Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Esquisses, notes & voix secrètes

carnet de septembre 2025

Place du Nombre d’Or, Antigone. Samedi 27 septembre, 15 h 39.

lundi8septembre | L’étranger (histoire d’un poème)

Il y a quelque temps, j’esquissais un texte sans trop savoir où les mots allaient me mener et qui commençait ainsi :

Je vis dans un pays où je suis l’étranger
sans langue ni repère
une valise (en main)
remplie de souvenirs dont je ne sais que faire

Puis je tâtonnais, me perdais pour dire vrai :

(Il reste encore ici et là
sous les ailes des papillons
quelques mots éphémères)

Rien n’advint de décisif dans ce premier temps d’écriture. Rien sous les doigts. Aucune sensation. Aucun tremblé derrière les mots. Il fallait oublier ce qui s’était écrit de sorte que le texte repose dans l’espoir que quelque chose se produise et provoque le basculement qui conduit parfois au poème. Dans ces moments, il faut garder confiance dans les mots. Ils sont là. Ils ne s’envoleront pas. Au pire ils ne bougeront pas. Ne diront rien de plus que ce qu’ils ont déjà dit. Il faudra se résoudre alors à tourner la page.

Parc Montcalm. Dimanche 7 septembre, 15 h 35.

C’est – comme souvent – une situation inattendue qui a joué ici le rôle de déclencheur. Je m’étais rendu ce dimanche au parc situé près de mon lieu de résidence avec l’intention de dessiner des arbres au pastel quand je suis tombé sur cette scène somme toute banale représentant un jeune homme, seul, assis sur un banc. Il semblait absent à lui-même. Comme étranger au tableau dont il était le sujet. Je me souvins instantanément du premier vers écrit quelques jours plus tôt :

Je vis dans un pays où je suis l’étranger

Je tenais quelque chose. Ce jeune homme venait de m’offrir le visage de l’étranger. Il était là, le poème. Sous mes yeux. A portée de main. Le poème ? Il restait à l’écrire, ce qui n’alla pas sans difficulté. En ce qui me concerne, le chemin est toujours incertain. Laborieux. Rien ne m’advient au premier mot. Mais enfin, cette fois, je crois avoir à peu près obtenu ce que je voulais (lire ici le poème L’étranger).

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dimanche14septembre | Soulages autrement

Ai-je tout vu, tout compris de Soulages ? Sûrement pas. Devrai-je toujours m’efforcer de le regarder autrement ? Assurément. Ce à quoi invite l’exposition Pierre Soulages, la rencontre, au musée Fabre jusqu’au 4 janvier 2026.

Pierre Soulages : « Je ne crois pas qu’un peintre, que sa peinture soit figurative ou non, puisse ignorer en peignant un élément aussi capital que l’espace dans notre expérience du monde sans risquer d’appauvrir douloureusement sa peinture. L’espace est une dynamique de l’imagination ». (A lire aussi : Soulages, « la lumière réfléchie », dans les Notes).

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jeudi18septembre | Premier livre

Deux heures de pur bonheur, ce matin, dans la compagnie d’Italo Calvino dont les très précieuses Nuits de France Culture rediffusent les entretiens des 6 et 7 décembre 1976 avec son traducteur Jean Thibaudeau. Il parle des commencements. Je note à la volée : derrière un commencement, il y a un avant commencement, un commencement antérieur qui appartient à la vie d’avant l’écriture. « On ne devrait pas écrire le premier livre, parce qu’en l’écrivant, on détruit un patrimoine de mémoire qui pourrait être la matrice de tous les livres à venir ou bien on ne devrait écrire que le premier livre, l’écrire et le réécrire ». Dans ces entretiens, il est question pêle-mêle de son ami Beppe Fenoglio (1922-1963), de ses livres Les villes invisibles et la Journée d’un scrutateur, de bien d’autres choses encore. Et glané en passant, ceci, précieux comme un don du ciel, à coudre de toute urgence dans la doublure de nos vestes : « La littérature ? Un réservoir éternel de sentiments humains ».

