Le liège. Matière noble qui requiert de qui veut l’exploiter un savoir-faire des plus exigeants. Quand on le respecte, le liège s’élève autant qu’il élève.
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Le rapport de Claude Massé à son matériau de prédilection est une longue histoire. Nous avons tenté de la retracer ensemble dans un livre (1) qui fut aussi conçu comme le témoignage d’une trajectoire artistique singulière. L’Art Autre, ainsi qu’il nommait sa pratique pour se défaire de l’emprise de l’art brut, est sa signature. Elle le distingue. Le rend unique. Inimitable.
Mais est-il possible de pénétrer tous les secrets d’un art, d’en lever tous les voiles ? Est-ce même souhaitable ? Dans toute histoire, il y a des trous qui en complètent le récit, comme un arbre cache ses racines dans les profondeurs du sol auquel il doit sa parure.
Tout art est silence. Claude Massé avait les siens, chargés de sens.
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Claude Massé dans la suberaie de Taillet.
(photo de couverture du livre Claude Massé l’homme liège, éditions Trabucaire, 2016.)
photo Roman Bonnery
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La route qui mène à Taillet serpente au milieu d’une suberaie. Claude Massé raconte qu’il s’y rendait le dimanche en famille pour visiter Victor Crastre, un ami de son père, instituteur comme lui, proche des surréalistes et auteur d’une biographie d’André Breton. Le petit Claude a grandi au milieu des chênes-lièges. Il a grimpé, enfant, sur leurs branches fourchues, caressé leur écorce et il s’est sans doute raconté des histoires dans la compagnie de ces colosses soumis à tous les effrois climatiques, les incendies, les sécheresses, chevaliers dont l’armure saigne quand on la leur ôte.
Le chêne-liège est un être vivant. Claude Massé, son chantre.
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L’histoire de Claude Massé et de ses lièges commence à l’école des Beaux-arts de Perpignan, par un chemin détourné. A Etienne Sabench, un élève qui cherche un sujet d’étude pour son diplôme national, il conseille de s’intéresser au liège. « A l’époque, se souvient Claude, je ne travaillais pas le liège et l’idée m’est venue, je ne sais pas pourquoi, de lui proposer un travail sur ce matériau ». Très peu de gens en avaient parlé jusque-là. « J’ai pensé que c’était un sujet fantastique ! ».
Au commencement, donc, une intuition. Puis un jour, lors d’une balade en forêt, Claude transmet à Etienne le peu qu’il sait de la culture du liège. « J’étais très profane à l’époque ». De cette promenade, le futur inventeur des Patots emporte dans ses poches quelques morceaux de liège abandonnés au sol qu’il travaille en secret. « Le soir, quand l’école fermait ses portes, je m’amusais à confectionner des scènes représentant des jeux d’enfants ».
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Ce qui fascine Claude Massé dans le liège, c’est le vivant. Il voit dans le démasclage, cette opération délicate qui consiste à prélever l’écorce, un « accouchement » après « une gestation qui dure entre 9 et 11 ans ».
« Pendant le démasclage, il faut faire attention de ne pas blesser l’arbre. J’ai assisté à des démasclages parce que je voulais voir l’incision pratiquée dans la matière. Quand on arrache l’écorce, on entend les arbres hurler. On leur arrache le mâle – l’écorce – et le cœur de l’arbre devient alors tout rouge. On dirait qu’il saigne ».
Cette fascination pour le corps vivant du liège ne sera pas sans lien avec la création des multitudes de personnages auxquels Claude Massé a donné vie par son travail. Observez les Patots. Ils ne parlent pas de la vie. Ils sont la vie-même, cette vie qui coule dans les veines de l’arbre et dont l’artiste accouche pour en faire un monde.






Patots de Claude Massé (photos Roman Bonnery)
Claude Massé travaille le liège à partir des chutes ou des plaques qu’il se procure à l’usine Sabathé du Boulou, spécialisée dans la fabrication de bondes et bouchons très recherchés dans le monde viticole. Ce sont les mêmes plaques utilisées dans l’industrie dont la production massive fait écho au travail de l’artiste capable de façonner des personnages par centaines dans un même élan créateur. Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport de Claude Massé au nombre, sa fascination pour la multitude.
Mais revenons au travail du liège. « La première chose à faire, c’est de nettoyer les écorces. Cette opération se réalise au couteau ». Puis, Claude pratique une découpe savante afin, dit-il, de « donner au liège un peu de lumière et lui permettre de vivre ».
Enfin, après la préparation, vient le temps de l’acte créateur proprement dit. Pour façonner ses personnages, Claude travaille la face intérieure de l’écorce, celle qui était collée au tronc du chêne. Pourquoi ? « L’écorce, sa face extérieure, visible, est si belle et si riche qu’elle attirerait en priorité le regard du spectateur. L’œil, c’est ainsi, est toujours guidé par la beauté de la matière ». Tandis que la face cachée, plus silencieuse, moins tourmentée, révèle une beauté mystérieuse : « Elle est belle aussi car elle est sertie de rainures et ne comporte pas de blessures… »
Surface de la virginité en quelque sorte, offerte à la naissance de l’œuvre.
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Claude Massé a créé son premier Patot en 1979. Il a toujours gardé un souvenir précis de cette première fois : « J’ai pris un tube de liège de soixante-dix centimètres de long. J’ai découpé une longueur d’une vingtaine de centimètres pour faire un visage. Puis j’ai incisé sur les côtés. J’ai mis un nez. Deux yeux (…) Ce premier personnage m’a toujours sidéré…. »
Le nom, Patot, vient de « patota » qui désigne la poupée que les mères confectionnaient pour leurs enfants quand, pendant la guerre, ils n’avaient rien pour jouer. « C’étaient comme des balles fabriquées avec des bas de nylon qu’elles bourraient de papier. Elles avaient des formes rondes ou ovales et nous jouions avec ça ».
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Claude Massé ne s’est jamais défini comme un sculpteur mais comme un homme de la découpe et du collage. Liège, papier ou tissu, la matière est la matrice de ses visions. Il en extrait la vie qui, sous ses doigts, revêt la forme de son regard.
Nous avons mis longtemps à trouver le titre de notre livre. Aucun de ceux que je proposais à Claude n’obtenait son approbation. Je n’étais il est vrai moi-même pas toujours convaincu par mes trouvailles. Jusqu’au jour où, sorti de nulle part ou de quelque trou de silence, est apparu l’homme liège. L’homme liège, comme une évidence et dont on aurait pu faire un seul mot, lhommeliège, tant leur rencontre avait été fulgurante et leur compagnonnage, un corps à corps avec le vivant.
Claude Massé n’avait d’yeux que pour la vie. Son œuvre est d’une portée universelle. Elle se confond avec le liège qui en est l’essence.
août 2022
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Ce texte a été publié dans le livre Sculptures en liège en pays catalan, sous la direction d’Alain Pottier, éditions Trabucaire, novembre 2022.
(1) Claude Massé l’homme liège, éditions Trabucaire, 2016.
