Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Jalons pour Alain Freixe

Ce samedi 27 septembre après-midi, Alain Freixe est l’invité de la Maison Joe Bousquet, 53 rue de Verdun à Carcassonne, pour une rencontre sur un chemin de poésie. A cette occasion, quelques jalons ressortis des archives, témoins d’une amitié infaillible qui dure depuis quelque quarante ans.

Alain Freixe lisant, lors d’une rencontre poétique à la Médiathèque centrale de Perpignan. Samedi 9 octobre 2021.

-o-

Derrière les mots

Ecrire contre, ce n’est pas forcément s’opposer mais se frotter aussi. Se confronter. Aller vers. Pour aller voir. Au risque de la blessure.

La poésie d’Alain Freixe agrippe ses images à la paroi du monde. Il en va de ses mots comme de l’abrupt, la percée de la montagne dans le brusque. C’est une poésie du « bout du regard », postée au point signifiant du visible où ciel et mer se confondent dans « la fatigue de la lumière » et d’où Rimbaud contemplait l’éternité.

Poésie « rendue au sol ». D’où elle parle, elle résonne comme « le chant d’un autre monde » et fait entendre le murmure des sources. La beauté de ses images est toujours dans l’image à venir. Poésie de marcheur, d’arpenteur convaincu d’un possible et qui tente, poème après poème, livre après livre, une mesure du praticable.

Ce que je lis, est-ce « un poème ? une prose ? » Est-ce que je sais ? Je lis comme un amoureux qui voit se déchirer « l’étoffe des mots », sous ses yeux se déployer une poésie du vivant. De la respiration. Et de la main qui, face au désert, a cessé de trembler.

(Texte publié en décembre 2017 dans le numéro 58 du Basilic, gazette des amis de l’Amourier, à l’occasion de la parution du recueil Contre le désert aux éditions de l’Amourier).

-o-

-o-

Pas le fleuve encore

poème pour Alain Freixe

Des taches de silence
à portée de silence la nuit
mais

existe et n’existe pas
affleure
roule
le temps erre la nuit au bord du fleuve
mais

ce n’est pas encore le fleuve
ce n’est pas le fleuve
viendra plus tard adossé à la nuit silencieuse

humecte ses lèvres sur la rive
mais

ce n’est pas la rive encore
licencieuse et noire
guette le suc des feuilles
le temps va
ordinaire
tombé du ciel un galet sur la rive
mais

ce n’est pas la rive – vous dis-je –
viendra peut-être
sous le fleuve de silence et de nuit

(Une version de ce poème est paru en octobre 2016 dans le n° 97/98 de la revue Coup de Soleil (Poésie et Art) en hommage à Alain Freixe).

-o-

Alain Freixe à la Médiathèque de Perpignan. 9 octobre 2021.

-o-

La poésie sans relâche

A l’automne 2003 – nous étions au mois de novembre – paraissait dans la collection Grammages des éditions de l’Amourier le recueil d’Alain Freixe intitulé Avant la nuit. Je pris ce titre pour une injonction. Dans l’amitié qui nous lie depuis une certaine aube dont je reparlerai, Alain a toujours été pour moi un aiguillon. Celui qui me tira à maintes reprises de l’abandon qui me gagnait. Il m’a appris que les mots n’ont aucune raison de vous fuir si vous leur demeurez fidèle et que vous placez la poésie sans relâche au cœur de votre vie de sorte qu’elle en soit le centre autour duquel tourne la roue ineffable.

Affronter le jour : c’est donc de cela qu’il s’agit. Frapper à la porte de l’heure (1). Debout, au milieu des morts qui jonchent le champ de bataille comme un grand remous de feuilles mortes.

A l’affût : le poète est en quête de ce qui reste à dire. Tapi dans les mots, il guette. Se projette dans l’en-avant du monde dont il recueille des fragments. Des éclats, écrirait Alain Freixe.

Ainsi que Joe Bousquet nous l’a montré, tous les faits sont des signes. Ils convergent vers ce qui n’est pas encore, qui adviendra peut-être, que nous ne savons pas. Nous appartenons à ce qui se dérobe. Sur les flancs escarpés d’une montagne hostile, nous n’avons d’autre choix que de nous agripper aux pierres. Happés par la matière minérale dont la poésie d’Alain est formée. Solide comme le roc. Fragile quand ce même bloc qui semblait pourtant immuable s’effrite sous les effets mêlés de la pluie et du vent. Moraines, glaciers, arêtes, cairns, déblais, remblais, éboulis, falaises, à-pics : le lexique d’Alain Freixe nous soumet à l’épreuve des pentes. Au risque de la chute.

A ce seul prix la nuit recule.

