Journal d’août 2024
En majesté




Lumières de Sicile




Si les artistes devaient répondre d’une fonction dans le monde, celle-ci serait parmi les essentielles : nourrir nos imaginaires, interroger nos consciences de sorte que nous nous regardions dans le miroir de leur création.
Pour la cinquième année consécutive, mon fils Roman, photographe, profite de ses vacances d’été à Villebazy, le village de son enfance, pour offrir à la population et aux amis une exposition dont le thème était cette année : un voyage en Sicile.
Dans la lumière tamisée du pailler de sa maison familiale transformé en galerie temporaire, la valise est prête. Ne reste plus qu’à pénétrer dans l’antre et se laisser porter par les images épinglées sur les murs ou flottant au plafond. Roman entre dans le présent des lieux qu’il visite par les détails qui le constituent : une inscription sur un mur, un objet abandonné, une scène de rue en apparence anodine, un horizon…
Mais ce qui fait l’intérêt du regard photographique, c’est qu’il donne à voir ce que personne d’autre que lui ne perçoit. C’est donc une Sicile bien particulière qui est ici montrée. Une Sicile saisie sous sa lumière écrasante, tantôt tendre, tantôt rebelle. La photographie ne passe pas à côté des enjeux majeurs du monde contemporain. Ici, est traitée avec subtilité la question de l’eau, ou plus exactement de son manque qui oblige les Siciliens à recueillir le précieux liquide qui s’écoule des climatisations avec des installations de fortune.
L’exposition invite autant à la réflexion qu’à la contemplation. Un regard photographique tourné vers un ailleurs et qui questionne ce qui, d’un présent sans frontière, nous est finalement commun. (samedi 3 août, Villebazy).
Inanimés

Bleu nuit

Sous le ciel d’Ovide
Au mois de mars 2020, Béatrice Commengé aurait dû entreprendre un voyage. Son projet ? « Suivre au plus près, par voie terrestre ou maritime, le chemin emprunté par Ovide pour gagner son lieu d’exil : Tomis (aujourd’hui Constantza) au bord de la mer Noire. Mais le Covid et ses confinements successifs ont retardé ce périple finalement entrepris au printemps 2023 et dont l’autrice fait récit dans son dernier livre, Ne jamais arriver (éditions Verdier). L’idée ? « Rejoindre le ciel d’Ovide ». Aller voir là-bas, dans cet ailleurs considéré sous le règne d’Auguste comme un confins de la civilisation, un bout du monde, si de cette si lointaine présence demeure une trace, une ombre sur le paysage, ou pour le dire enfin : une mémoire.
Illusion ? « Au matin, j’avais ouvert les yeux avec appréhension, mais le ciel – ce ciel qui était bien la seule chose (avec la mer) que je pourrais partager avec Ovide – m’avait fait la faveur de se couvrir de nuages. De vrais nuages, de ceux qui s’accompagnent d’un vent humide et pénétrant annonçant la pluie. J’avais eu le temps de compter : c’était le 2066e anniversaire d’Ovide ». 2066, c’est un infini dont il ne reste plus rien de palpable. Pas même un tombeau qui « me manquait tout à coup » parce que « une tombe, une épitaphe, et c’est le réel retrouvé – des os, des cendres, quelque part, enfouis, invisibles, inimaginables, mais là ». Or là, seulement son nom apposé sur quelques plaques – rues, places – cartes postales touristiques en guise d’inscriptions mémorielles. Rien de plus.

« L’imaginaire déçoit-il ou se renforce-t-il quand on le confronte au réel » ?
Outre le ciel pourtant, ce qui demeure de cette histoire d’exil, l’autre chose que nous pouvons encore partager, ce sont les lettres qu’Ovide adresse à son épouse et ses amis sous forme de poèmes – ces ailleurs de la langue – recueillis dans les Tristes puis dans les Pontiques et dont Béatrice Commengé donne une lecture singulière, en lectrice amoureuse traversée par un présent – confinements, guerre en Ukraine… – auquel il est désormais quasiment impossible de se soustraire, autant que par les souvenirs d’une adolescence marquée du sceau de l’incertain et du sensible : « Pour la première fois, l’été de mes quatorze ans ne ressemblerait pas aux autres, ce qui modifia considérablement la nature de l’attente, cette année-là. Attendre la réalisation d’un projet dont la date était fixée ne pouvait en rien se comparer à l’attente indéterminée des métamorphoses de mon corps de jeune fille ». Le livre est un (mé)tissage subtil de perceptions évanescentes.
Ce qui devait arriver fatalement arrive : la narratrice, au terme du voyage, se retrouve face à l’insula Ovidiu, « l’île d’Ovide » sur laquelle, découvre-t-elle, sera bientôt construit un complexe hôtelier. Alors, « seule sur cette grande scène bleue », il ne lui reste plus qu’à contempler « une dernière fois » « mon île » et, se « remémorant sa légende », prendre la mesure de la distance qui les sépare en s’interrogeant avec Victor Segalen : « L’imaginaire déçoit-il ou se renforce-t-il quand on le confronte au réel » ?
Seule l’histoire…

