carnet d’octobre 2025 (2)

Reflets, le soir

« Certes déjà dans l’église de Combray, elle m’était apparue dans l’éclair d’une métamorphose avec des joues irréductibles, impénétrables à la couleur du nom de Guermantes et des après-midi au bord de la Vivonne, à la place de mon rêve foudroyé, comme un cygne ou un saule en lequel a été changé un dieu ou une nymphe et qui désormais soumis aux lois de la nature glissera dans l’eau ou sera agité par le vent. Pourtant ces reflets évanouis, à peine l’avais-je eu quittée qu’ils s’étaient reformés comme les reflets roses et verts du soleil couché, derrière la rame qui les a brisés, et dans la solitude de ma pensée le nom avait eu vite fait de s’approprier le souvenir du visage. »
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes. Edition de Pierre-Louis Rey. Folio Classique.
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jeudi16octobre | pages

Ce monument représente Niké, la déesse de la victoire en majesté. Ses pieds nus reposent sur une sphère symbolisant sa domination sur le monde. Dans son roman La maison vide (Minuit, 2025), Laurent Mauvignier évoque les monuments aux morts élevés partout en France dans les années qui ont suivi l’armistice du 11 novembre 1918.
Extrait du chapitre 46 :
« Si on cherche à trouver le monument aux morts de La Bassée, on se dirigera naturellement vers le centre-bourg, guidé de loin par la flèche de l’église qui dépasse très largement les toits des plus hautes maisons de la ville – aucune ne faisant jamais plus de trois étages, même au plus près du centre.
On se dira que comme presque partout ce sera là, entre son église romane du onzième siècle et son hôtel de ville du dix-neuvième, sur la place principale qui était autrefois un parking et n’est aujourd’hui qu’une dalle quasi morte agrémentée de jardinières en béton blanc et gravillons sablés – où l’on trouve mégots écrasés et canettes froissées en lieu et place des fleurs censées colorer la place – qu’on devrait trouver un monument pareil à ceux que toutes les communes de France ont inaugurés dès la fin de la Première Guerre mondiale (…)
Mais cet imposant monument n’est pas sur la place de la mairie ; à La Bassée, comme dans beaucoup d’autres communes, c’est dans le cimetière qu’on a choisi de l’ériger, planté à l’intersection de quatre allées d’un gravier rosâtre qui craque sous les semelles comme des noix entre les dents (…)
En consultant quelques sources sur internet – des informations qui résonnent avec des souvenirs de choses entendues il y a une éternité -, j’ai souri en lisant comment les communes avaient eu l’idée d’ériger des monuments aux morts de la Grande Guerre, en retrouvant cette France ronchonne et chipoteuse qui se noie dans des détails et s’écharpe pour n’importe quoi pourvu qu’on finisse au troquet pour se réconcilier. (…) Ainsi, j’ai lu que pour savoir si, dans les années vingt, une commune était plutôt marquée à gauche de l’échiquier politique ou à droite, il suffisait – presque à coup sûr – de se plier à un principe d’observation basique : trouver l’emplacement du monument aux morts. Si celui-ci se situe sur la place du village, dans un espace public non loin de la mairie, c’est que nous avions sans doute des élus de gauche au moment de l’édification du monument ; nul doute, dans ce cas, qu’on privilégiera la statue sans référence religieuse, louant les valeurs humanistes du courage et de la paix sur terre et vantant la gloire des travailleurs de bonne volonté. Si, en revanche, le monument a été érigé au sein du cimetière, c’est qu’on aura eu affaire à une assemblée communale ancrée à droite, qui aura voulu marquer son attachement à la chrétienté ; on aura voulu insister sur les valeurs de grandeur de la nation, sur le patriotisme, et l’on verra fleurir les croix au-dessus des obélisques, des feuilles de palme, des branches de laurier, des mères patries aux poitrines opulentes accueillant sur leurs genoux des ribambelles d’enfants orphelins, faisant fi de tous ces athées, musulmans, juifs et autres obscurs venus mourir pour plus grand qu’eux… »
Il y a des similitudes notables entre le monument aux morts de La Bassée tel que le décrit Laurent Mauvignier dans son roman et celui de Puichéric, mon village pour ainsi dire natal. L’emplacement d’abord : ils ont tous deux été érigés au cœur du cimetière, exactement au croisement des artères dont le gravier, ici aussi, craque sous les semelles. L’église. A Puichéric, romane à l’origine, également bâtie au onzième siècle mais rehaussée ensuite à l’époque gothique. De son promontoire elle domine le cimetière, le monument et le village en son entier. La branche de laurier, sous la forme d’une couronne brandie par la déesse Nikè, laquelle, sans être une référence directe à la religion chrétienne, n’en est pas moins une déesse, représentation dans laquelle il n’est pas non plus interdit de voir une figuration de la mère patrie. Enfin, l’affirmation du patriotisme, sans équivoque cette fois, avec l’inscription Patria en lettres rouges bien visibles sous les dates de la Grande Guerre, dans la partie haute de l’obélisque. Tout y est, ou presque. Il semble en effet que les élus puichéricois de l’époque aient souhaité comme on dit ménager la chèvre et le chou en faisant graver sur la sphère dominée par la déesse victorieuse le mot Humanitas auquel ne pouvaient être insensibles les humanistes de gauche du patelin. A chacun sa guerre. A chacun ses morts. Faute de témoignages, j’ignore tout de l’ambiance qui régnait en ces temps troublés au village mais je me dis qu’ici aussi, comme à La Bassée, les différends devaient se régler plus ou moins tranquillement au bistrot.

