Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Temps & lieux (I – 2/5) | Dialogue du réel et de la fiction

Temps : Milieu indéfini où paraissent se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement, les événements et les phénomènes dans leur succession.
(Le Grand Robert de la langue française)

Avenue Général de Gaulle, Perpignan, 17 mars 2024.

Recto (1) | La ronde du temps (Perpignan)

1 – il y a dans la vitrine un piano à queue et les grands yeux bruns de l’ours en peluche qui penche sa tête en me regardant
2 – il y a le long de l’avenue un défilé de palmiers droits dans leurs bottes et sur leur tête verte un cimier dans le vent
3 – il y a toujours à la même place près de l’arrêt de bus le clochard qui compte ses pièces jaunes dans le creux d’une main miséreuse
4 – il y a la terrasse du PMU et sur un guéridon une tasse de café noir abandonnée à sa mélancolie
5 – il y a la dame âgée avec sa canne blanche guidée par son chien qui tire sur sa laisse en grognant
6 – il y a devant les grilles du crédit municipal des gens pâles et silencieux tête baissée ils comptent les pavés en croyant se cacher des passants
7 – il y a chemises ouvertes trois hommes assis sur des chaises rouges fumant leur cigarette en jactant
8 – il y a coiffé de sa toque blanche le chef en train de punaiser le menu du jour sur la porte de son estaminet
9 – il y a les amoureux qui sur le quai se quittent en pleurant tandis que la nuit tombe dans la lumière pourpre des adieux
10 – il y a sur la façade baroque et sable de la gare SNCF la pendule qui renonce à donner l’heure au grand dam du temps

Recto (2) | La ronde du temps (Carcassonne)

1 – il y a par-dessus les toits un avion ni bleu ni pâle qui prend son envol dans un vacarme assourdissant
2 – il y a dissimulé dans l’olivier le merle noir qui appelle et rend à l’aube le mystère de sa splendeur
3 – il y a dans les tiroirs de la commode des vies en noir et blanc dentelées d’oubli et de souvenirs
4 – il y a parmi les hautes herbes une sculpture en ronde bosse représentant une femme allongée attendant d’être délivrée des geôles grises de l’indifférence
5 – il y a l’ancienne devanture du magasin fermée par des plaques d’aggloméré et cette exclamation « ça va ! » gravée sur un fond jaunâtre et pourrissant
6 – il y a trônant dans le chœur de l’église la vierge en majesté habillée de soie noire et tenant dans ses bras sa réputation miraculeuse
7 – il y a sur son piédestal au centre de la place Neptune échevelé régnant sur les eaux vertes de la fontaine et son bassin, paradis des enfants en été
8 – il y a dans tes yeux un bleu de jadis et les dentelles de notre amour
9 – il y a leur nom au pinceau blanc et leur visage flou sur des lambeaux de marbre et les lichens sont leur linceul
10 – il y a opulentes et fières toisant les plis de la rivière cinquante-deux tours se donnant la main pour danser la ronde du temps

Cité de Carcassonne vue des berges de l’Aude, 23 janvier 2024.

Verso | Oui, je suis toi

Oui, je suis le réel. Les vitrines, les pianos, les avenues, les palmiers, le vent, les bus, les avions, les terrasses, les guéridons, les grilles, les pavés, les chaises, le tabac, les cannes blanches, les chiens, les punaises, les portes des estaminets, les pendules, les valises, la nuit : tout cela m’appartient. Le monde est moi.

Oui, je te vois. Je sais où tu te caches. Je connais ton dessein. Tu veux me libérer de mes chaînes, dis-tu. Quelle prétention ! Mais au fond, tu n’en as que faire. Tu ne penses qu’à toi. Tout est prétexte pour te servir. Tu es l’usurpatrice de mes jours. Tu voles mes instants. Tu les détournes. Devant le vrai tu te dérobes. N’as-tu donc point de cœur ?

Oui, je suis la fiction. Mon horizon est ton ailleurs. Le bleu, le pâle, l’aube, l’oubli, les souvenirs, l’indifférence, les miracles, les paradis, le jadis et la ronde du temps : tout cela est mon lot. Je ne te vole rien. Avec tes éléments je compose des mondes, j’écris les noms que tu effaces, je résiste à la rouille. Je suis l’été, la lumière et la vie.

Oui, moi aussi je te vois. Je ne te quitte pas des yeux. Je te suis pas à pas. Je veille sur toi. Je suis ton ombre et tu n’es rien sans moi qu’un linceul de lichens sur des lambeaux de marbre. Je t’en conjure, aime-moi. Ne sommes-nous pas d’un même sang ? Ne suis-je pas l’autre versant de toi ?

-o-

NB – Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle recto | verso (été 2025) des Ateliers du Tiers Livre animés par François Bon. Texte d’appui : extraits de Quelques-uns de Camille Laurens (POL, 1999). La proposition en vidéo.