
I – Passage des perdus
Le jour ne viendrait pas. Cette certitude grandissait en nous au fur et à mesure de notre avancée. La nuit se faisait plus dense. Plus noire. Il fallait écarter les souvenirs pour deviner les obstacles que la ruse urbaine dresse sur le passage des perdus.
Plus un rai de lumière. Pas même le tremblement d’un bec de gaz.
Je n’aime pas ça, me dit-il.
Personne, pensai-je, n’aime ça. Nous décidâmes néanmoins de poursuivre dans la direction qui nous paraissait la plus sûre. Il y avait comme un halo dans le lointain. Nous l’avions pris pour guide. Nous ne le quittions plus des yeux. Il nous semblait indiquer un point où la vie, peut-être, persistait encore. Un point de ralliement pour les errants pris au piège.
Dans mon rêve, la poussière partout gagnait en épaisseur, rendant notre progression toujours plus incertaine. C’était comme si une main ferme s’ingéniait à tout effacer autour de nous : les vitrines, les terrasses, les affiches, les corps, le luxe, les traces, le présent.
Il ne restera rien, reprit-il, tout en déambulant parmi les ruines.
Je sentis du dépit dans sa voix. Il cédait au découragement. Je n’avais plus la force de le soutenir.
Levant la tête, je remarquai que les ombres même avaient disparu. Je n’en dis rien. Je fis semblant. Et nous continuâmes, fantômes divaguant, tandis qu’elles emportaient dans leur fuite la certitude que le jour, cette fois, ne viendrait plus.
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II – Une dévastation (fragment de fiction)
Je me souviens. C’est une nuit que tout est arrivé. Oui, c’était la nuit puisque nous étions recroquevillés sur nos paillasses. Une nuit lugubre. Profonde. Sans lune ni étoile. Tentaculaire. Elle se glissait sous les portes. Dans les couloirs. Gloutonne, elle nous avalait dans un ventre gluant où bouillonnait l’orage. Ciel zébré d’éclairs. Nuages déchiquetés. Rideaux lacérés. Vitres brisées. Murs lézardés. Bitume labouré. Sans parler des eaux furieuses qui déferlaient, emportant tout sur leur passage : voitures, enseignes, pylônes, abribus, devantures, mobilier arraché aux immeubles éventrés, tables, chaises, buffets, téléviseurs, armoires. Une dévastation.
Dans mon rêve, la poussière partout gagnait en épaisseur, rendant notre progression toujours plus incertaine. C’était comme si une main ferme s’ingéniait à tout effacer autour de nous.
Le calme revenu, nous quittâmes notre cachette. Le pas hésitant, nous avancions en claudiquant au milieu d’un chaos indescriptible quand nous aperçûmes une faible lueur à l’horizon. On aurait dit un jour naissant qui n’aurait ressemblé à aucun autre. Un jour sans ciel, sans oiseau, sans orme ni bouleau. Sans rivage. L’air, chargé de particules, était irrespirable. Nous avions perdu nos visages. Allions-nous pouvoir vivre longtemps dans cette atmosphère ? Plus rien ne ressemblait à rien de ce que nous avions connu. C’était un autre monde. Comme un ailleurs à l’haleine fétide qui n’aurait pas voulu de nous.
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III – Sauver sa peau
Personnage A |
Il me dit : je n’aime pas ça ! Mais moi non plus, je n’aime pas ça ! Personne n’aime ça, patauger dans la poussière et la nuit. Se taper la tête contre des murs invisibles, des poteaux de couleur, qui peut dire qu’il aime ça ? Il y en a, ça les arrête net. Ils ne peuvent plus avancer. Ils se tétanisent. Moi, au contraire, ce noir épais, dense, un noir plus noir que noir, ça me stimule. Dans ce moment où je tâtonne, où je me cogne, où je tente de déjouer les pièges que la ville dévastée me tend – une barre de fer ici, un éclat de verre là, un trou, une ornière – c’est mon instinct de survie qui commande. Je n’ai qu’une idée en tête et elle m’obsède, m’oblige à avancer parce que je veux m’en sortir, parce que je ne veux pas crever là, parce que ce halo entr’aperçu dans le lointain, il me fait signe. Je me dis qu’il est la preuve que là-bas, il est peut-être encore possible de respirer. De respirer et de voir. La lumière. Mais lui, il n’y croit pas. Je ne crois pas qu’il y croit.
Personnage B |
Dans des moments comme celui-là, je n’ai pas honte de le dire : je l’admire. Il est fort. Il est courageux. Là où, moi, je flanche, il s’obstine. Je renoncerais s’il ne me poussait dans le dos en me criant d’avancer. La pluie cingle mon visage, je n’aime pas ça. Je n’y vois rien, je n’aime pas ça. Je vais m’empaler sur une tige de fer surgissant d’un immeuble éventré, je n’aime pas ça. Je vais tomber dans un trou rempli d’eau et comme je ne sais pas nager, je vais me noyer, il ne pourra même pas me secourir, me tendre la main puisqu’il n’y verra rien dans le noir, je n’aime pas ça. Je le lui dis. Je n’aime pas ça. Et il me répond sèchement ça va, j’ai compris, personne n’aime ça, mais que t’aimes ou que t’aimes pas, faut continuer. Je ne cherche pas son bras pour me guider. Je ne sais même plus où il est. Je me fie juste à sa voix. Je n’y vois rien tellement il fait noir. Mais j’avance. A la seule injonction de sa voix, j’avance.
