Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Chromes, orage & mystère

Carnet de juillet 2025 (2)

Une absence. Plage des palisses, Arès. Mardi 22 juillet 2025, 15 h 39.

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dimanche20juillet | « Un petit carré de pelouse »

Ce paragraphe, extrait de Totalement inconnu, le très beau livre de Gaëlle Obiégly paru chez Christian Bourgois en 2020 :

« La mort est un mystère savamment entretenu, je ne sais pas pourquoi je dis « savamment ». Il m’arrive, lors de méditation, de voir les morts sur leur petit carré de pelouse. Sortis du sol, parmi les monticules de mau- vaise terre ; à part des asperges, des endives, qu’est-ce que tu veux faire pousser dans ce genre de mélange, surtout sablonneux. Ils sont là, s’il fait jour, comme des taupes, ils sont sur l’herbe et ils ont une corbeille de fruits d’été dans laquelle les pêches sont en quantité. Autrement, quand il fait nuit, les morts et les mortes sont assis et ils portent des toges. Je les reconnais, je les salue, je ne sais pas s’ils me voient. Je pense que oui. »

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jeudi24juillet | Souvenir d’orage

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samedi26juillet | Les mots

Ecrit hier entre la fin d’après-midi et toute la soirée après la pause repas, le texte de la proposition #08 du cycle été des Ateliers du Tiers Livre. Travail exigeant qui nécessite de l’assiduité. Peur à tout moment de perdre le rythme. De ne plus être au rendez-vous. Ce texte-là, contrairement à d’autres, ne m’a pas causé trop d’ennuis. Venu pour ainsi dire d’un seul trait après l’abandon d’une première piste qui n’allait mener nulle part. Quelques retouches tout de même après quatre, cinq, six relectures. Comme toujours obsessionnelles. Ne parviens à me séparer du texte qu’avec grande difficulté. Jamais sûr de rien. Et pas de petite voix pour me dire qu’il faudrait lâcher maintenant sinon la fatigue, l’épuisement, le sommeil qui finissent par me faire céder. Il arrive un moment où le processus que je voudrais tant maîtriser m’échappe. Les mécanismes dissimulent leurs secrets dans la confusion. Ils dressent alors entre eux et moi un mur infranchissable. C’est l’heure de la séparation. Tout m’échappe. Je dois m’avouer vaincu. M’abandonner aux mots. S’ils ne prennent pas les choses en main, s’ils ne se rendent pas maîtres, à un moment donné, de la situation, le texte ne vaudra rien. Bon à jeter. Tout ceci est très mystérieux.

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lundi28juillet | Un village

Un temps de chien, disent-ils, dépités. Il y a quelque chose de très proustien dans l’immobilité du moment. Comme un fragment de temps arrêté. Quelques minutes suffisent pour se sentir frôlé par quelque chose d’indéfinissable auquel on attribue sans trop savoir, le goût de l’éternité.

Amphore au jardin. Villebazy. 11 h 16.
L’ancienne école devenue la Maison commune abrite aussi la bibliothèque municipale. Villebazy. 12 h 09.
Relais de télécommunications. Villebazy. 12 h 10.
Le monument aux morts. Villebazy. 12 h 11.

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Mardi29juillet | Ecrire. Voir.

Retrouvé, par hasard, ce texte, l’avais-je lu je ne crois pas, je ne me souviens plus peu importe, je le tiens là, entre mes mains, dans une édition Folio à trois euros intitulée La grande traversée de l’Ouest en bus (et autres textes beat, en sous-titre). Jack Kerouac y laisse s’écouler tout son talent pour les récits de voyage et celui en particulier dont j’ai envie de parler maintenant. Il s’intitule En route vers la Floride. Kerouac y raconte un périple dans la compagnie du photographe Robert Franck. Que vont-ils faire en Floride ? « Chercher mère, chats, machine à écrire et grande valise pleine de manuscrits originaux ». Ils sont partis avec en poche deux cents dollars réglés par le magazine Life, « ce qui a permis de payer l’essence et l’huile et la bouffe aller-retour ». On comprend que Life n’a pas avancé cette somme en pure perte et que Robert Franck devra fournir des photographies, une vision à vif de l’Amérique profonde et Kerouac passe une grande partie du voyage à décortiquer les gestes de son coéquipier, sidéré qu’il est par le geste photographique. « C’est assez sidérant de voir un type, pendant qu’il est au volant, lever tout à coup d’une main son petit appareil allemand à 300 dollars et photographier quelque chose qui bouge devant lui, avec en plus un pare-brise pas lavé ». Je pourrais continuer comme ça à paraphraser le texte de Kerouac qui court sur treize pages de mon édition Folio à trois euros. Mais j’ai envie de m’arrêter sur la sidération que l’écrivain exprime devant le geste photographique auquel il assiste. Voilà un type, Robert Franck, les mains occupées à conduire une voiture, se précipitant sur son appareil pour « photographier quelque chose qui bouge devant lui ». Relisant trois, quatre, cinq, six fois ce fragment de phrase, « photographier quelque chose qui bouge devant lui », je me demande que fait d’autre Kerouac devant sa machine à écrire et qu’est-ce qui sépare l’écrivain du photographe ? Je n’ai évidemment pas la réponse mais peut-être un indice, glissé par Kerouac lui-même au fil du texte. On le lit : « Je n’ai rien vu de particulier ou « sur quoi écrire », mais soudain Robert a pris son premier cliché. Du comptoir où nous étions assis, il s’était tourné et avait pris une photo d’un gros semi-remorque avec voitures empilées, deux étages, qui se garait sur le gravier du parking, mais à travers la fenêtre et juste au-dessus du spectacle des restes et des assiettes d’une table qu’une famille venait de quitter pour reprendre la voiture et s’en aller, et la serveuse n’avait pas eu le temps de débarrasser les assiettes. La combinaison de ça, plus le mouvement de l’extérieur, et plus loin les voitures garées, et les reflets partout sur les chromes, le verre et l’acier des voitures, voitures, route, route, j’ai soudain compris que je faisais un voyage avec un artiste véritable et qui s’exprimait dans une forme d’art pas si différente de la mienne et pourtant grevée de milles contraintes très différentes des miennes ». Ecrire. Voir. Voir. Ecrire. Ecrire. Voir. Voir. Ecrire. Ad libitum.