Quatre gerbes déposées au pied du monument à la mémoire du résistant perpignanais. Des fleurs brûlées par le soleil et qui demain déjà ne seront plus. Le quatre-vingtième anniversaire de la Libération questionne la mémoire vivante quand les derniers témoins des événements sont peu à peu en train de disparaître. Après eux, seule l’histoire nous assigne.
Un « monstre cosmique »




Le Puigmal d’Err – un « monstre cosmique » pour le dire avec les mots de Giono -, deuxième sommet des Pyrénées-Orientales derrière le pic Carlit (2921 m) et devant notre cher Canigou (2785 m). Il se mérite. Sans présenter de réelle difficulté technique, l’ascension par la face nord est longue mais en montagne, la récompense est toujours au bout de l’effort. Au sommet, beau ciel. Horizon dégagé. Vue sur les Pyrénées catalanes dans la direction de Nuria. Nous rentrerons en saluant au passage de Puigmal de Segre et le Puigmal de Llo. Dans les pierriers, une harde d’isards se déplace nochalemment tandis que les aigles tournoient au-dessus de nos têtes. Ne jamais oublier que nous sommes chez eux, que nous ne sommes que des visiteurs et c’est pourquoi nous avançons humblement dans ces rumeurs de schistes, veillant à ne laisser aucune trace de notre passage. Aucune trace. (mercredi 21 août, Cerdagne).
Humilité & renoncement

Je voudrais parler ici de mon amour pour la montagne. Elle est le lieu de mes silences.
Le sentier que l’on devine sur cette photographie conduit au col de Nuria. En suivant la crête, on peut atteindre le sommet du pic d’Eina (Eyne) qui culmine à 2789 mètres. La pente, nous préviennent des randonneurs qui en redescendent, est très raide. Là où nous nous trouvons, nous sommes déjà éprouvés par une marche de plusieurs kilomètres sur des terrains accidentés et nous aurions seulement accompli à ce stade la partie la plus aisée de la randonnée. Comme nous ne souhaitons pas jeter toutes nos forces dans cette bataille car nous avons l’intention, dès le lendemain, de gravir les pentes du Puigmal d’Err (2910 m), nous préférons renoncer.
La montagne n’est pas seulement défi, encore moins bravade. Elle est aussi humilité et renoncement. Il arrive qu’il soit, lui aussi, payé de retour. Ce jour-là, la récompense sera de se laisser surprendre, dévalant des crêtes, par « un léger troupeau d’isards » élancés « comme si le vent les faisait bondir devant lui », pour parler comme Alfred de Vigny. Spectacle époustouflant. Nous demeurons bouche bée devant cette vie toute de puissance, d’agilité et de grâce. Même si, dans ces contrées reculées, ce genre de scène est fréquente, il est difficile de ne pas, chaque fois, céder à l’émerveillement.
Source : Alfred de Vigny, Cinq-Mars, cité dans l’article « isard » du Grand Robert de la langue française.

