Catégorie : Phragmes

Dans la trame des choses

Comment figurer le monde ? Comment dire ce que l’on sent, soupçonne, imagine mais que l’on ne sait pas ? Qu’est-ce que savoir ? Comment percevoir ce qui sourd ? La trame invisible des choses. Comment (se) saisir de ce qui se fait au moment où « ça » se fait ? Retenir ce qui nous traverse ? 

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Un sifflement se fit entendre. Le train venait d’entrer en gare dans un nuage épais de fumées blanches. Un bruit de ferraille semblable à des crissements avait signalé l’arrêt de la machine qui s’était immobilisée en soufflant, lasse d’une trajectoire qu’elle n’avait pas choisie. L’employé des chemins de fer, dans sa tunique régimentaire, s’affairait à l’ouverture des portières mâchées par la rouille.

Un sifflement se fit entendre. Le train venait d’entrer en gare dans un nuage épais de fumées blanches. Un bruit de ferraille semblable à des crissements avait signalé l’arrêt de la machine qui s’était immobilisée en soufflant, lasse d’une trajectoire qu’elle n’avait pas choisie. L’employé des chemins de fer, dans sa tunique régimentaire, s’affairait à l’ouverture des portières mâchées par la rouille.

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La force d’un écrivain réside dans sa faculté à perdre le lecteur tout en le tenant en haleine pour enfin l’abandonner, seul, au milieu de rien, dans un désert de sens qui pourtant soulève des montagnes de questions 

Je crois aux phrases qu’aucun point n’arrête, je crois que le point final est une illusion, je crois à l’in/fini 

Sinon quoi ?

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La main heureuse

Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968. Extrait du film 16 mm, noir et blanc, silencieux, d’une durée de trois minutes, présenté dans l’exposition Le supermarché des images sous la direction de Peter Szendy,  musée du Jeu de Paume, paris 2020

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Je lis peu au hasard, souvent par association, un livre en appelant un autre. Mais j’aime aussi les vagabondages de la main heureuse dans les rayons de la bibliothèque. 

Je lis pour me frayer un chemin vers des mondes qui me sont étrangers. 

Lire pour s’abstraire, se délier, se soustraire à la frénésie des multitudes, choisir la corde du sensible plutôt que celle du pendu, refuser l’assignation et vivre au pied de la lettre. 

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d’où vient ce besoin, écrire, que tant, dit-on, éprouvent, irrépressible, comme venu de l’intérieur, quant à d’autres il demeure étranger ? 

Dans Formation, Pierre Guyotat raconte qu’enfant, il éprouve une impossibilité de lancer (s)es phrases, celles particulièrement qui débutent par des consonnes dures, il explique qu’il doit les mâchonner s’il veut parvenir à les prononcer et que ce n’est donc pas tant le bégaiement en soi qui l’empêche mais le fait de devoir commencer la phrase à l’extérieur de lui, « la faire surgir de mon discours intérieur permanent vers l’extérieur » 

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mais il y a autre chose 

la scène a lieu dans le jardin de la tante Jeanne, l’enfant joue près d’un bassin, pose sa main sur le mur pour attraper un lézard puis, bouche bée devant le spectacle d’une pie tenant en son bec un bracelet, avale un insecte volant, lequel, raconte Pierre Guyotat, « a touché ma salive et s’y englue ; je crache, en vain, l’insecte a passé le palais ; je cours m’étendre dans de l’herbe sous un prunier, pour y attendre la mort, respirant et avalant beaucoup » et puis l’angoisse, « l’insecte s’est-il noyé, étranglé ou asphyxié ? peut-il encore piquer,  et dans quoi ? au mieux aurai-je la voix cassée… son venin peut-il m’endormir pour jamais ? », par chance il n’en est rien, entretemps « quelque chose bouge entre mes cuisses, le plaisir me fait oublier l’angoisse et la mort ».

peut-être l’écrire trouve-t-il ses sources (je ne crois pas, en hydrologie textuelle, à l’existence d’une source unique) dans la prononciation impossible d’une lettre, la gorge obstruée par un corps étranger, un frémissement entre les cuisses, un crachat,  une giclée 

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Un froid soudain s’est abattu. Les volets tremblent. On ne comptera bientôt plus les morts que pour la forme.

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Sources : Pierre Guyotat, Formation, Folio Gallimard. 

14-28 octobre 2020-19 février 2021

Aubes navrantes

Se donner aux mots qui ravinent. Tendre une main. Sentir entre ses doigts couler les lettres. Boire à l’écume des conjonctions, bercé par le clapotis de syllabes. 

Propositions incestueuses, un torrent de relatives adossées à la principale, majestueuse et lente, innervée de blessures 

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise

si ce n’était déjà Rimbaud 

par un brouillard d’après-midi tiède et vert

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Il était là, au premier jour. Je bus adolescent à sa gourde de colocase. Je venais de traverser, mains nues, la nuit irrésistible de Baudelaire

Noire, humide, funeste et pleine de frissons

Je me savais dormir au bord de marécages et froisser de mes pieds des crapauds imprévus

Je n’en suis jamais revenu. Les pores de ma peau vivent de sécheresse.

