Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Flaques, restes marins, témoins humides

carnet de juin 2025 (1)

Dimanche1juin | Le ciel bientôt

Ce matin, à deux pas de la rue Trencavel, en contournant le stade de rugby, balade périurbaine au seuil d’une journée qui s’annonce plus chaude que prévu. Déjà les prémices de canicules à venir ? En route malgré tout pour le chemin de Bugarel. Friches. Désolation. Vignes en voie d’abandon. Lambeaux de murs tagués. On dirait que l’espace urbain dévore. Désherbe. Viole. Puis le ciel bientôt. Si bleu. Si calme. Quelques traces de temps anciens, objets rongés par la rouille et qui se demandent ce qu’ils font encore là. Jusqu’à quand ? me murmure mon angoisse d’homme pas encore revenu de tout. L’après-midi, lecture. En ce moment, en perce comme on le dirait d’un tonneau : Beckett, Charles Juliet, Jacques Roubaud et George Oppen. De quoi étancher ma soif. Le quartier de Montpellier où je vis convient à ma vie simple.

Ruine & tags – Rue du Mas de Jaume – 9 h 18.
Vieux portail – Chemin de Bugarel – 9 h 41.
Balle & champ – Chemin de Bugarel – 9 h 44.
Poteau & conserve – Chemin de Bugarel – 9 h 50.
Allée Joseph Cambon à Saint-Jean de Védas – 10 h 09.

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Mardi3juin | Une quiétude

Ambiance feutrée dans l’appartement. Volets mi-clos pour décourager le soleil. Fenêtres ouvertes afin que l’air circule. Les bruits de la rue mêlés à l’atmosphère de quiétude aiguisent ma perception qui, tôt ou tard, s’affranchira de son rapport au monde pour ne plus demeurer qu’intérieure. Seule l’écriture me protège des chiens.

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Mercredi4juin | Georges Perros

« L’écriture fragmentaire, ce sont des flaques, ces restes marins, ces coquillages, ces témoins humides ». Georges Perros, Papiers collés, III.

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Vendredi6juin | Vers Carcassonne via Perpignan

Tandis que je rejoins le quai de la gare Saint-Roch où le train que je dois prendre est annoncé, m’étreint un sentiment de solitude. Il se traduit par une douleur dans la poitrine qu’il ne me semble pas avoir jamais éprouvée. Seraient-ce les poumons qui protestent ? Et me voici, sacs au sol, hébété, comme sur une voie qui se serait égarée dans les aléas de la vie courante. Une voie de garage en somme, pour confirmer que je n’existe pas.

Gare SNCF de Montpellier Saint-Roch – 10 h 13.

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Dimanche8juin (1) | Lectures de Proust

« Toute la journée, dans cette demeure (…) un peu trop campagne, qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades… »

Tourné ce matin une vidéo dans la chambre de ma jeunesse, rue N. à Carcassonne. La contrainte : des séquences fixes limitées à 30 secondes et appelées à se succéder au montage dans un ordre si possible chronologique qui, après quelque hésitation, a finalement été respecté. Comme une scansion discrète de l’instant qui passe.

« … une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres, les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie… »

Tout au long de ce travail, j’ai pensé à Marcel Proust dont je veille à ne jamais trop m’éloigner. Un volume toujours à portée de main. Je ne sais si je peux parler de lecture permanente mais il y a de ça. A défaut de lire en continu – ce que je m’étais un jour promis mais que je n’ai jamais réalisé – je picore des pages au hasard. De fait, Proust est là. Dans l’ordinateur. Sur la tablette. Dans la liseuse. Et bien sûr en chair de papier dans La Pléiade, en Folio parce que j’aime la tenue de ces « poche », leur souplesse, en Quarto enfin, toute la Recherche en un seul volume, objet fou comme les éditeurs se montrent capables d’en produire et qui participent de notre bonheur.

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Dimanche8juin (2) | Pentecôte

Il arrive parfois, par le fait de simples choses, que le temps s’arrête.

Pot & plantes – Jardin privé – Villebazy (Aude) – 16 h 21.

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Mardi10juin | Fragment

Vous vous trompez, lui dis-je. Vous avez ouvert la mauvaise porte. Mais il n’y avait pas de porte, objecte-t-il. Je n’ai pas choisi. Ceci devra être éclairci lors de l’audition prévue devant le juge. Lui seul est en mesure d’examiner au fond la question qui vous hante et que je peine à formuler au moment où mes lèvres tremblent devant votre inadéquation maladive.

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Vendredi13juin | Et les mots avec

A certaines heures, la vie manque. Et les mots avec. Ils s’effacent. Comme happés dans le grand tourbillon des étoiles qui par myriades font silence du deuil de l’en-allé.

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Samedi14juin | Vers Paris

Rien d’autre à dire que : la respiration salutaire.

Gare SNCF de Montpellier Saint-Roch – 8 h 35.

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Dimanche15juin | Maison-Blanche

Une balade dominicale en famille comme je les aime dans l’atmosphère apaisée de l’après-repas. Nous empruntons la rue du Docteur Leray, Alfred Leray, médecin radiologue mort en 1921. Il a donné son nom à cette artère en 1924. Nous remontons ensuite la rue Henri Pape en direction de la rue de Tolbiac. J’aime le pittoresque de ce quartier. Maison-Blanche, au cœur du treizième arrondissement. Aujourd’hui, il y a vide-grenier à la Butte aux Cailles. Vinyles à 1 euro. Je regarde. Main dans la main, Juliette Gréco, Barbara, Aznavour, Reggiani, Brassens, Richard Anthony, Yves Montand, Adamo. La playlist de toute une époque. Abandonnée à même le bitume, une intégrale des Symphonies de Beethoven. Par négligence, je ne note ni le nom de l’orchestre ni celui du chef qui demeurera donc pour moi un inconnu éternel. Dans les cartons de livres, un exemplaire d’Au rendez-vous allemand de Paul Eluard, recueil publié en 1944 aux éditions de Minuit. Je suis étonné qu’à cette heure déjà tardive, ce tirage courant de l’édition originale n’ait pas trouvé preneur. Retour par la rue du Moulin des Prés. Je suis tombé amoureux de ce nom champêtre. Si une même paix, me dis-je, pouvait partout régner dans le monde… Des vœux pieux, j’en trimballe des tonnes dans mes poches trouées.

Sœurs jumelles. Rue du Docteur Leray. 14 h 12.
Frères jumeaux. 26 rue Henri Pape. 14 h 14.
Rue de la Butte aux Cailles. 14 h 34.

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Le titre de ces chroniques est emprunté à un papier collé de Georges Perros.