Une légende

Aux portes du Fenouillèdes, s’élève, énigmatique et secrète, la forteresse de Puilaurens qui veille sur le village de Lapradelle et la vallée de la Boulzane. On serait presque tenté de n’en conseiller la visite que par temps sombre et nuageux, tant se dégage alors du site une poignante impression de mystère.
Plus prosaïquement, le château se distingue par la puissance de son architecture militaire. Son entrée est protégée par une barbacane qui ouvre sur une immense cour. Et comme la Cité de Carcassonne, il est doté de deux enceintes. Pour preuve de son invincibilité, il résista à Simon de Montfort qui ne put jamais obtenir sa reddition. On trouve trace de Puilaurens dès le milieu du Xe siècle, mais l’essentiel des fortifications existantes a été bâti entre le XIIe et le XIIIe siècle.
Défendu d’abord par Guilhem de Peyrepertuse, Puilaurens passa ensuite sous le commandement militaire de Chabert de Barbaira, valeureux chef de guerre occitan. Après la chute de Montségur en 1245, des Parfaites et Parfaits cathares y trouvèrent refuge et protection. Mais le château, à l’image de Quéribus et Peyrepertuse, dut céder au roi de France Louis IX – le futur Saint-Louis – qui en fit l’un des « cinq fils de Carcassonne » et lui donna pour mission de surveiller la frontière de son royaume avec le royaume voisin d’Aragon.
On raconte que Blanche de Bourbon, la petite-fille de Philippe le Bel, fut assassinée par son mari, le roi Pierre Ier de Castille, dans l’une des deux tours du donjon qui a conservé le nom de « tour de la Dame Blanche ». En réalité cet assassinat a bien eu lieu – en 1361 – mais dans un château en Espagne où le roi l’avait emprisonnée deux jours seulement après leur mariage. Accordons quand même foi à la légende selon laquelle le fantôme de la victime du bien nommé Pierre le Cruel enchante, certaines nuits pâles, le chemin de ronde de Puilaurens où Blanche de Bourbon fit étape en 1353 – dit la chronique – tandis qu’elle se rendait en Castille pour y épouser son futur assassin.
Un jour au Banquet du livre


Au Banquet du livre aujourd’hui, l’écrivain et universitaire sénégalais Felwine Sarr a lu les premières pages d’un livre à venir où il est question de son rapport à l’espace du poème. Autour de nous le vivant, « une fumée qui s’élève (…), des vers en combustion », une présence au monde. Entendre Felwine Sarr confier que la poésie fut son « premier brasier » constitue un de ces moments inattendus comme le Banquet en réserve parfois la surprise. Ça ne marche pas à tous les coups, ça n’a surtout pas lieu sur commande. L’étincelle seule décide.
La poésie, on la retrouvera le soir avec la lecture sous les étoiles du cycle Les arbres de Marina Tsvetaïeva. Textes lus par André Markowicz accompagné au violoncelle par Sonia Wieder-Atherton. A l’heure de la criée (lire ci-dessous), André Markowicz avait donné lecture d’un poème de Françoise Morvan avec qui il a fondé les éditions Mesures. Il en parle dans un entretien accordé au Journal des Arts de lire.
Tard, après tant d’heureuses rencontres, il fallut bien se résoudre à passer le pont : toujours fragile, à Lagrasse, cet instant du passage d’une rive à l’autre, où l’on est traversé par le sentiment que quelque chose s’achève, qu’une page se tourne en attendant qu’une autre s’ouvre et que l’on voudrait retenir dans les froissements de la nuit. (mardi 6 août, Lagrasse).
Un rituel

Dimanche 4 août au Banquet du livre, Nicolas Vivès de la librairie Ombres Blanches lance les Criées de la semaine.
Un rituel au Banquet du livre de Lagrasse : chaque soir autour de 18 h 45, autrices ou auteurs sont invités à tour de rôle à « crier » un livre dans la librairie Ombres Blanches. Beaucoup de monde se presse dans le cellier des moines pour ce moment particulier qu’est la criée. Cinq minutes pour faire aimer un livre, le partager : quelque chose de l’esprit Banquet se dit là, avec toujours beaucoup de flamme et de conviction.
Ce dimanche 4 août, Nicolas Vivès de la librairie Ombres Blanches lance la semaine. Il dira un sentiment poétique du monde au milieu des milliers de livres qui – seulement pour quelques jours – ont pris place sur les tables.
Penser et regarder ailleurs

A Lagrasse, le Banquet du livre s’affiche sur les façades. Il débutera samedi 3 août et aura pour thème : Penser et regarder ailleurs. Nous attendions tous le concert de Rodolphe Burger qui, touché par un deuil familial, sera contraint d’annuler sa venue. Quelques jours auparavant, il avait parlé de son engagement musical lors d’un entretien pour le Journal des Arts de lire.