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samedi20septembre | Pas un jour sans Lovecraft

Chaque matin, avec quel appétit j’ouvre le mail que François Bon adresse aux abonnés de son projet Lovecraft 1925. Le pari est inouï et la contrainte tient de la performance : il s’agit de suivre Howard Philipps Lovecraft au jour le jour, durant l’année 1925 où il réside à New York, sur la foi des notes qu’il consigne dans son agenda de poche, la plupart du temps en style télégraphique vu le peu de place dont il dispose pour relater ses faits et gestes quotidiens. Cet agenda en vérité lui sert d’aide-mémoire pour ensuite rédiger les lettres qu’il adresse à ses tantes de Providence et qui lui tiennent lieu de journal où il entre plus avant dans le détail de ses activités.
A partir de ce matériau, François Bon construit un récit biographique d’un genre inédit, composé de traductions, de commentaires, d’extraits de presse – Lovecraft était un lecteur assidu du New York Times – de photographies, de cartes postales d’époque, d’archives et de vidéos. L’exploration minutieuse de cet univers singulier est à suivre sur la page du site Tiers Livre dédiée à ce travail. Un work in progress haletant au milieu des fantômes, des rues sombres et de toutes les interrogations qui accompagnent l’acte d’écrire dont l’enjeu est de faire littérature.


François Bon est traducteur de Lovecraft : neuf titres sont parus en poche aux éditions Points, dont le très précieux Commonplace Book où Lovecraft notait brièvement les idées et les trames de récits à écrire.
Pour vivre cette expérience inédite au plus près d’une œuvre en train de se construire, une inscription préalable est requise. L’abonnement coûte 21 euros. C’est que dalle au regard du travail colossal accompli et du plaisir de la découverte qu’il procure. Il reste encore trois mois à vivre au quotidien, avec François Bon, dans les pas de l’un des écrivains les plus fascinants de la littérature fantastico-horrifique mais dont la pratique d’écriture fait littéralement exploser les frontières des genres. Qu’attendez-vous ?

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dimanche21septembre | « Un estimable compositeur »

(saison musicale #1)

Opéra Comédie – Montpellier – 14 h 39.

La troisième symphonie en sol mineur de Louise Farrenc est créée à Paris le 22 avril 1849 lors de la huitième séance de la Société des concerts du conservatoire. Trois autres pièces sont au programme : un air de Mozart (non identifié), des fragments des Ruines d’Athènes (une œuvre écrite par Beethoven pour le théâtre en 1811) et la symphonie en ut mineur du même (la cinquième). Dans son compte-rendu pour la Revue et Gazette musicale de Paris du 29 avril 1849, le critique Henri Blanchard, après avoir relevé que la Société consent « une exception à ses habitudes consacrées » en présentant l’œuvre d’une femme, juge néanmoins « peu généreux, peu adroit et peu galant », ce programme dans lequel il voit une confrontation inégale entre « le géant de la musique instrumentale moderne » et « sa modeste imitatrice ».
Louise Farrenc (1804-1875) grandit à Paris dans une famille d’artistes. Son père était sculpteur et elle prend ses premières leçons de piano auprès de sa marraine. Elle est ensuite l’élève d’Ignaz Moscheles et Johann Nepomuk Hummel, deux amis et interprètes de Beethoven. Elle étudie l’harmonie auprès d’Antoine Reicha, encore un proche de Beethoven né comme lui en 1770. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’influence de Beethoven se fasse sentir dans les œuvres de la compositrice et plus particulièrement dans ses symphonies.
Louise Farrenc doit faire jouer ses réseaux d’influence pour que sa symphonie soit créée par une formation aussi prestigieuse que l’était en son temps l’orchestre de la Société des concerts du Conservatoire. Elle est à cette époque la deuxième femme titulaire d’un poste de professeur de piano au sein de l’institution après Hélène de Montgeroult, nommée le 22 novembre 1795 suite à la création du Conservatoire, le 3 août de la même année. A force de batailler, Louise Farrenc obtiendra l’égalité salariale avec ses collègues masculins.
Alors, qu’en est-il ? Les membres de la Société ont-ils voulu tendre un piège à la féministe Louise Farrenc ? Ont-ils réellement eu l’intention de discréditer une « imitatrice » dans une époque où la composition est encore et pour longtemps l’apanage des hommes ? Est-il seulement possible de lire le programme autrement ?
C’est un fait : les « compétences exceptionnelles » de Louise Farrenc « compte-tenu de son genre » sont reconnues de ses contemporains. Et l’influence du classicisme viennois sur ses compositions n’est un secret pour personne. Il se peut donc que les programmateurs du concert n’aient pas pensé à mal en proposant, côte à côte, l’exécution de deux symphonies en mode mineur, celle du maître et celle plus de l’élève (par procuration) que de l’imitatrice. Mais Henri Blanchard n’en démord pas et après tout, il a peut-être raison. Toujours sur cette confrontation, « c’était établir une lutte dans laquelle on savait bien d’avance que le géant de la musique instrumentale moderne écraserait sa modeste imitatrice ». Il la sauve donc – mais en avait-elle réellement besoin ? – à sa manière très masculine de surcroît, estimant que la troisième symphonie de Louise Farrenc est « un ouvrage bien pensé, bien écrit » de la part d’un « estimable compositeur » (on n’en est pas encore à employer le féminin) qui « seule de son sexe dans l’Europe musicale, montre un véritable savoir uni à la grâce et au goût ». Oui, dans ce landernau artistique du XIXe siècle où Victor Hugo refuse obstinément d’ouvrir les portes de son cénacle à George Sand, où Clara Schumann est reléguée dans l’ombre de son mari et Fanny Mendelssohn étouffée par son frère Félix, une femme ne saurait exprimer dans ses œuvres ni force, ni puissance. Mais grâce et goût, à volonté.