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La Meuse à Charleville
22 novembre 2017

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Pascal Pia sur la mort de Baudelaire : « A quarante-six ans, son impotence, ses traits creusés, ses cheveux blancs lui donnent l’air d’un vieillard. Quand le 31 août 1867, la mort vient le prendre dans une maison de santé du quartier de Chaillot, on peut dire qu’elle libère un condamné ». 

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L’Autre « je », adolescent à Charleville, avait vu des archipels sidéraux et des cieux délirants. C’était écrit. Je le crus sur parole. Les aubes sont navrantes et le soleil amer. 

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Sources : Rimbaud, Larme et Le Bateau ivre, Poésies complètes, Garnier-Flammarion ; Baudelaire, Le coucher de soleil romantique, Les Fleurs du Mal, édition Bibliothèque de la Pléiade ; Pascal Pia, Baudelaire par lui-même, éditions du Seuil, collection Ecrivains de toujours.

2 mars-17 août 2020-10 mars 2021

Sortir du livre

En février 1983, dans le numéro 5 de la revue Corps écrit, Michel Foucault publie un texte intitulé L’écriture de soi dans lequel, 

ceci : « Il faut lire, disait Sénèque, mais écrire aussi. Et Epictète, qui pourtant n’a donné qu’un enseignement oral, insiste à plusieurs reprises sur le rôle de l’écriture comme exercice personnel : on doit méditer (meletan), écrire (graphein), s’entraîner (gumnazein) ; « puisse la mort me saisir en train de penser, d’écrire, de dire cela ». Ou encore : « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition ; mets-les par écrit, fais-en la lecture ; qu’elles soient l’objet de ta conversation avec toi-même, avec un autre… »

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« Il faut lire, mais écrire aussi ». Conserver. Converser. 

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Lire le monde et pour cela, le pénétrer autant que se laisser pénétrer par lui. Puis écrire (accessoirement ?)

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Dans un texte du 28 octobre 2012 où il interroge le lien entre écriture et solitude, Georges Didi-Huberman tient à son tour que : « (…) écrire, c’est avoir lu. C’est avoir pris des notes, ou s’être souvenu de mots, de phrases, de tournures, de styles venus d’ailleurs. Dans chaque morceau de littérature s’agite toute la littérature remémorée ». 

Il déplore que, ne citant jamais ceux qu’ils ont lu, des écrivains ramènent tout à leur personne. 

« Ecrire : solitude. Mais ce n’est pas une raison pour se conduire ou se construire en roi, en propriétaire, en centre absolu de son écriture ». Tel Malraux « qui écrit souvent pour nous signifier qu’il en sait long, ne cite jamais ceux qu’il a lus, dont il a tiré les leçons », contrairement à Joyce, Bataille, Genet dont les textes invitent à « sortir du personnage (…), à sortir de l’auteur (…), à sortir du livre enfin… ». 

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La propriété, c’est le vol.

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Ailleurs # 1

Faire mémoire matérielle de choses lues, fragments, exemples et actions. Ecrire pour sortir du livre. Alimenter la conversation littéraire. Nourrir l’ailleurs.

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Fabrique de la littérature :

les venus d’ailleurs – courants d’air et de temps, flux d’images, de textes – traversent le lecteur qui, devenu scripteur, transmet à qui épandra à son tour et ainsi selon une suite sans fin. 

Mots, phrases, tournures, styles, images, tous ces venus d’ailleurs  constituent la matière de la conversation littéraire, avec soi-même, avec un autre..

Littérature du donné et de l’épandu.

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Dans le même texte, Michel Foucault parle des hupomnêmata, « livres de comptes, registres publics, carnets individuels servant d’aide-mémoire ». « On y consignait des citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu’on avait entendus ou qui étaient venus à l’esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures ». 

A la conversation aussi, les carnets de notes constituant tout à la fois  « des exercices d’écritures personnelle » et pouvant servir « de matière première à des exercices qu’on envoie aux autres ».

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Ecrire, donc, pour conserver & converser. Tenir compte. Faire mémoire matérielle de choses lues, citations, fragments, exemples, actions. Ecrire pour alimenter la conversation avec le monde. Nourrir l’ailleurs. Et pour ce faire, se déprendre du « je-roi », s’arracher à l’ego. Et célébrer, dans un même mouvement, la mort de l’auteur et la naissance d’un lecteur-scripteur en quête d’une voie libre vers le-livre-autrement.

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Sources : Michel Foucault, L’écriture de soi, Ecrits, Quarto Gallimard.
Georges Didi-Huberman, Pour que tout revienne à tout le monde in Aperçues, éditions de Minuit.

29 novembre-2 décembre 2020 – 19 septembre 2021 – 21 mai 2022