un moment dans la lecture des Géorgiques de Claude Simon
« … les entrailles mêmes du monde étalées là, encore fumantes, tant bien que mal contenues dans les étroits fauteuils à ressorts dont les craquements mêlés à ceux des écorces de cacahuètes, aux vagissements des nourrissons et aux sons grêles du piano servaient indifféremment de fond sonore aux dialogues muets et aux interminables baisers, l’épais plafond de fumée coagulée flottant comme un dais au-dessus des têtes des spectacteurs, ondulant faiblement, parcouru de lents remous sirupeux, se tordant et se dénouant avec une reptilienne paresse, ses écharpes traversées par le pinceau bleuâtre jailli de la cabine de projection et qui révélait ses lentes dérives, comme une sorte de laitance, de placenta, apparaissant et disparaissant dans l’oblique et pyramidal faisceau de lumière, rigide, multiple, changeant brusquement, passant de l’argent au gris, strié, se divisant, se brouillant, se scindant, au gré des images dont les alternances, les modifications, semblaient commandées, au-dessus du crépitement de l’appareil, par une série de déclics qui faisaient se succéder sur l’écran les galopades, les facéties de comiques obèses, les duels, ou le visage de cette actrice au masque plâtreux ou plutôt… »
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Je suis tombé sur ce passage au hasard, je l’ai prélevé dans la masse mouvante du texte, ouvrant le livre à l’aveugle mais prenant soin d’en lire quelques lignes avant de me décider. Outre qu’il me paraît caractéristique de l’écriture de Claude Simon, à tout le moins de ce que je puis humblement prétendre en connaître, j’ai aimé à la relecture ce moment que j’avais oublié depuis le temps que je n’avais plus rouvert Les Géorgiques d’où il est extrait et qui décrit, on le devine mot après mot, une séance de cinéma muet.


L’image ou le souci de l’image tient une place centrale dans l’œuvre de Claude Simon. Beaucoup des spécialistes qui se sont penchés sur l’étude de ses textes l’ont souligné. Claude Simon était lui-même photographe après avoir tenté, dans sa jeunesse, une carrière de peintre. Il lui arriva même de s’essayer au cinéma. L’image l’a accompagné toute sa vie et cela se voit dans ses écrits qu’irrigue le lexique se rapportant aux images, qu’elles soient photographiques, picturales ou cinématographiques, comme ici où l’on rencontre tour à tour « le flou sautillant de la mauvaise projection, le tremblotement des ombres charbonneuses et violemment contrastées », plus loin « ces photographies de nébuleuses où sur un fond d’insondables ténèbres apparaît la lueur aux contours indécis » etc.
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Ecrire en peintre est le titre d’un essai de Brigitte Ferrato-Combe dans lequel cette chercheuse en littérature montre comment, par quels réseaux souterrains, l’art pictural nourrit l’esthétique personnelle de l’écrivain, lui-même familier de peintres de son temps, tels Robert Rauschenberg, Louise Nevelson ou Antoni Tàpies. Brigitte Ferrato-Combe voit dans la peinture « le stimulant particulièrement actif de l’imaginaire et de la mémoire » en tant qu’elle « relance indéfiniment (chez Claude Simon) le désir d’écrire ».
L’imaginaire et la mémoire sont les deux éléments constitutifs de l’écriture simonienne. L’un et l’autre ne cessent de s’enlacer dans un dialogue ininterrompu pour donner sa texture à la phrase.
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Pour Claude Simon, les mots sont matière, traces, incises, effractions de réel.
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Voici ce que Claude Simon écrivait en conclusion d’un texte pour Antoni Tàpies :
« Encore n’ai-je rien dit de ce qui fait que toutes ces choses affirment charnellement pour ainsi dire leur existence propre et leur indéniable vérité : je veux parler de cette matière que l’on pourrait appeler l’épaisse matière, les épais et lents remous de la mémoire ou de l’imaginaire, tantôt crémeuse, onctueuse, tantôt granuleuse, sablée, éraflée et qui, par-delà toute sa re-présentation, se présente à nous au présent. Qu’Antoni Tàpies donc me pardonne ce maladroit hommage, ces maladroits commentaires. Ce sont ceux de l’amateur que je suis : amateur d’images, d’énigmes, de signes, de traces laissées par l’homme aussi bien sur des parois de cavernes que des murs, des pièces de bois ou encore ces supports plus fragiles, moins fiables hélas, que sont les minces feuilles de papier où j’écris ces lignes ».
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Ecrire comme peindre. Se saisir des mots comme pâte, couleur. A pleines mains. Malaxer cette matière, la façonner. Lui donner forme. Ecrire et, ce faisant, voir jaillir d’entre ses doigts, comme sortis de terre,
un arbre, un épi de blé, une montagne,
un livre puissant, massif,
un livre pour l’humanité quand elle est ôtée,
un livre, sa voix, l’écho de sa voix, dans et hors du temps, la voix d’Orphée revenu de l’enfer,
des siècles,
un livre comme contrepoids à l’inapaisable malédiction.
août 2013 – août 2024
Sources : Claude Simon, Les Géorgiques, éditions de Minuit, 1981. (L’extrait cité se situe pages 211-212 de cette édition).
Brigitte Ferrato-Combe, Ecrire en peintre, éditions de l’Université Stendhal de Grenoble, 1998.
Les Tàpies de Tàpies, catalogue de l’exposition au musée Cantini de Marseille (10 octobre 1988 – 15 janvier 1989).
