Catégorie : Phragmes

Une littérature impossible

Endless Undo de Volker Böhm. Dans le texte qui accompagne cette œuvre musicale, le compositeur évoque sa première rencontre avec Bernard Parmegiani – l’un des membres du Groupe de recherches musicales (GRM) fondé par Pierre Schaeffer. L’écoute de Etude Elastique (extrait de De Natura Sonorum I) fut pour lui « une grande révélation » car, dit-il, cette composition lui permit de mesurer les possibilités infinies de combinaisons qu’offre la musique électronique (littéralement, « ce que la musique électronique peut faire »). 

Endless Undo. En français Défaire sans fin

Défaire, (se) défaire. Composer. (Se) décomposer. 

Cette musique réinvente notre oreille au monde. Elle tend vers les contrées lointaines de l’insoupçonné. 

-o-

comme en rêve, gravissant les marches d’un grand escalier de marbre sans jamais parvenir au sommet, caressant l’eau saumâtre des mares, le soleil au zénith et me disant ou plutôt une autre voix que la mienne glissant

à mon oreille que je devrais me forcer à défaire avant de composer, qu’ainsi vaquait le monde ravalant ses amarres, il allait être midi, je sortirais, quitterais le lieu qui n’en savait rien encore

-o-

En sculpture, on transpose. Comme en musique. Sculpter le son. Certains compositeurs parlent de sculptural experience. Jonas Kasper Jensen intitule l’une de ses œuvres Within the temporal experience. Imaginez-le, marteau dans une main, burin dans l’autre, frappant le son, le lissant, le modelant. La sculpture a sa propre langue. A sculptural and temporal experience.

-o-

Composer procède d’une décomposition. Baudelaire voit le parti qu’il peut tirer de la pourriture. Ce fut son terreau.

 

-o-

Obsolescence

où gisent entassés des vestiges frappés d’hébétude ce qui, rapporté aux objets, équivaut à une obsolescence, maladie incurable du temps

-o-

terrifié, la nuit dernière, tandis que, ne dormant pas, je n’avais rien d’autre à faire qu’à penser à ce que j’allais devoir accomplir le lendemain comme m’effacer, tomber dans l’oubli, vider la cave où gisent entassés des vestiges

terrifié à l’idée de ce qui allait pouvoir demeurer de moi dans le bric-à-brac de ce bas-fond humide, mémoire décomposée comme il arrive que les forces nous abandonnent et nous laissent frappés d’hébétude 

désuets

ce qui, rapporté aux objets, équivaut à une obsolescence, maladie incurable du temps

-o-

la cave a été vidée, tapis moisis, boiseries désossées, vieux papiers, vaisselle fêlée, cassettes audio, vidéos, objets perdus (de vue), si éloignés de nous, relégués dans un second sous-sol sordide qui s’inonde les jours de pluie 

vieux tapis, boiseries fêlées, papiers désossés, vaisselle froissée, ils sont les mots qui les désignent encore, avant que le camion de ramassage ne les emporte vers leur destination ultime demain aux environs de 7 heures

dans un coin, l’encrier de Stendhal

-o-

Dimanche, ciel d’orage – Les derniers jours de la semaine ont été occupés à défaire, gommer, suspendre, réorganiser, dessiner un demain imminent mais sans contours, 

c’est un exercice difficile que de tracer un plan sans rien pouvoir planifier, on pose des idées sur le papier, des formes, des schémas, on envisage mais sans visage autre qu’imaginé,

les derniers jours de la semaine occupés à lire Roubaud, Barthes, les quelques pages de Proust rituelles, écrire, tenter de quitter sauvagement la sphère autarcique de la littérature, revenir à Barthes et son Degré zéro de l’écriture, tourner et retourner ses phrases, mesurer la portée de « la modernité (qui) commence avec la recherche d’une littérature impossible » 

ou ceci encore sur quoi il faudra revenir, un jour :

« le roman est une mort ».

-o-

Sources : Endless Undo de Volker Böhm, une œuvre disponible sur la plateforme Clang Records.
Jonas Kasper Jensen, Within the temporal experience, également disponible sur la plateforme Clang Records.
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, éditions du Seuil.

2-3 décembre 2020 – 13 décembre 2022

Ecouter, venir

au-délà – Une vague. Ecouter son ressac. La mer à venir. Au-delà, le sauvage. 

-o-

Des mots, comme l’eau des puits, tombés de l’oubli. 

Temps égarés / plaies ravivées / folies subtiles / 

Aurai-je soif du poème tiré du sac ? 

-o-

L’écriture, empreinte de pas dans le sol. 

-o-

Nous n’atteindrons pas la rive avant la nuit. La terre tourne et le soleil renonce. 

-o-

Ausculter le sol. Ses trembles. Poussière de terre aux aguets. 

