment savoir ? En écrivant, peut-être, quand bien même «nous avançons toujours sur des sables mouvants».

Coda | Ecrire comme peindre

Atelier du peintre Michel Fourquet. Pyrénées-Orientales. Août 2018.

Ecrire comme peindre. Se saisir des mots comme pâte, couleur, matière. A pleines mains. La malaxer (la matière), la façonner. Lui donner forme. Ecrire et, ce faisant, tâchant, voir jaillir d’entre ses doigts, comme sortis de terre, un arbre, un épi de blé, une montagne,
un livre puissant, massif, brandi comme une épée, un étendard,
un livre pour l’humanité quand elle est retirée,
un livre, sa voix, l’écho de sa voix, hors du temps, la voix d’Orphée revenu de l’enfer des siècles,
un livre comme contrepoids à l’inapaisable malédiction.

Perpignan et Saint-Denis (Aude), juillet-août 2013.

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Sources :

  • Claude Simon, Les Géorgiques (éditions de Minuit, 1981) pour les citations. Discours de Stockholm (Minuit, 1986).
  • Lucien Dällenbach, Les Géorgiques ou la totalisation accomplie, article paru dans le numéro 414 de la revue Critique.
  • Mireille Calle-Grïber, introduction au colloque du centenaire Claude Simon les vies de l’archive. Paris III Sorbonne-Nouvelle, 27 février-1er mars 2013.

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Sous le titre Triptyque pour Claude Simon, une première version de ce texte a fait l’objet d’un livre publié à l’automne 2013. Il fait partie d’un ensemble de cinq titres rassemblés dans la collection Piscolabis des éditions Libre d’Arts créées à Perpignan par la librairie Torcatis à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain.