Une comète

« Il faut selon moi être toujours pratique et concret, ne pas rêver les yeux ouverts, se fixer des buts modestes et que l’on peut atteindre. Il faut, par conséquent, avoir une claire conscience de ses limites si vraiment on veut les élargir et les approfondir ». 

Le 10 mars 1930, de sa prison de Turi, dans les Pouilles, où il a été incarcéré par le régime fasciste de Mussolini, Antonio Gramsci écrit à sa belle-sœur Tania. Ils entretiennent une correspondance intellectuelle intense. Les deux esprits se confrontent, s’affrontent parfois. Il arrive que le prisonnier adopte un ton volontiers professoral, voire moralisateur. Il fait reproche à sa correspondante d’un « velléitarisme » qu’il ne trouve pas à son goût. « C’est mon affection qui me porte à t’admonester comme un enfant, car il y a vraiment de la puérilité dans tes états d’âme ». 

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Que reproche Gramsci à sa belle-sœur ? Sa lecture des Fioretti de saint François, ces récits légendaires rassemblés au XIVe siècle et qui composent la fresque biographique de François d’Assise et de ses premiers compagnons. 

Gramsci a lu les Fioretti. Il en a fait une lecture critique d’un point de vue historique. « Si tu lis les Fioretti pour t’en faire un guide d’existence, tu n’y comprends rien ».

 

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« Si tu lis les Fioretti pour t’en faire un guide d’existence, tu n’y comprends rien »

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Le premier enseignement que Gramsci tire des Fioretti – outre qu’il reconnaît aux textes une valeur esthétique (« artistiquement parlant, ils sont très beaux ») – est d’ordre politique au regard de l’influence qu’exerce la pensée de François « plus populaire dans les pays protestants que dans les pays catholiques ». Les Fioretti montrent « quel organisme puissant était et est restée l’église catholique » qui « ne persécuta pas officiellement » Saint-François mais « le rendit inoffensif » en dispersant ses disciples et en réduisant « la nouvelle religion » à « un simple ordre monastique qu’elle mit à son service ». 

Ce livre est l’histoire d’une mise au pas sur la base d’un rapport de force entre d’un côté, « l’initiateur d’un nouveau christianisme » et, de l’autre, les garants de l’institution (l’Eglise de Rome) qui, en ces temps où les « hérésies » se multiplient, n’a de cesse de réaffirmer (par la force si nécessaire) son hégémonie sur la chrétienté occidentale. 

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Gramsci voit dans les Fioretti le témoignage d’une « praxis franciscaine ». « Saint-François ne fit pas de spéculations théologiques ; il essaya de réaliser pratiquement les principes de l’Evangile ». 

Mais les ordres « qui se sont spécialisés dans la politique et dans la culture » ont marginalisé les franciscains. Aux yeux de Gramsci, François a perdu la bataille politique qui l’opposait au catholicisme romain. Il fut « une comète dans le firmament catholique ». 

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Source : Antonio Gramsci, Lettres de la prison, Editions sociales, 1953.

3 février 2018-30 janvier 2021

Le sceau du temps

I – Espace

Le domaine de Tansonville, propriété de Charles Swann à Combray, est mentionné pour la première fois au chapitre II de Combray, première partie de Du côté de chez Swann.

Le narrateur raconte une balade « du côté de Méséglise » au cours de laquelle les promeneurs longent la clôture du domaine dont la bâtisse se laisse deviner au fond d’une « allée bordée de capucines ». On apprend que les parents du narrateur ont décidé de ne plus se rendre à Tansonville depuis le mariage de Charles Swann qu’ils désapprouvent en raison de la réputation d’Odette de Crécy. 

Dans la Recherche, le domaine de Tansonville, cette « demeure un peu trop campagne » du Temps retrouvé, est essentiellement associé à Gilberte Swann. C’est dans les jardins de Tansonville que le narrateur aperçoit Gilberte pour la première fois. 

Il existe, dans les environs d’Illiers-Combray, un domaine de Tansonville. Si Marcel Proust s’en est inspiré pour le Tansonville de la Recherche, il ne respecte pas la géographie des lieux. Il redessine une carte de Combray et de ses environs. Le Tansonville authentique est situé au sud d’Illiers au contraire du Tansonville littéraire placé à l’est, du côté de Méréglise devenu plus tard  Méséglise dans le roman. 

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Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps

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II – Temps

Interrogé par Usbek & Rica sur la notion complexe d’écoulement du temps au regard des théories de la relativité d’Einstein, le physicien Thibault Damour explique : « La réalité existe au sein d’un espace-temps qui ne s’écoule pas. Une bonne façon que j’ai d’expliquer ça, c’est la dernière phrase du Temps retrouvé de Proust, qui représente les hommes comme des géants plongés dans les années ».

