carnet d’octobre 2025 (1)

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vendredi3octobre | Les oubliés
Rien écrit dans ce cahier depuis le vendredi 26 septembre. Rare, une si longue absence mais motivée par un déplacement lointain qu’il était, pour des raisons toutes personnelles, impossible de ne pas effectuer. Mes notes me rappellent que j’ai passé une partie de la journée du 26 à écouter des œuvres de Johann Christoph Friedrich Bach, le plus discret des fils de. Il n’a pas laissé traces dans l’histoire de la musique. Compositeur honnête qui connaissait son contrepoint sur le bout des doigts. C’était bien le moins, à cette époque, pour qui se piquait de composition. J’aime ces musiciens – et c’est aussi valable pour les poètes, écrivains, peintres – relégués aux marges de la mémoire, les oubliés que l’histoire de leur art désigne comme des « petits maîtres ». Certains étaient célébrés de leur temps mais le temps ne dure qu’un temps. D’autres n’ont jamais connu que la pénombre où les maintient avec constance le silence des siècles. Pour eux le temps dure toujours.
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Je rêve de silence. (Retour de périple : fièvre, tremblements, bronches brûlantes, comme à chaque changement de saison). D’effacement.
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Sur les épaules de la nuit pèsent de lourdes menaces. Des corbeilles de fleurs blanches glissent sur les eaux vertes d’une rivière coléreuse. Il ne sait que faire face aux déchirures du monde. Sa vie ressemble à un papier froissé.
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dimanche5octobre | Jamais dimanche
C’est dimanche et – ne sais comment dire – ce n’est pas vraiment dimanche. Impression que la ville hésite, ne sait plus trop quel jour. Ni heure. Ni date. Ni. Aucun repère. Seulement le ciel mais encore faudrait-il savoir lire. La ville comme soustraite au calendrier qui la dévore. La ville dans l’ordinaire du quotidien. Défilé incessant de véhicules, angoisse des retardataires, sens interdits.
C’est dimanche et – ne sais pourquoi – ce n’est pas encore le dimanche que j’espère. Il y a la queue devant la boulangerie réputée pour ses pâtisseries. Il y a chaland sur l’esplanade en quête de légumes bio. Il n’y a pas encore rien. Pas encore ni rues désertes ni silence. Ni. Pas encore dimanche mais patience. Bientôt le soir. Bientôt la nuit. Bientôt déjà demain. Un autre jour. Et la ville qui, inlassable, recommence. Jamais dimanche. Comme tourne la roue du temps.





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vendredi10octobre | « Un peu de chahut »
(saison musicale #2)

Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, sous-titré Tableaux de la Russie païenne en deux parties, est créé le 29 mai 1913 au théâtre des Champs-Elysées à Paris. L’orchestre est placé sous la direction de Pierre Monteux et la chorégraphie signée Vaslav Nijinski pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev, commanditaire de l’œuvre.
Cette première est demeurée célèbre pour le scandale qu’elle a provoqué, un scandale digne de la non moins célèbre bataille d’Hernani. Deux mois plus tôt, le 31 mars 1913, un concert donné au Musikverein de Vienne sous la direction d’Arnold Schoenberg – qualifié par la suite de Skandalkonzert – avait lui aussi suscité l’ire d’un public hostile à toute idée de modernité. Depuis quelques années déjà, le monde des arts est en plein bouleversement. Les audaces du cubisme irriguent non seulement la peinture et la sculpture, mais aussi la littérature, la poésie et la musique.
Dans ces années d’avant-guerre, Ravel et Stravinsky ont appris à se connaître et à se reconnaître. Ils se portent une estime mutuelle, dans une sorte de fraternité créatrice confrontés qu’ils sont aux mêmes questionnements sur leur art et aux mêmes rejets quant à leur manière de le pratiquer, tellement nouvelle, tellement… révolutionnaire. Voici ce qu’en dit Marcel Marnat dans sa biographie de Maurice Ravel : « Au moment où chacun des concerts dont Ravel va s’occuper lui vaut la certitude de ne plus passer inaperçu, le caractère même de ce qu’apporte et entreprend Stravinsky l’amène à réfléchir sur sa propre évolution récente. Car deux créateurs contemporains semblent s’être rencontrés, par-delà leurs cultures différentes, dans le même souci d’arracher la musique à sa gangue émotionnelle ou sensuelle, de l’extirper des schémas romantiques, symbolistes voire impressionnistes ».
En 1913, à la demande de Diaghilev qui souhaite en donner une représentation au théâtre des Champs-Elysées, les deux compositeurs travaillent de concert à l’orchestration des parties inachevées de l’opéra posthume de Moussorgsky, Khovanshchina. Dans la même période, Ravel dédie à Stravinsky sa pièce Soupir, premier de ses trois poèmes de Mallarmé. En avril, il le fait, selon son propre mot, « bombarder » membre du comité de la Société musicale indépendante (SMI) qu’il a fondée en 1910 en réaction au conservatisme de la vénérable Société nationale de musique (SNM).
Le 29 mai, Ravel assiste à la première du Sacre du Printemps. Qu’en pense-t-il ? Il a déjà entendu l’œuvre jouée au piano, en privé, par Stravinsky lui-même. Mais à ce jour, rien n’a été retrouvé dans ses écrits ni sa correspondance concernant la création du 29 mai. On sait, par Paul Dukas (lettre à Paul Poujaud du 8 juin 1913) que « Ravel déborde d’enthousiasme ». « Quant à la danse, ajoute Dukas, c’est du cubisme ».
Le jeudi 5 juin, Maurice Ravel adresse une courte lettre à Stravinsky empêché d’assister à la représentation de la Khovanshchina à cause d’une mauvaise fièvre. « Ça s’est bien passé », le rassure Ravel. « Il y a eu à peine un peu de chahut ».

