(tentative de reconstitution d’une lecture des Géorgiques de Claude Simon)

Troisième tableau | La main à charrue
Depuis 1873 et la publication d’Une saison en enfer, nous savons que «la main à plume vaut la main à charrue». Qu’il n’y a plus d’interdit en littérature. Ou plutôt, qu’il est censé ne plus y en avoir. La littérature désormais touche à tout, se nourrit de tout (les registres militaires d’un général d’empire, ses correspondances avec l’intendante chargée de la gestion de ses terres, un dessin d’artiste, un visage, une statue, un paysage). Il n’y a plus de sujet noble ni tabou. Tout intéresse la littérature. Y compris les cartes postales.
Les entrailles du monde sont montrées, telles, dans Les Géorgiques, un roman terrien si l’on se fie à l’étymologie de son titre. En grec, la géorgique désigne «l’art de la culture de la terre».
Vous ferez planter les treilles le long de la muraille qui descend à la rivière, vous taillerez l’allée des ormeaux, vous visiterez exactement les deux allées de treilles qui aboutissent au Cabinet des lauriers, vous remplacerez ceux qui manquent, vous visiterez tous les prés de la rivière, vous remplacerez les saules et les peupliers qui etc…
Les Géorgiques n’est pas né de rien. Il y eut des précédents. Les Travaux et les Jours d’Hésiode. Les Bucoliques de Théocrite. Les Géorgiques de Virgile dont le roman de Claude Simon pourrait être vu comme le fils naturel puisque porteur du même nom.
Vous direz je vous prie au jardinier d’arracher les vieux arbres fruitiers qui sont dans le verger (…) et de les planter en quinconce dans la pièce au-dessus de l’allée (…) de manière qu’avec le temps le quinconce puisse se lier au verger actuel, regarnissez bien le côté du bois des sentiers qui regarde le soleil levant d’été etc…
D’aussi loin qu’il soit, occupé à ses campagnes (militaires), LSM administre, dirige, en un mot cultive sa campagne à lui, son domaine, sa terre. Virtuellement. Par courriers interposés. Par procuration, dit Claude Simon. Englué dans la boue des champs de bataille piétinés par des fantassins désorientés et les sabots de chevaux éreintés, boue d’eau de pluie et de sang mêlés, la même dans laquelle patauge le cavalier déboussolé et son régiment sacrifié, la même qu’O. affronte dans les tranchées en Espagne (toutes les boues de tous les champs de bataille se ressemblent), LSM donne ses ordres
il est nécessaire de bien faire épierrer les luzernes, les prairies, les tréflières (…)
Augmentez donc mes fumiers ! Il faut maintenant les garder au château pour les chanvres et les pommes de terre (…)
s’impatiente, fulmine quand les réponses à ses missives ne lui parviennent pas assez vite, veut savoir si, peste contre la distance qui le sépare de, et que seuls les mots comblent, tant bien que mal.

Dans cette terre est enfouie une part de son histoire intime, la dépouille de l’aimée disparue, l’huguenote venue de Hollande et dont la pierre tombale regarde, en direction de la colline, la croix de l’église qui lui a été refusée, pierre dont l’épitaphe demeure encore lisible, à grand peine (pour lire, il faut suivre avec le doigt les lettres gravées comme font les aveugles devant un texte en braille et l’on retrouve ici la main qui voit) mais lisible tout de même,
Marie Anne Hassel
(le aër de Hasselaër – son nom – a dû disparaître, effacé par la pluie, le vent, l’érosion du temps)
aux beaux jours de la Grèce dans Sparte aurait été citée avec orgueil elle eut en tout pays, soit bergère ou princesse, fixé tous les regards et reçu même accueil elle vint au Callèpe et voici son cercueil
ultime témoignage d’un passage subreptice en ce monde et sur lequel le temps n’a plus prise, silhouette furtive dont il ne reste que lambeaux
un innommable magma flottant mollement dans un liquide noir, putride, la longue et imputrescible chevelure ondulant, se déroulant en paresseuses volutes autour de la face aux orbites vides, à la bouche sans langue, sans lèvres, aux incisives saillantes sous le nez dévoré, les seins vidés etc…
le tout (ou plutôt le peu qui demeure) mêlé à la terre maintenant, magma devenu la matière même de l’écriture, une écriture à réveiller les morts, à les extirper de la bouche d’ombre.
De même,
(O.) accroupi dans la boue (…) contemplant le fusil à la crosse fendue et à la culasse rouillée qu’on lui avait attribué (…)
laissé (oublié ?) dans un
paysage désolé (…) tel que l’avaient façonné des millions d’années auparavant les lentes contractions et les lents plissements à la surface d’une boule de boue ou de laves en fusion, hostile à toute vie…
De même Jean-Marie, le frère secret (inavoué ?), passé sous silence, de LSM, le proscrit, ce fantôme, rien qu’une charogne maintenant, égaré dans une fondrière, sur un sol
de plus en plus spongieux (…) le bruit de succion de l’eau sous les hautes herbes de plus en plus fort à chaque pas,
absorbé, les pieds aspirés par
ces sortes de ventouses qui semblaient retenir ses semelles, ne plus vouloir les lâcher,
happé
jusqu’à mi-mollets (…) comme s’il avait descendu sous la terre une marche invisible
luttant pour échapper à quelque chose d’indéfinissable
uniformément mou, aussi bien en surface qu’en profondeur
mais vite repris, bu par une boue brunâtre et puis soudain, la vie autour défilant devant ses yeux effarés, les arbres, les sabres du soleil, deux papillons blancs, le chant d’un oiseau, le toit d’une ferme, et lui, pauvre erre en déshérence
englué jusqu’à mi-bras et jusqu’à mi-jambes dans cette chose froide, inerte,
obligé de ramper, le moindre faux mouvement pouvant s’avérer fatal, à la manière des serpents ou
quelque chose comme un de ces organismes à mi-chemin entre le poisson, le reptile et le mammifère qui à l’aube du monde, avant la séparation des terres et des eaux, se traînaient dans la vase
Ou encore le cavalier du régiment sacrifié, contraint de coucher dans un terrain vague, dissimulé par les hautes herbes, traqué, couchant à même le sol enveloppé dans son manteau quand tout-à-coup, dans une brusquerie sauvage, les avions reviennent et attaquent de nouveau et alors là
il saute à terre et se jette dans le fossé, un bras replié devant le visage, l’autre main tenant les rênes de sa jument. (…) Il est soulevé de terre et traîné sur le sol par l’animal qui se cabre au rugissement des moteurs
puis à nouveau contraint de coucher à même le sol après s’être effondré dans un pré dont il essaye de brouter l’herbe exactement comme font les chevaux sans cavaliers errant ça et là, dans un paysage de débâcle, mais un paysage encore.