Cette phrase, la voici : « Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes, – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps ». 

Thibault Damour commente : « L’essence de Proust consiste à dire que l’idée habituelle de temps qui passe (c’est le temps perdu) est une illusion. Ce que sentait Proust intuitivement et ce que Einstein suggère, c’est que la vraie réalité est hors du temps. Il faut imaginer comme des paquets de cartes les uns sur les autres. Les cartes sont comme des photographies du passé, du présent et du futur, qui coexistent. Il n’y a pas quelque chose qui s’écoule ».

S’il n’y a pas d’écoulement du temps, il n’y a donc pas de temps perdu. Et si d’aventure nous nous lançons à sa recherche, c’est quelque chose qui n’existe pas que nous recherchons. Mais qu’importe, puisque l’important est moins ce que nous cherchons que la recherche elle-même.

C’est dans ce sens, en essayant de me tenir au plus près de cette exigence-là, que j’aime lire et relire la Recherche. Pour la Recherche même. Sans fin.

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Sources : Marcel Proust, La Recherche du Temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, édition dirigée par Jean-Yves Tadié, 1987-1989. Usbek et Rica « le média qui explore le futur ».

3-23 novembre 2020

Une assignation au présent

« Il y a vraiment deux périodes dans la photographie : avant l’instantané et après l’instantané. L’instantané est vraiment quelque chose de très particulier. Il n’y a aucun équivalent dans quelque domaine que ce soit de ce phénomène de l’instantané : n’importe quel instant est photographiable c’est-à-dire captable et mis aussitôt dans sa poche, avec un Polaroid. C’était une urgence sous-jacente à l’art tout entier dans son concept le plus religieux, qui était de pouvoir arrêter le temps. On ne peut pas l’arrêter une fois définitivement, mais on peut s’amuser – parce que c’est très ludique aussi – on peut s’amuser à l’arrêter de temps en temps et l’appareil photographique, l’instantané, joue ce rôle-là. On l’arrête tout le temps, on peut l’arrêter à n’importe quel moment tout le temps, en répétant cet arrêt et en le mettant dans sa poche. L’invention la plus bouleversante qui ait été faite dans l’histoire de l’humanité, je crois vraiment que c’est la photographie ». 

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n’importe quel instant est photographiable c’est-à-dire captable et mis aussitôt dans sa poche

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ce que montre la photographie est l’image d’un instant
l’objet représenté n’y change rien 
cette photographie est la représentation d’un instant pris au temps 

ce que j’attends de la photographie est qu’elle m’assigne au présent

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le développement du film Polaroid i-type color est une réaction chimique complexe, déclenchée par sensibilité à la lumière, et influencée par divers paramètres, comme la température, le temps écoulé depuis la fabrication du film, et les manipulations mécaniques, entre autres. Il est donc non seulement possible que les résultats varient, mais ce phénomène est même un élément crucial de ce film analogique instantané

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Un instant suffit à dire le monde.

La nuit tombe sur le campo où se sont rassemblés filles et garçons. Ils parlent fort. Gesticulent. Se racontent leur journée. Ils sont enjoués. Elle tient son chien en laisse de la main gauche, un verre et une cigarette américaine dans la droite. Elle prend part à la conversation en cherchant son équilibre, tangue, parvient difficilement à maîtriser l’animal. Elle s’est écartée du groupe et contemple maintenant le va-et-vient des vaporetti sur le Grand Canal. La circulation est dense à cette heure. Elle rêve d’heures lointaines. La ville s’éloigne dans un manteau de brouillard. Son chien veille. La nuit tombe. On devine les contours d’un puits au centre de l’image. A l’arrière-plan deux silhouettes se rapprochent ou s’éloignent.

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qui dit sensibilité à la lumière dit sensibilité au monde
la photographie dit quelque chose de notre rapport à la lumière et son envers

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la nuit tombe sur le campo

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puis il y a la température, le flux de sensations, le temps, les manipulations, la transparence des atmosphères
images auxquelles auraient été ôtées toute fonction narrative
paramètres aléatoires
reflets de mémoire

de l’in/fini 
toujours recommencé

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Sources : Denis Roche, La disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique), éditions du Seuil, Fiction et Cie ; Caractéristiques du film Polaroid i-type color, telles qu’on peut les lire, imprimées dans l’envers de son emballage cartonné.

