Étiquette : Roland Barthes

Renoncements

Quand Jacques Roubaud se lance dans l’exploration de son Projet de poésie, il commence par parler de renoncement. Son projet comporte deux branches, la mathématique et la poésie, lesquelles doivent se rejoindre dans un roman comme « une œuvre double » ; il tient registre de ce qu’il commence à élucider, « le rôle de la poésie dans ce qui fut (son) Projet » ; au moment de pousser plus loin « la nécessité de quelques éclaircissements supplémentaires », surgit cet aveu : 

« Elle (mon intention initiale) comportait (…) la mise au jour, aussi lucide que possible, des enchaînements de circonstances qui m’avaient conduit à un renoncement généralisé, après des années d’efforts et d’échecs : renoncement au Projet, renoncement au roman qui devait constituer, avec le Projet, une œuvre, mon œuvre double ». 

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Dans L’écriture du roman, Roland Barthes note que « le roman est un univers autarcique » en tant qu’il fabrique lui-même « ses dimensions et ses limites ». 

Le roman doit-il renoncer à ce qui l’excède ? Il est son propre espace et son propre temps sans quoi il n’existe pas, pas plus que n’existe ce qui est hors de son espace et de son temps. Etre son propre espace-temps est la condition du roman.

Le roman renonce à ce qui n’est pas lui. A l’inverse, le poème est traversé. 

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Phare des Baleines – Ile de Ré –
6 février 2019, 15 h 37

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Barthes encore. Dans Qu’est-ce que l’écriture ? il tient qu’entre, d’un côté, la structure horizontale de la langue en tant que ce qu’elle dit est offert, « destiné à une usure immédiate », et de l’autre, la verticalité du style enfermé « dans le souvenir clos de la personne » et ne rendant compte que d’une réalité « absolument étrangère au langage », entre ces deux bords « il y a place pour une autre réalité formelle : l’écriture ». 

Pour Barthes aussi, il faut renoncer. Aller vers l’écriture, c’est renoncer à la langue « en deçà de la littérature » dans ses fonctions d’usage et renoncer au style comme objet refermé sur lui-même. 

Renoncer au roman espace autarcique ? La question n’est pas tranchée. Mais la voie s’ouvre, étroite, une porte, vers un roman qui excède la forme même du roman. Un roman traversé. 

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Ecrire consiste à dénuder la langue, la dépouiller, la rendre à sa mutité, à sa liberté d’assembler, pour ce qu’ils sont, les mots qui en tissent la trame.

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Et mon projet de poésie ? Il exigerait de renoncer à tout ce qui lui fait obstacle. Il y a danger à ne plus vivre en poésie mais vivre en poésie n’est pas non plus sans danger. A tout prendre, je préfère vivre dangereusement sous le toit de la poésie, sans échappatoire autre que poétique. Traversée qui mène vers « une autre réalité » : l’écriture.

C’est cela, le projet. 

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Lorsque j’écris, je ne cherche d’abord à produire ni sens, ni texte. Je tente.  J’expérimente. J’échoue. Je défais. Je recommence. J’échoue une nouvelle fois. Je renonce et, paradoxalement, c’est ce renoncement même qui me pousse à recommencer. Sans fin. 

L’écriture tient le décompte ininterrompu de mes renoncements. Nulla dies sine linea.

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Sources : Jacques Roubaud, Poésie :, éditions du Seuil. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, éditions du Seuil.

15 avril 2020-29 janvier 2021

Sibi quisque se vindicet

Chahuté par la mer (rien envie d’autre en ce moment que d’entendre la mer, sa colère, son écume, sa rage).

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Montaigne : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur (…) C’est moi que je peins ». Blaise Pascal : « Le sot projet qu’il a de se peindre ». 

« Dire des sottises par hasard et par faiblesse, c’est un mal ordinaire mais d’en dire par dessein, c’est ce qui n’est pas supportable ». Dans le papier original, Pascal a souligné supportable.

Pascal montre dans les Provinciales un talent inné de polémiste. Quand il tire l’épée, il tranche. Ici, on le sent excédé par « la confusion de Montaigne ». Mais il concède : « Il arrive à tout le monde de faillir ».