Personnage C |
Je me suis abrité sous un porche qui semble résister encore à l’effondrement. Je n’entends aucun grondement suspect. Je ne sais pas combien de temps l’édifice tiendra mais je sais que je devrai déguerpir à la première alerte pour éviter d’être enfoui sous les décombres. J’ai entendu du bruit, un bruit sourd, mais ce n’était pas un craquement. Ça ressemblait plutôt à des voix, comme des raclements de gorge. Deux types qui se parleraient pour ne rien dire, juste pour se donner du courage et il en faut, croyez-moi, pour marcher dans cette crasse. Moi, je n’ai pas complètement renoncé mais je suis épuisé. J’ai trouvé cet abri, presque par miracle. Et je me suis dit, repose-toi un peu. Tes poumons sont remplis de poussière. Repose-toi. Les deux voix que je percevais semblaient venir vers moi. Les sons m’arrivaient brouillés. Je ne distinguais pas les paroles. C’était difficile de savoir. Peut-être ne se parlaient-ils pas. Peut-être se contentaient-ils de marmonner juste pour se rassurer, se dire qu’ils étaient bien là l’un pour l’autre et que tant qu’ils étaient là l’un pour l’autre, rien ne pouvait leur arriver.
Personnage A |
Ce halo de lumière au loin, lorsque je l’ai aperçu, croyez-moi, je ne l’ai plus lâché des yeux. Je me suis accroché à lui comme un noyé à la branche qui, sur le fleuve déchaîné, passe comme par miracle à sa portée. Je lui ai dit je vois une lueur, on va aller dans cette direction. Tu m’écoutes ? Il m’a répondu oui je t’écoute. Moi, je savais déjà qu’il me suivrait. Il y avait de la poussière partout, une poussière épaisse, de plus en plus épaisse, et j’avais du mal à respirer, comme si mes poumons se remplissaient de terre. Pire, de terre mouillée. Oui, ça sentait la terre mouillée. Mais il avait cessé de pleuvoir. Ça, me dis-je, c’est une chance. Parce que pour le reste, il était impossible de se repérer. C’était comme si quelqu’un, un titan ou quelque chose comme ça, dans un élan furieux, avait tout balayé d’un revers de main.
Personnage B |
Il est fort. Aussi, dans des moments comme celui-là, croyez-moi, je lui fais confiance. Je sais qu’il peut nous tirer de là. C’est déjà arrivé. Je me souviens, dans la tranchée, ça tirait de partout, on voyait passer des bras, des jambes, des corps déchiquetés au dessus de nos têtes. Il m’avait poussé d’un coup d’épaule dans un gourbis. Et il m’avait sauvé la vie. L’obus était tombé tout près. Les éclats sifflaient à nos oreilles. C’étaient des shrapnels. Les salauds, ils balançaient des shrapnels et ça tuait des hommes. Je mens pas. Des quantités d’hommes. Ça les dépeçait. Eh bien ce jour-là, en me poussant dans le trou, il m’avait sauvé la vie.
Personnage C |
S’ils marchent comme ça, depuis longtemps, dans le noir, la poussière qui obstrue leurs poumons, je me dis c’est obligé, ils vont devoir s’arrêter pour se reposer. Je me demande est-ce que je leur fais signe ? Est-ce que j’appelle ? Et si c’étaient des types sans foi ni loi, armés de couteaux ou je ne sais quoi trouvé dans les ruines ? Je n’avais rien. Rien à manger. Rien à boire. Pas d’argent mais de toute façon, à quoi servirait l’argent maintenant ? Je n’avais rien et par conséquent, rien à perdre. Qu’est-ce que j’avais à craindre ? Pourtant j’hésitais. Je ne sais pas pourquoi, j’hésitais. Je n’avais pas envie de m’exposer. Pourquoi ? A trois, aurions-nous plus de chances de nous en sortir ? Pas sûr. Si l’un des deux est blessé, nous le traînerons comme un boulet. Il retardera notre marche. Mais sûr, s’ils errent depuis longtemps comme ça, dans la poussière et dans le noir, ils vont vite s’épuiser et ils vont vouloir s’arrêter. Et s’ils ont repéré le porche, ils ne vont pas tarder à surgir. Que se passera-t-il alors ? Personne ne peut le dire. Personne ne sait ce dont est capable un homme perdu, assoiffé, acculé. Personne. Et pourtant c’est inéluctable. D’un moment à l’autre, ils vont surgir.
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Ce triptyque a été écrit dans le cadre des ateliers du Tiers Livre de François Bon. Les propositions I et II avaient pour repère l’univers post-exotique de Manuela Draeger dans son dernier livre, Arrêt sur enfance , paru aux éditions de l’Olivier (2025). Lors de la troisième et ultime proposition du cycle, est venu se mêler au jeu le « nous éclaté » de William Faulkner dans son emblématique Tandis que j’agonise.
