Phrag/mes

« Nous courons dans l’incendie du monde » – René Nelli


« La langue commande »

On n’est jamais assez attentif aux petits détails de la vie, ces bouts de rien que l’on tient pour quantités négligeables, ces demi-mots éteints sous la cendre des jours aveugles à ce qui les habite. Le 24 février 2022, à quatre heures et demi du matin, Luba Jurgenson tend la main vers son téléphone portable. « Je lis : la Russie bombarde l’Ukraine. Non, ce n’est pas cela, je me suis réveillée par la mauvaise porte ». Elle sent pourtant que quelque chose est en train de basculer.

« La langue de la violence unit dans le crime »

Luba Jurgenson est née en 1958 à Moscou. Elle vit en France depuis 1975. Elle enseigne la littérature russe à Sorbonne Université. Pour les éditions Verdier, elle traduit des auteurs de langue russe : Chalamov, Guirkovitch, Topalov… Contrairement à l’usage qui veut que l’on traduise des auteurs étrangers dans sa langue maternelle, Luba Jurgenson a choisi le chemin inverse : elle traduit du russe, sa langue maternelle, en français, sa langue d’adoption apprise dès l’âge de huit ans.

Dans Quand nous nous sommes réveillés, Luba Jurgenson explore sa mémoire en quête de situations, choses vues et fragments de vies qui ont jalonné son existence dans cette Russie soviétique qu’elle a quittée à l’âge de seize ans. Elle en donne rétrospectivement une lecture puissamment signifiante car à y regarder de près, tous ces « détails » apparaissent aujourd’hui comme autant d’alertes que nous n’avons pas su ou voulu voir.

Puis l’invasion russe de l’Ukraine a eu lieu.

Cette lecture-là ne fait pas bon marché de l’histoire telle qu’elle s’écrit jour après jour. C’est au contraire celle, exigeante, de quelqu’un qui, en tant que traductrice, interroge ce qui bouge au cœur d’une langue et la construit. Ici, Luba Jurgenson accorde une attention particulière aux faits que l’histoire transforme en signes constitutifs d’une « nouvelle langue dans laquelle il est ensuite facile d’expliquer aux Russes qu’ils sont un peuple de vainqueurs humilié par l’Occident, qu’il faut cesser d’être à genoux et dénazifier l’Ukraine ». Dans cette « langue nouvelle » fabriquée à coups de symboles réinvestis, « l’invasion de l’Ukraine s’appelle opération spéciale, les occupants libérateurs, le pilonnage des cibles civiles défense de la Russie et les pays limitrophes monde russe ».

Sensible aux mouvements qui se produisent à l’intérieur de sa langue maternelle qu’elle scrute comme un astronome le moindre scintillement dans l’univers, Luba Jurgenson prévient : « C’est la langue qui commande ». Car « la langue appartient à tout le monde. Tout le monde la parle. Tout le monde contribue à l’enrichir, à la faire évoluer ». Tout le monde. Vous. Moi. Et les tyrans, évidemment, qui s’empressent de la détourner à leur avantage.

Aussi, « lorsque les amoureux de la culture russe disent (à juste titre) aux Ukrainiens : Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski n’y sont pour rien, ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain ! – il est trop tard » car « ces génies du passé ont été mobilisés pour défendre le monde russe au nom duquel on envoie des bombes sur l’Ukraine. »

Les bombes détruisent les paysages, les vies, les mémoires, les langues. Le mal est fait. Et pire : « la langue de la violence unit dans le crime ».

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Source : Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés, éditions Verdier.