Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


Dans « l’éclat de vos yeux »

Ecrire, c’est du temps.

-o-

Milena Jesenska, femme libre, rebelle et révoltée se jeta corps et âme dans la lutte contre le nazisme. Elle est morte d’épuisement, rongée par la maladie, le 17 mai 1944 au camp de Ravensbrück où elle avait été déportée en 1940, quelques mois après son arrestation par la Gestapo de Prague. Son amie Margarete Buber-Neumann, déportée comme elle, l’a accompagnée jusqu’à sa dernière heure. Le 29 mai 1944, Margarete écrit au père de Milena, le docteur Jan Jesensky, pour lui annoncer la mort de sa fille.

« Milena est morte le 17 mai à trois heures et demi du matin. Ses dernières pensées conscientes ont été pour vous (…) Auprès d’elle, il a été impossible de croire à la mort. Il est inconcevable qu’elle ne soit plus là. (…) Milena avait compris la tragédie de notre génération. (…) Par sa vie, Milena a créé de l’éternité ».

Avant de mourir, Milena Jesenska avait confié à son amie qu’il lui restait encore à écrire un livre, « le livre » qu’elle rêvait, dit-elle, « créateur d’éternité ».

-o-

Vivre, de Milena Jesenska aux éditions Cambourakis.

-o-

L’écriture

du temps qui – nu – s’écoule dans et hors du temps. Un va-et-vient entre ce « dans » et ce « hors » conférant au verbe sa tension, lequel demeure en suspens dans l’attente de
qui ne viendra
ni ne deviendra.

-o-

Mais

alors qu’en 1939, la menace nazie se fait de plus en plus pressante partout en Europe, et que le 15 mars de cette même année, l’armée d’Hitler envahit les provinces tchèques de Bohème et de Moravie, Milena Jesenska écrit : « (…) aujourd’hui, la politique a pénétré les logis des petites gens, dans leurs deux pièces cuisine cabinet de toilette (…) Nous devons avant tout saisir une chose : ce que nous ferons nous-mêmes, non pas à l’échelle de la scène internationale mais à cette dimension privée dont le rayon englobe trois rues et demi, le trajet quotidien de la maison au travail et le deux pièces cuisine ».

Plus question, ici, d’éternité. Ni d’ailleurs. Mais d’une rue, d’un coin cuisine, de quelques pas. Et une seule interrogation : comment vivre ici, maintenant ?

« Il n’est pas vrai que nous ne comptons pour rien. Aujourd’hui, tout le monde compte. (…) Le plus urgent est de savoir comment nous voulons vivre et de considérer que cela est aussi important que la vie elle-même. Aujourd’hui, une lourde tâche incombe à chacun d’entre nous : trouver l’exacte ligne de partage entre le sang-froid et la lâcheté, entre le courage et l’explosion des passions. Cette ligne de partage, ce ne sont pas seulement les dirigeants de notre Etat qui doivent la tracer, mais nous, de nos propres mains humbles de petites gens ».

-o-

Le temps qui vient sera de haine
si nous n’y prenons garde

-o-

Portrait de Milena Jesenska par son amie Margarete Buber-Neumann aux éditions du Seuil, collection Fiction & Cie

-o-

Les mots de Milena Jesenska parlent d’engagement dans le temps présent qui n’est pas le temps du livre qu’elle n’a pas eu le temps d’écrire. Qu’aurait été ce livre ? Qu’aurait-il pu être sinon un moment d’éternité dans un temps brûlant ?

Un livre auprès de qui il aurait été « impossible de croire à la mort ».

-o-

Entre 1920 et 1923, Milena Jesenska entretint une correspondance passionnée avec Franz Kafka. Eperdument amoureux, il lui avait écrit cette phrase immortelle : « (…) l’éclat de vos yeux supprime la souffrance du monde ».

lundi 26 août 2024

-o-

Source : Quatre femmes avec Kafka, documentaire de Ruth Zylberman pour La Série Documentaire (LSD) sur France Culture.