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Un ami me dit sceptique. Habité par le doute à propos de moi-même, par la sensation que quelque chose se dérobe à mon intelligence. Je ne perçois pas tout de ce que je crois voir. Ce qui se dérobe n’est pas le Dieu que Descartes a rendu intelligible. Ce qui se dérobe, c’est le creux de moi-même. Je crois me connaître or rien n’est plus éloigné de ma connaissance que cela que je suis. Je connais tel arbre dont je peux détailler l’écorce et mesurer la circonférence. La vérité est que je suis inintelligible à moi-même.

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S’il m’était demandé de rebrousser chemin, d’accomplir à reculons l’itinéraire qui m’a conduit au point où je suis parvenu ; s’il m’était interdit de me retourner sur mes pas ; je devrais reculer en regardant devant, sans quitter des yeux la lumière qui vibre ; tout alors me serait incertain jusqu’au chemin lui-même. 

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Linéaments
(hommage à Montaigne)

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Imre Kertész dans L’ultime auberge : « Ce journal n’est pas fait pour me dépeindre moi-même, sauf si cet être indécis et mal défini – moi – reflète le chaos du monde ». 

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Un ami me signale le verbe employé par Montaigne pour désigner le travail des abeilles. L’auteur des Essais dit qu’elles pillotent. Ce verbe, pilloter (que l’on traduit en français moderne par butiner), figure dans De l’institution des enfants à propos de la manière dont il convient de conduire une bonne éducation.
Voici l’extrait :

Qu’il (le précepteur) lui (son élève) fasse tout passer par l’étamine* et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ; les principes d’Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Epicuriens. Qu’on lui propose cette diversité de jugements : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que les fols certains et résolus. Che non men che saper dubbiar m’aggrada**. Car s’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne cherche rien. 

Non summus subrege; sibi quisque se vindicet***. Qu’il sache qu’il sait, au moins. [ … ] La vérité et la raison sont communes à un chacun et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après.
Ce n’est non plus selon Platon que selon moi, puisque lui et moi l’entendons et voyons de même. Les abeilles pillotent deça delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement.

(*) Etamine : filtre, crible
(**) « Aussi bien que savoir, douter me plaît ». Dante, L’Enfer, chant XI.
(***) « Nous ne sommes pas sous la domination d’un roi ; que chacun dispose librement de soi-même ». Sénèque, Lettre 33.

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Le monde ne se laisse voir que par bribes. Nous ne saisissons pas les choses dans leur totalité. S’il nous prend de les décrire, nous ne donnons à voir que des fragments. 

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Roland Barthes fait grande place dans son œuvre à l’écriture fragmentaire. En 1942, il publiait dans la revue Existences ses Notes sur André Gide et son « Journal » en introduction desquelles il justifiait déjà son appétence pour cette pratique : « Retenu par la crainte d’enclore Gide dans un système dont je savais ne pouvoir être jamais satisfait, je cherchais en vain quel lien donner à ces notes. Réflexion faite, il vaut mieux les donner telles quelles, et ne pas chercher à masquer leur discontinu. L’incohérence me paraît préférable à l’ordre qui déforme ».

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Avec Montaigne, Pascal est sévère. Montaigne tente « de bonne foi » l’expérience ultime et fascinante de la connaissance de soi. Il tâtonne. Sa route n’est pas ligne droite. Son pas n’est pas assuré. Sa pensée dessine des linéaments. Il cherche. Sur Montaigne, Pascal se trompe. « Il arrive à tout le monde de faillir ». 

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Nous sommes soubresauts. Convulsions. Thym, marjolaine, étamines. Alpage en attente de neige.

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Sources : Les Essais de Montaigne, Le Livre de Poche ; Pensées de Pascal, édition Louis Lafuma, Points Seuil ; Imre Kertész, L’ultime auberge, Actes Sud ; Roland Barthes, Notes sur André Gide et son « Journal » in Existences, revue trimestrielle de l’Association « Les étudiants au sanatorium », (numéro 27, juillet 1942) reprises dans Œuvres complètes (Tome I), édition revue, corrigée et présentée par Eric Marty, éditions du Seuil, 2002.

22 septembre-18 octobre 2020-19 février 2021