L’orchestre national de Montpellier-Occitanie dirigé par Noemi Pasquina. 16 h 33.

Le dimanche 21 septembre à l’opéra Comédie, dans le cadre des journées du patrimoine, l’orchestre national de Montpellier-Occitanie sous la direction de Noemi Pasquina a donné la troisième symphonie de Louise Farrenc suivie cette fois de la symphonie 41 dite Jupiter de Mozart sans qu’à aucun moment la première œuvre ait eu à souffrir de la seconde. Il se révéla même durant leur exécution quelques subtils jeux de miroirs très éclairants sur la manière dont, par-delà le temps, les genres et les frontières, s’entrecroisent les styles et les sensibilités. Pour le dire avec Théophile Gautier (La Presse du 30 avril 1849), « Mme Farrenc s’en est tirée à son honneur ».

Sources :

  • note du livret d’accompagnement de l’enregistrement des trois symphonies de Louise Farrenc par Insula orchestra sous la direction de Laurence Equilbey pour le label Erato.
  • Revue et Gazette musicale de Paris, année 1849, consultable sur le site archive.org
  • Fiches Wikipedia concernant Louise Farrenc, sa Troisième symphonie et Hélène de Montgeroult.

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mercredi24septembre | Lumière d’automne

Rue de Bugarel – 9 h 08 (photo iPhone).

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jeudi25septembre | Quelques pas dans la ville

Marcher la ville. La happer de pas. Sans se hâter. Pas courir mais la parcourir pour en saisir les singularités. Attentif aux petites choses qui passent, choses vues qui dessinent à leur insu les contours d’un visage parmi d’autres, toujours changeants, toujours réinventés.

Château d’Alco, conseil départemental de l’Hérault. 11 h 29.
Nuages et ombres. Avenue de Toulouse. 15 h 41.
Lave & Sèche. Avenue de Toulouse. 15 h 53.
Rond-point dit du Grand M. 16 h 02.
Au 21. Rue Raimon de Trencavel. 16 h 03.

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Samedi 27 septembre | Poésie & ville

Avenue Villeneuve d’Angoulême. 14 h 58.

Cet après-midi, les poètes font leur rentrée à la Maison de la Poésie Jean Joubert. A l’aller comme au retour, n’ai emprunté le tramway que sur une partie du trajet. Soleil et brise légère. Il fait bon arpenter les rues comme qui voudrait prendre la mesure de la ville avec, dans l’oreille, la voix secrète d’un poète lisant. Sensation suave que quelque chose échappe, se décompose et pourtant la douceur automnale. Tout soudain si fragile que l’écriture seule ni la photographie ne parviennent à retenir ou si peu. Ralentir au mieux. Suspendre. De ce qui me traverse ne demeurent que bribes. Moments dont ce carnet, modestement, presque silencieusement, témoigne.
« Poème oublié sur le fil, le vent l’a déchiré
Longtemps » (James Sacré, extrait de Tissus mis parterre et dans le vent, 2010)