17 & 25 février 2016-20 février 2021

Ni ours, ni singe

 « Aucun des amis d’Apollinaire ne s’est flatté d’avoir pénétré le secret de sa nature ». C’est Pascal Pia qui parle, dans Apollinaire par lui-même. Ce volume de la collection Microcosme aux éditions du Seuil m’avait coûté vingt francs à l’étal d’un bouquiniste sur les quais de Seine, ainsi qu’il est écrit au crayon à papier sur la première page intérieure du livre : 20 F. La couverture présente des usures. C’est un ouvrage qui a beaucoup voyagé. A un moment de ma vie, Apollinaire ne me quittait pas. Je vivais dans sa compagnie. Je m’étais senti devenir – c’est bête à dire – un familier. Je me récitais des vers en secret. Dans le silence. Quelle que soit la saison, je me promenais dans ses prés vénéneux. J’aime toujours en lui l’enchanteur attentif au sens des énigmes sereines et me plais à feuilleter l’exemplaire de Case d’Armons numérisé par la Bibliothèque nationale de France et disponible sur Gallica. C’est un recueil qu’Apollinaire a entièrement composé dans les tranchées, avec le concours de quelques camarades pour l’impression et les illustrations. A l’aide d’une machine à alcool dont ils faisaient usage avec l’aval de leurs supérieurs, ils en avaient ronéoté quelques exemplaires destinés à des amis demeurés à l’arrière tandis que lui, le poète, pataugeait dans la craie blanche en regardant s’embraser le ciel de Champagne. 

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Le lien qui nous attache à un poème est d’une nature secrète. Silencieuse. Celui-ci s’intitule Reconnaissance et il est extrait de Cases d’Armons

Un seul bouleau crépusculaire
Pâlit au seuil de l’horizon
Où fuit la mesure angulaire
Du cœur à l’âme et la raison
Le galop bleu des souvenances
Traverse les lilas des yeux
Et les canons des indolences
Tirent mes songes vers les cieux

Quand je le relis, je me sens emporté par le galop des souvenances, j’essaie de me représenter mentalement cette course entre gourbis et chevaux de frise jusqu’au lilas des yeux. Je suppose qu’il parle là de l’aimée. C’est l’époque de la rupture avec Lou et Apollinaire vient de faire la connaissance de Madeleine. Mais laquelle avait des yeux lilas ? Le tout écrit en 1915 en Champagne, au milieu du fracas des bombes et du crépitement des mitrailleuses. 

C’est cela, me dis-je, vivre poétiquement.

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La couverture présente des usures.
C’est un ouvrage qui a beaucoup voyagé.

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Apollinaire écrit simplement. Ses mots sont ceux de tous les jours. Le « ronron d’avion volant au clair de lune » (Tristesse de l’automne). « Le ciel est beau il fait tiède et je suis bien » (Le tabac à priser). Dans un poème intitulé Hôtel, il décrit une chambre en forme de cage et « le soleil passe son bras par la fenêtre ». Dans Cité de Carcassonne, il est question d’une femme qui passe « prenant les cœurs un à un » puis se lasse « et met les cœurs dans son panier ». Ailleurs, « le ciel est un manteau de laine ». 

La langue d’Apollinaire est à portée de mains.

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Désuètes parades de cirque comme il s’en déroulait parfois le dimanche dans le village où j’ai grandi, non loin du clocher de l’église autour duquel tournoyaient des corneilles. Nous allions en famille applaudir les baladins. Ils me rappelaient ceux décrits par Apollinaire dans son poème Saltimbanques. Je les observais installant leur chapiteau sur un terrain vague au long des jardins. Au bord de la rigole, s’abreuvait pauvrement un chameau déganté. Ni ours, ni singe ne réclamaient des sous sur mon passage. Et mes bohémiens n’avaient ni poids ronds, ni carrés, ni tambours, ni cerceaux dorés. Je me demandais pourquoi ma réalité était si différente de celle du poème.

Ceci est affaire d’enchanteurs sous des bouleaux crépusculaires.

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Guillaume Apollinaire est mort à trente-huit ans le 9 novembre 1918. Il a succombé à des complications pulmonaires après avoir contracté la grippe espagnole (souche H1N1), épidémie dont les historiens ont encore du mal à dénombrer les victimes. L’institut Pasteur évalue entre 20 et 50 millions les victimes de la pandémie dans le monde. Des réévaluations récentes font état de quelque 100 millions de morts. Le poète a été enterré dans la liesse de l’armistice. Le jour de ses funérailles, les Parisiens criaient « A bas Guillaume », en référence à l’empereur vaincu, sur le passage du catafalque.

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Nous empruntons, pour disparaître, le chemin des ormeaux. 

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Sources : Pascal Pia, Apollinaire par lui-même, collection Microcosme-Ecrivains de toujours, éditions du Seuil ; Apollinaire, Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. 

27 avril 2020-10 mars 2021