Ce vendredi 10 octobre à l’opéra Berlioz, l’orchestre national de Montpellier-Occitanie donnait, sous la direction de son chef et directeur musical Roderick Cox, une interprétation flamboyante du Sacre du Printemps. La salle du Corum affichait complet pour cette soirée. L’œuvre de Stravinsky était précédée par le premier concerto en mi bémol majeur de Franz Liszt avec, au piano, Bertrand Chamayou, « chouchou » des mélomanes montpelliérains venus l’entendre et l’ovationner avec encore, en mémoire, l’intégrale de l’œuvre pour piano seul de Ravel qu’il avait donnée le 9 juillet dernier, au Corum toujours, dans le cadre du Nouveau Festival Radio-France Occitanie Montpellier. Sans rien enlever à l’interprétation évidemment magistrale du concerto de Liszt, on regrette que ne lui ait pas été préféré pour ce programme le concerto en sol de Ravel. C’eût été l’occasion de réunir une nouvelle fois Ravel et Stravinsky, deux compositeurs amis qui ont profondément marqué l’histoire tempétueuse de la musique du XXe siècle.

Sources :
- Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens (Tel Gallimard, 2025).
- Marcel Marnat, Maurice Ravel (Fayard, 1986).
- Wikipedia pour le Sacre de Printemps, la Khovanshchina,
et la Société de musique indépendante.
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dimanche12octobre | Premières fois

La première rencontre entre Léopold Sédar Senghor et Pierre Soulages en 1956, lors d’une exposition du peintre à la Galerie de France, rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris. Rencontre en plein « chaos monde » pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant. Senghor écrit trois textes sur Soulages entre 1958 et 1974. Le texte de 1958 paraît dans Les Lettres Nouvelles, la revue de Maurice Nadeau. « La première fois que je vis un tableau de Soulages, ce fut un choc », écrit Senghor, reprenant le mot « choc » déjà employé par Soulages pour qualifier sa rencontre avec les œuvres de Courbet, Zurbaran et Véronèse lors de sa première visite au musée Fabre en 1941. Le second texte paraît en 1959 dans le numéro 3 des Cahiers du Musée de Poche sous le titre « La poésie de Pierre Soulages ». En 1974, Pierre Soulages expose pour la première fois sur le continent africain, à Dakar, à l’invitation de Senghor qui prononce le discours inaugural. Le poète voit le noir de Soulages comme « la matière vivante de la couleur ». Pour lui, aucun doute possible : « Pierre Soulages est un peintre pur, c’est un poète ».