On pourrait, ainsi, multiplier à l’infini les traces que laisse la terre dans l’écriture des Géorgiques, terre dévoreuse
le sol gras, la terre, reprenant ce qu’elle avait elle-même produit, nourri, s’en nourrissant à son tour, s’en gonflant, moelleuse
terre où l’on enfouit les morts, les souvenirs, la mémoire immatérielle des choses mais terre aussi d’où émerge la vie et à la surface de laquelle
le blé en herbe d’un vert étincelant s’incline sous la brise du soir qui fait courir à sa surface comme des vagues argentées
Sur cette terre où vie et mort sont intimement mêlés, le temps historique – chronologique – est happé (pas effacé, non, simplement happé) par un temps plus vaste, celui – cyclique – des jours, des nuits et des saisons et son cortège de régénérescences, un temps de (re)naissance de la matière à partir de la matière même, de terre formée (la matière) et à laquelle elle retournera, comme une fatalité, une inscription ineffaçable sur une pierre. Une loi.
Les Géorgiques est le roman de la révolution en tant que mouvement perpétuel, espace dans lequel les vivants et les morts se côtoient (le lecteur ainsi poussé à les traiter d’égal à égal), où les histoires individuelles s’imbriquent, s’enchevêtrent, se nourrissent, s’éclairent mutuellement, comme si tout était dans tout et que, soudain, ce tout puisse être vu, embrassé et signifié dans sa totalité.
Dans le prière d’insérer qu’il rédige pour le livre, Jérôme Lindon note que «l’histoire des Géorgiques traverse les saisons» et que «les grands bouleversements de l’Europe voisinent, ici, avec la récolte des mûriers, le brouillard sur la neige d’une forêt endormie ou la course de deux papillons au-dessus d’un marais l’été». C’est que l’absorption du temps historique dans le temps universel ne signifie pas la dissolution des événements qui le composent. Les faits sont là, irréversibles, fixés dans l’écriture (comme est figée dans le marbre de sa statue l’imposante figure du général LSM), mais paradoxalement fragiles, instables, car livrés désormais aux caprices de la mémoire. De sorte que ce que rapporte l’écriture n’est plus le fait lui-même mais sa description, son écho, le son qu’il produit, l’onde qu’il répand dans l’univers. «La matière (de l’écriture) en est moins l’événement que le son de la voix, une voix qui n’a cessé de parler depuis l’origine des temps», écrit encore Jérôme Lindon. La voix qu’Orphée continue à faire entendre malgré sa décollation.
Roman jailli des entrailles de la terre, Les Géorgiques perpétue cette voix-là. L’amplifie. Avec ses mots. Ciselés. Polis. Emondés. Façonnés. Ses mots. Passés et repassés au tamis du temps. Ressassés. Comme la mer. Ses vagues. Ses ressacs. Les mots toujours, comme la mer, toujours recommencés.
(à suivre)
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Sources :
- Claude Simon, Les Géorgiques pour les citations, éditions de Minuit, 1981.
- Arthur Rimbaud, Mauvais sang, extrait de Une saison en enfer (Poésie Gallimard, 2023 avec une préface de Yannick Haenel).
- Virgile, Bucoliques et Géorgiques, préface de Florence Dupont (Folio).
- Jérôme Lindon, prière d’insérer pour Les Géorgiques, texte reproduit sur le site des éditions de Minuit à la page consacrée au roman de Claude Simon.
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Sous le titre Triptyque pour Claude Simon, une première version de ce texte a fait l’objet d’un livre publié à l’automne 2013. Il fait partie d’un ensemble de cinq titres rassemblés dans la collection Piscolabis des éditions Libre d’Arts créées à Perpignan par la librairie Torcatis à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain.