A Carcassonne, 53 rue de Verdun, la demeure de Joe Bousquet est toujours ouverte. Vivante. Elle est devenue un lieu d’expositions et de rencontres où s’explore, dans le passé comme dans le présent, la relation entre les écritures et les arts plastiques. C’est ici qu’Alain et moi, nous nous retrouvons avec René Piniès, le directeur du lieu, dans un compagnonnage amical et complice. La chambre du poète nous a rapprochés. Elle a fait de nous des amis. Je nous revois au rendez-vous d’un soir d’hiver, de lunes grises et de silence, adossés à de vieux murs jaunis. Ce fut là notre aube première. Pour dire vrai, notre rencontre remonte à une lettre. La correspondance a toujours occupé une place centrale dans notre relation. Celle-ci était de Ginette Augier – la destinataire des Lettres à Ginette (2) – qui m’invitait à prendre contact avec un certain Freixe. « Voulez-vous l’adresse de Freixe ? Il a l’air très actif… », m’écrivait-elle le 3 septembre 1988. Elle l’avait affectueusement surnommé « le professeur aux vingt questions » ! C’est qu’Alain – comme moi – la pressait au sujet de Bousquet. Ginette, elle, était ravie de répondre à toutes nos sollicitations. « Recherche passionnante ! », se délecte-t-elle dans ce même courrier. Car nous étions avides et le sommes demeurés, j’espère, dans le souvenir de Ginette qui n’avait pas son pareil pour élargir le cercle des amis autour de Joe Bousquet. Elle a tant donné pour qu’il soit lu ! Alain, lui, était plus avancé que moi. Il lisait Bousquet depuis longtemps déjà. A-t-il jamais cessé d’interroger son œuvre qu’il tient à juste titre pour majeure au XXe siècle et au-delà, majeure encore pour nous et pour ceux qui viendront ? Textes publiés en revues, conférences, lectures, jusqu’au Génie de la Vie, ce dense numéro des Cahiers Joe Bousquet dont il dirigea l’édition (3) attestent d’une attention de tous les instants à Bousquet et d’un questionnement toujours plus exigeant à son sujet.

Tant d’efforts, tant de nuits, tant de temps consacrés à l’exploration d’une œuvre poétique sous toutes ses formes – poèmes, romans, récits, articles, notes, correspondances, journaux intimes – laissent forcément des traces dans nos écritures. Alain Freixe, pourtant, n’écrit pas sous l’influence de Joe Bousquet. Encore moins comme… La relation d’écriture à écriture est autrement plus complexe. Pour comprendre ce qui se passe dans le fleuve impassible des mots, il faudrait en remonter le cours, suivre les méandres sur la page, en repérer les affluents, deviner les rivières souterraines qui serpentent sous les livres. Un authentique travail d’hydrographe doublé d’un relevé topographique des sentes et pierriers qui font obstacle à la vue première, semant le chemin d’embûches et de difficultés. L’écriture de Joe Bousquet afflue. Innerve. Dans l’ombre du Midi Noir où elle prend sa source, elle sourd dans les mots qu’elle re-suscite.

C’était comme glisser appuyés contre le froid le visage collé à l’air les yeux rayés de neige bandés de brouillards pour rentrer et donner ce rien des sourires le soir pour des lambeaux de souffle où le cœur trouverait à oxygéner le plissé de son temps déjà serré dans ses coupes.

Ceci est de Freixe. Ce n’est pas du Bousquet. Mais Bousquet a part à ce rien des sourires le soir – tels ceux des jeunes visiteuses qui gagnaient sa chambre, la nuit, par un escalier dérobé – et que dire de ces yeux rayés de neige quand on sait qu’elle était pour lui d’un autre âge ou ces lambeaux de souffle, là-bas, sur le plateau de Brenelle, près de Vailly-sur-Aisne, un vallon surplombant le Chemin des Dames où le 27 mai 1918, une balle allemande faucha ses vingt ans et fit de lui un gisant avant de le rendre – paradoxe ultime – à la vie poétique. Rivières souterraines, disions-nous, que nous pouvons suivre à la couleur des encres qui les irisent de leur intrinsèque beauté.

Arrimée aux mots qui claquent comme voile dans un bleu de mer sidéral, la poésie d’Alain Freixe est défi aux éléments qui nous disjoignent pour nous ressaisir dans l’éclat originel. Nous voici rendus, non pas encore au sol mais au vent, occupés à naître dans la force des choses tandis que la blessure guette, toujours, et menace nos corps d’écoulement dans les fondrières. L’écriture est combat et son lieu, un champ de bataille où, pour se jouer des abeilles sifflantes, il faut ruser, solliciter toutes les ressources de la nature bouleversée, ses ornières, gourbis, anfractuosités…

Rendu maintenant au sol, la seule vérité qui tienne, marchant sur les bords du monde, dans la clarté mourante, tout, un jour, me dis-je, rencontre sa fin. C’est pourquoi vite, avant la nuit. Encore. (…) Peut-être tenter une dernière fois.
La suite – écrire – appartient au poète.

-o-

Notes – (1) Toutes les citations en italiques sont extraites du recueil d’Alain Freixe, Avant la nuit, aux éditions de l’Amourier (2003).
(2) Ginette Augier a notamment participé avec René Nelli à l’édition des Œuvres romanesques complètes de Joe Bousquet en quatre tomes chez Albin Michel. Les Lettres à Ginette ont été également publiées chez Albin Michel. Ginette Augier fut, en 1999, membre fondateur du Centre Joe Bousquet et son temps dont Alain Freixe fut le premier président.
(3) Le génie de la vie, textes réunis par Alain Freixe, Cahiers Joe Bousquet édités par le Centre Joe Bousquet et son temps (octobre 2000).

(Terminé le 8 octobre 2015 à Perpignan, ce texte est paru en octobre 2016 dans le numéro 97/98 de la revue Coup de Soleil (Poésie et Art) qui consacrait un dossier au parcours poétique d’ Alain Freixe).