de tout temps, de toujours, à toute heure, revenir est le moment où s’accomplit cette chose qu’il m’est impossible de nommer pour la raison qu’elle se dérobe comme filait entre les doigts de ceux qui la travaillaient la terre de sable, de sel et d’air, de nuages, d’eau et de feu,
une sorte d’alchimie, mélange subtil d’attente, d’espoir et de déraison, l’ovale des astres dans le ciel quand ils pointent, dans votre direction, l’ombre de leur silhouette éphémère et pudique, l’envers du décor si je puis dire encore, l’urne où reposent tes cendres dans le drapé des songes, parmi des écritures alanguies

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samedi25octobre | inscriptions dans la ville

L’histoire est celle d’une photo qui n’existe pas. L’adolescent est assis sur le rebord de clôture séparant la cour de récréation d’une école publique du contre-boulevard qui la jouxte. Casque sur les oreilles, penché sur son téléphone portable, il paraît être là, en attente de quelque chose qui adviendra. Ou pas. Et pourtant, c’est un sentiment d’absence qui se dégage de la scène. Oui, d’absence. Le jeune homme est là mais n’est pas là. Il est absorbé par l’écran de son téléphone. Tout atteste dans son attitude qu’il ne sait rien de ce qui advient alentour. Il ne m’a pas vu. Il m’ignore. Il s’est abstrait du monde comme il m’arrive à moi aussi de m’y soustraire, en plongeant dans un livre par exemple. Ou en posant mon regard si loin que tout bientôt s’efface jusqu’à ne voir plus rien autour de moi. J’aurais pu à ce moment précis de son degré d’absence, me saisir de mon appareil et prendre une photo à son insu. Mais je n’ai pas pris cette photo. Par timidité sans doute. Ou peur de déranger. De voler à un inconnu quelque chose, un instant, qui lui aurait appartenu en propre et que je n’aurais pas eu le droit de m’approprier. Après coup, avec le recul, je me dis que j’ai eu tort. J’aurais photographié une transparence.


La photographie, une inscription dans le temps.
« Ce qu’on photographie, c’est précisément l’instant où l’on fait la photo. C’est évident que c’est ça qu’on photographie. Tout le reste, qui consiste à faire une belle photo, à se singulariser artistiquement dans la photographie, est extraordinairement secondaire par rapport au réel de l’instantané photographique ».
Denis Roche, entretien avec Gilles Delavaud, in La disparition des lucioles, Seuil 2016.

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mardi28octobre | Couleurs d’automne

Mon attirance pour les cimetières reste un mystère. La seule chose que je puis en dire est que j’aime y déambuler. Me glisser entre les tombes de préférence abandonnées dont les croix couvertes de rouille vacillent, naviguer de sépultures ostentatoires en caveaux monumentaux arborant des statuaires angéliques dont la pierre s’effrite tant le temps use jusqu’au grain des souvenances. Parfois il n’est plus possible de lire les noms des familles. D’autres fois, par chance, on devine un patronyme suivi de deux dates, naissance-mort, début-fin, comme une boucle qui se referme sur elle-même sans rien attendre du lendemain. Ce que je parviens à déchiffrer sur les plaques qui ont résisté aux intempéries, c’est du temps, un segment de vie qui va s’effaçant et finira par disparaître, happé, car la terre avale, c’est une bouche d’ombre qui dévore. Le ciel, lui, est d’un bleu levantin. Dans l’air, flotte ce parfum ocre auquel on reconnaît l’effervescence du monde.




La promenade du jour n’avait d’autre but que de capter des couleurs et des lumières d’automne.

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mercredi29octobre | Toussaint au village

Porter des fleurs sur les tombes de nos disparus. Un rituel. C’est lors de notre visite que nous croisons d’anciennes connaissances dans les allées du cimetière vu que nous ne vivons plus au village depuis longtemps et que des vivants, de notre côté, il n’y en a plus ici. Famille éteinte dont nous entretenons le souvenir. La mémoire tient en quelques gestes sobres. Presque anodins. Déposer des vases de chrysanthèmes. Se tenir droit et silencieux. Oter à l’aide d’un chiffon humide les traces de boue laissées par la pluie sur le marbre gris du caveau. Arracher, pour la forme, quelques mauvaises herbes qui têtues repousseront bientôt. Arroser puisqu’il ne pleut plus. Puis il est l’heure de rentrer. Ce moment, chaque année, passe si vite. Mais qu’avons-nous d’autre à faire ici que ressasser de vieilles histoires, repasser des images jaunies d’autrefois et percevoir, au loin, l’écho voilé de voix enfouies ?


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mercredi29octobre (2) | Un poème d’enfance

C’est dans le souvenir de ce monument imposant bâti au onzième siècle au pied duquel j’ai grandi que j’avais composé un poème d’enfance intitulé Les sauterelles et dont j’ai retrouvé la trace. Le voici :
il fait grand vent ce soir et j’ai perdu toute notion de temps
sur le bord du chemin quelques pierres attendent
d’un coup d’aile un beau géant des airs caresse les blés ondulants
le ciel a disparu sous la blancheur de la lumière
c’est ainsi qu’autrefois nous habitions le lieu
au loin se détachait un clocher forteresse
nous jetions de la terre au ruisseau pour faire fuir les sauterelles
leurs ailes rouges effrayaient mon regard d’enfant
