Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Hors du temps, inhabité et glacé

« C’était un clocher taillé dans une architecture massive… ». Puichéric (Aude). 25 juillet 2024, 10 h 20.

I – Une parenthèse

C’est un vieil homme. Il est assis dans le fauteuil de cuir du salon. La main posée sur le pommeau de la canne qui ne le quitte jamais. Il ne parle pas. Il ferme les yeux. Il attend. Il a vingt ans. Il maîtrise comme il peut le cheval affolé en tirant sur la bride. Les bombes pleuvent dans le secteur. Sa main tremble. Il fixe l’écran de télévision qui à cette heure diffuse encore la mire. L’émission du soir qu’il affectionne tant va bientôt commencer. Il cache dans le creux de sa main une pastille Vichy pour l’enfant. Sa journée a été longue et le cartable lourd. Le maître d’école l’a réprimandé pour la tache d’encre sur le cahier. Il est maladroit. Sous la dictée sa main tremble. Il craint la punition. L’heure approche. Le générique annonce le programme des variétés. Il soupire. Toujours les mêmes ces yéyés. On ne comprend rien à ce qu’ils disent. Ils mangent les mots. L’accordéon en bandoulière il monte sur la charrette décorée comme une vraie scène. Chaque dimanche il fait danser les amoureux. L’année suivante il est au front. Pour atteindre la ligne d’artillerie et livrer sa cargaison il doit traverser un no man’s land. Les obus de 75 ont été empilés dans des caissons. Prêts à l’emploi. Si un tir ennemi l’atteint il sera réduit en poussière. Sa main se crispe. Il faut empêcher à tout prix que le cheval rue. Sous la mitraille il peut s’emballer et tout serait perdu. Dans la cour de récréation on lui a bandé les yeux et on l’a fait tourner plusieurs fois sur lui-même. Il doit maintenant s’avancer à tâtons dans le noir et localiser un compagnon de jeu. Il n’a pas le droit de parler. Il ne peut faire usage que de ses mains pour le reconnaître. Il titube. Il sent le sol se dérober sous ses pieds. Sa tête tourne. A la télé les danseuses pivotent sur elles-mêmes dans un tourbillon de paillettes tandis que le chanteur virevolte au rythme de la musique. Il s’approche et glisse sa main douce d’enfant dans la sienne plus rugueuse. Il cherche la pastille Vichy qu’il sait dissimulée dans la paume. C’est leur rituel. Leur moment à eux. Une parenthèse dans le jour finissant. Bientôt il faudra gravir le grand escalier jusqu’aux chambres. Il sera l’heure.

(mardi 3 juin 2025 – révision le mercredi 4 juin 2025)

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II – Retour au village

L’autobus, après avoir marqué un arrêt que nous avions jugé énigmatique parce qu’intervenu sur un bord de route quelconque, au milieu de pour ainsi dire rien, une sorte de no man’s land, (peut-être le chauffeur avait-il détecté un comportement suspect de son véhicule, mais non, un homme, baluchon sur l’épaule, vêtu d’une veste fruste aux manches élimées, était finalement descendu où personne semble-t-il, ne l’attendait, du moins était-ce là notre perception peut-être faussée par le fait que nous ne pouvions voir totalement ce qui se passait à l’extérieur), l’autobus donc, poursuivait sa progression, serpentant au milieu des champs, des rangées de vignes tirées au cordeau, longeant maintenant le canal bordé d’une ligne de platanes, épousant ses méandres quand, parvenu en douceur au sommet d’une côte, dévoilait à nos regards d’enfants, le clocher de l’église qui était pour nous le signal d’une arrivée prochaine.
C’était un clocher taillé dans une architecture massive, bâti sur un piédestal de terre et de roche tirant sur un rouge renvoyant à une matière argileuse, majestueux, hautain même, régnant sans partage sur un paysage de plaine. Le pont de chemin de fer sous lequel nous passions autrefois et qui faisait office de porte d’accès au village avait été détruit après la fermeture de la liaison ferroviaire. L’autre pont qui, dès l’entrée dans le bourg, enjambait une rigole tumultueuse était, quant à lui, toujours là, avec ses balustrades certes rongées par la rouille, mais remplissant son rôle avec la mansuétude des ponts. Suivait l’enfilade des maisons bâties tout le long de l’artère principale dont la plupart, à cause de la circulation toujours plus intense de camions, avaient été abandonnées par leurs propriétaires qui avaient migré sous des cieux plus cléments, troquant leurs pauvres biens pour des demeures un peu plus campagne.
Les façades décrépites, les volets clos délavés par les vents et les pluies, donnaient à la traversée du village le visage de la mélancolie. Un jardin public de quelques arpents remplaçait à présent les maisons cossues où logeaient autrefois le médecin – un excentrique – et sa voisine la mercière qui, lorsque j’y accompagnais ma grand-mère pour des achats de fils, d’aiguilles et de pelotes de laine, m’autorisait à ouvrir comme des boîtes magiques, les tiroirs où étaient soigneusement ordonnés les boutons de chemises, de vestes et de pantalons.

(mardi 17 juin 2025)

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Ces textes ont été écrits dans le cadre des ateliers du Tiers Livre animés par François Bon. Les textes d’appui étaient extraits de deux romans de Claude Simon : Les Géorgiques (Editions de Minuit, 1981) et Le Jardin des Plantes (Editions de Minuit, 1997). Le titre de ce diptyque est un fragment de phrase extrait du Jardin des Plantes.