(écrit le vendredi 17 octobre 2025)

Bob Dylan a lancé jeudi 16 octobre à Helsinki son Fall tour (tournée d’automne) européen. Il a débuté le set à la guitare sur I’ll be your babe tonight, chanson de 1967 gravée sur l’album John Wesley Harding, avant de s’installer au piano pour la presque totalité du concert. A nouveau quelques mesures à la guitare sur It ain’t me babe, deuxième titre de la soirée. La chanson est de 1964, sur le disque Another side. Bob alterne une dernière fois guitare et piano sur Watching the river flow. Le set lui-même n’est pas une surprise. Il reprend toutes les chansons de son dernier album Rough and Rowdy Ways qui remonte déjà à 2020, excepté Murder most foul mis en ligne pendant la pandémie de Covid et rattaché ensuite à l’album sur une plage indépendante. Les quelques titres plus anciens insérés dans le programme sont comme des petites lumières infinies qui clignotent dans le ciel dylanien.
Selon les premiers compte-rendus, Desolation Row (gravée sur l’album Highway 61 revisited en 1965) a été l’un des temps forts du set. C’est une chanson incroyable qui met en scène un chapelet de personnages tous plus excentriques les uns que les autres. On y croise des vendeurs de cartes postales représentant une pendaison, un délégué aveugle accroché à un funambule, bref, tout un cirque, et par ordre d’apparition Cendrillon, Bette Davis, Roméo, Cain et Abel, le bossu de Notre-Dame (Quasimodo n’est pas nommé dans la chanson mais il l’est à deux reprises dans les notes de pochette du disque rédigées par Dylan comme il en avait l’habitude dans ces années-là), le bon samaritain, Ophélie, Noé, Albert Einstein déguisé en Robin des Bois, un docteur Obscène et son infirmière, le fantôme de l’opéra, Casanova, une équipe d’agents, des surhommes, le Neptune de Néron, les poètes Ezra Pound et T.S. Eliot qui, embarqués sur le Titanic,
« Luttent dans la tour du capitaine
Tandis que les chanteurs de calypso rient d’eux
Et que les pêcheurs tiennent des fleurs
Entre les fenêtres de la mer »
(traduction de Pierre Mercy)
Robert Shelton, le biographe de Dylan, situe Desolation Row dans le droit fil de Howl de Ginsberg ou de The Waste Land (La terre vaine), poème long de 433 vers écrit en 1922 par T.S. Eliot, une poésie américaine qui se caractérise par son souffle épique et son amplitude. Ici, l’écriture dylanienne est typique des années 1964-1966, qui tient du baroque mêlant le fantastique, l’horrifique, le rêve et le délire dans une alchimie aussi subtile que débridée. Desolation Row, c’est le spectre d’un monde qui s’effondre et que le poète traverse à coups de griffes, brossant au passage quelques portraits hallucinés de personnages réincarnés. L’un des textes majeurs de Dylan qui témoigne de la splendeur rimbaldienne de sa poésie.


La structure musicale est d’une grande sobriété. Trois accords (do, fa, sol pour la version enregistrée sur Highway 61 revisited) que Bob plaque inlassablement sur sa Gibson acoustique de l’époque – une Nick Lucas – tandis que les arabesques du guitariste Charlie McCoy, invité de dernière minute qui se souvient n’avoir participé qu’à une seule séance d’enregistrement, le 4 août 1965, pour deux prises), apportent à la chanson sa touche finale dans un corps à corps effréné avec le texte. Dylan a interprété pour la première fois Desolation Row en public le 28 août 1965 lors du concert de Forest Hills (New York) au terme duquel deux de ses musiciens faillirent se faire lyncher par des fans mécontents du passage de leur idole à la guitare électrique, un mois presque jour pour jour après la tempête déclenchée lors du festival de Newport, le 25 juillet 1965.
Malgré sa longueur (onze minutes dix-huit secondes) et quitte à parfois laisser en plan quelques couplets ici et là, Bob Dylan n’hésite pas à inscrire régulièrement Desolation Row dans ses setlists. C’est le cas ces deux dernières années. Il l’avait réintroduite dans la setlist du premier des trois concerts donnés à Prague début octobre 2024, la conservant ensuite pendant toute cette tournée européenne d’automne qui s’était terminée au Royal Albert Hall de Londres le 14 novembre après deux passages mémorables à la Seine Musicale de Paris les 24 et 25 octobre. Puis Desolation Row a été maintenue pendant la longue tournée américaine de 2025. Bob Dylan n’a visiblement pas l’intention de s’en séparer, preuve de l’attachement qu’il porte à sa chanson.
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Sources :
- les sites Expecting Rain et Daily Dylan pour la setlist du concert d’Helsinki.
- Le site Bob Dylan Traductions pour les paroles traduites en français.
- Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon, Bob Dylan la totale (les 492 chansons expliquées), éditions du Chêne/EPA, 2015.
- Nicolas Rainaud, Not Dark Yet (chansons de Bob Dylan), éditions Le mot et le Reste, 2015.
(écrit le vendredi 17 octobre 2025)