Note rédigée après une conférence donnée au musée Fabre, en partenariat avec la Maison de la poésie Jean Joubert, dans le cadre de l’exposition Pierre Soulages, la rencontre. Intervenant : Serge Bourjea, professeur émérite à l’université de Montpellier 3. Titre de la conférence : Léopold Sédar Senghor « lecteur » de Pierre Soulages (les guillemets sont du conférencier). Lecture de poèmes de Senghor par Gisèle Pierra et Marc Alexandre Oho Bambe.
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lundi13octobre | Une musique « réinventée »
(saison musicale #03)
L’histoire de Theodora telle que racontée dans l’oratorio de Haendel se déroule à Antioche sous le règne de Dioclétien. Valens, le préfet de l’Empereur, menace de persécution toutes celles et ceux qui se soustrairaient aux célébrations des dieux romains. Theodora, chrétienne qui refuse de se soumettre, sera envoyée dans une maison de prostitution. Mais Didymus, officier romain secrètement converti, jure de la délivrer. Tandis qu’il parvient à se glisser dans la geôle où est retenue la jeune femme, Didymus propose de se substituer à elle et lui permettre ainsi de s’évader. Theodora accepte mais lorsqu’un messager annonce la condamnation à mort de Didymus, elle décide de se livrer aux Romains. Valens les condamne tous deux au supplice. Ils seront décapités.
On doit à Ambroise de Milan la postérité de Theodora et Didyme, inséparables au martyrologe chrétien. Dans De Virginibus (377), il raconte l’histoire de ces deux personnages sans toutefois les nommer. Ambroise déplace l’action à Antioche et fait de Théodora une martyre. C’est ce récit qui fait autorité et a inspiré Thomas Morell, le librettiste de Haendel, tout comme Corneille un siècle plus tôt pour sa tragédie chrétienne Théodore vierge et martyre (1646), parangon de l’immoralité du théâtre pour les jansénistes qui eurent raison de son succès.
Theodora est l’avant-dernière œuvre de Haendel qui, souffrant déjà de cécité, devra cesser toute activité après son ultime chef d’œuvre, Jehpta. Comme à son habitude, Haendel écrit vite. Il compose Theodora en moins d’un mois, entre le 28 juin et le 31 juillet 1749. Theodora est un oratorio dans le sens où l’entendait Haendel, véritable créateur d’un genre qui n’appartient qu’à lui : l’oratorio dit anglais. Pour la petite histoire, Haendel avait été initié à l’oratorio italien lors de ses années de formation. Il y mêlera par la suite les accents des passions allemandes pour bientôt ne plus composer que des opera seria. L’oratorio anglais tel qu’inventé par Haendel s’apparente donc à l’opéra. Les protagonistes de Theodora sont de vrais personnages avec des psychologies singulières. Ils incarnent tour à tour l’autorité, la soumission, la vertu, le courage, la colère, la révolte, la liberté, l’amour. « La musique ne peint que les passions », disait Stendhal. La différence entre oratorio et opéra est que l’oratorio n’est pas mis en scène. Les personnages ne jouent pas. Ils chantent. C’est la musique et elle seule qui prend en charge le ressort dramatique.
Haendel excelle dans cette exigence. Sous sa plume, pas de broderie ni de prouesse vocale mais l’épure. La musique telle qu’elle se suffit à elle-même sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter en termes d’emphase et d’affectation. De la musique avant tout et rien d’autre.

L’ensemble Jupiter a donné Theodora le lundi 13 octobre à l’Opéra Comédie, offrant aux mélomanes montpelliérains trois heures de musique époustouflantes, en totale harmonie avec le lieu. Chaque fois que je pénètre dans la grande salle, sous la coupole décorée par le peintre Jean-Baptiste Arnaud-Durbec, il me semble que je m’assieds au parterre à côté de Stendhal. Le temps bascule dans un autre temps.
L’ensemble Jupiter a été créé par le luthiste et théorbiste Thomas Dunford avec la complicité active de sa compagne, la mezzo soprano Lea Desandre. Ils incarnent la nouvelle génération de musiciens qui, sur les traces de leurs studieux aînés, revisitent le vaste répertoire de la période baroque sur lequel ils portent un regard novateur. Si bien qu’on peut parler ici de « réinvention » d’une musique sans rien ôter au mérite et au travail considérable de la génération des Christie, Harnoncourt, Herreweghe, Leonhardt, Malgoire etc… qui l’a littéralement ressuscitée tant elle était tombée dans l’oubli, ouvrant la voie à des explorations toujours recommencées.
Sources :
- Theodora de Haendel : livret-programme avec une notice de Raphaëlle Legrand publié par la Cité de la musique.
- Wikipedia pour Théodora et Didyme, saints chrétiens.
- Stendhal, Rome, Naples et Florence en 1817, in Voyages en Italie, édition de Victor del Litto, Bibliothèque de la Pléiade, 1973.
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mardi14octobre | Décor

« Tout change, le décor de nos vies change : mais peut-être reste-t-il quelque chose qui se renouvelle sans cesse : la lumière. Nous savons que tout art, tout travail s’appuie sur une base pratique qui servira de support au mystère d’être là ».
Edouard Boubat, introduction à La photographie, l’art et la technique du noir et de la couleur, Le Livre de Poche, 1989.