-o-

Couchant

La mer à venir. Au-delà, le sauvage.

-o-

une fois pour toutes – « Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile… La Poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme,

rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’Elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème ».

-o-

Tu déambules au milieu de formes inaccomplies que tu tentes de polir au mieux de tes capacités du moment. Tu éprouves le sentiment d’une lutte inégale avec une matière dont l’écriture constituerait le dépassement. Rien n’est moins incertain que le dernier état du poème. 

-o-

Tu devrais laisser en l’état ce poème. Admettre l’impossibilité du finir. Tu devrais laisser ce poème in/fini. La nuit tombera, inéluctable.

-o-

Tu devrais être de moins en moins attentif à ce qui, autour de toi, demeure indifférent aux agitations de ton âme. Toute chose, au fond, impénétrable. 

-o-

Source : Pour la citation de la séquence « une fois pour toutes », Pascal Pia, Baudelaire par lui-même, Seuil Microcosme. 

3 mai-23 novembre 2020

Une assignation au présent

« Il y a vraiment deux périodes dans la photographie : avant l’instantané et après l’instantané. L’instantané est vraiment quelque chose de très particulier. Il n’y a aucun équivalent dans quelque domaine que ce soit de ce phénomène de l’instantané : n’importe quel instant est photographiable c’est-à-dire captable et mis aussitôt dans sa poche, avec un Polaroid. C’était une urgence sous-jacente à l’art tout entier dans son concept le plus religieux, qui était de pouvoir arrêter le temps. On ne peut pas l’arrêter une fois définitivement, mais on peut s’amuser – parce que c’est très ludique aussi – on peut s’amuser à l’arrêter de temps en temps et l’appareil photographique, l’instantané, joue ce rôle-là. On l’arrête tout le temps, on peut l’arrêter à n’importe quel moment tout le temps, en répétant cet arrêt et en le mettant dans sa poche. L’invention la plus bouleversante qui ait été faite dans l’histoire de l’humanité, je crois vraiment que c’est la photographie ». 

-o-

n’importe quel instant est photographiable c’est-à-dire captable et mis aussitôt dans sa poche

-o-

ce que montre la photographie est l’image d’un instant
l’objet représenté n’y change rien 
cette photographie est la représentation d’un instant pris au temps 

ce que j’attends de la photographie est qu’elle m’assigne au présent

-o-

le développement du film Polaroid i-type color est une réaction chimique complexe, déclenchée par sensibilité à la lumière, et influencée par divers paramètres, comme la température, le temps écoulé depuis la fabrication du film, et les manipulations mécaniques, entre autres. Il est donc non seulement possible que les résultats varient, mais ce phénomène est même un élément crucial de ce film analogique instantané

-o-

Un instant suffit à dire le monde.

La nuit tombe sur le campo où se sont rassemblés filles et garçons. Ils parlent fort. Gesticulent. Se racontent leur journée. Ils sont enjoués. Elle tient son chien en laisse de la main gauche, un verre et une cigarette américaine dans la droite. Elle prend part à la conversation en cherchant son équilibre, tangue, parvient difficilement à maîtriser l’animal. Elle s’est écartée du groupe et contemple maintenant le va-et-vient des vaporetti sur le Grand Canal. La circulation est dense à cette heure. Elle rêve d’heures lointaines. La ville s’éloigne dans un manteau de brouillard. Son chien veille. La nuit tombe. On devine les contours d’un puits au centre de l’image. A l’arrière-plan deux silhouettes se rapprochent ou s’éloignent.

-o-

qui dit sensibilité à la lumière dit sensibilité au monde
la photographie dit quelque chose de notre rapport à la lumière et son envers

-o-

la nuit tombe sur le campo

-o-

puis il y a la température, le flux de sensations, le temps, les manipulations, la transparence des atmosphères
images auxquelles auraient été ôtées toute fonction narrative
paramètres aléatoires
reflets de mémoire

de l’in/fini 
toujours recommencé

-o-

Sources : Denis Roche, La disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique), éditions du Seuil, Fiction et Cie ; Caractéristiques du film Polaroid i-type color, telles qu’on peut les lire, imprimées dans l’envers de son emballage cartonné.

17 & 25 février 2016-20 février 2021

Ni ours, ni singe

 « Aucun des amis d’Apollinaire ne s’est flatté d’avoir pénétré le secret de sa nature ». C’est Pascal Pia qui parle, dans Apollinaire par lui-même. Ce volume de la collection Microcosme aux éditions du Seuil m’avait coûté vingt francs à l’étal d’un bouquiniste sur les quais de Seine, ainsi qu’il est écrit au crayon à papier sur la première page intérieure du livre : 20 F. La couverture présente des usures. C’est un ouvrage qui a beaucoup voyagé. A un moment de ma vie, Apollinaire ne me quittait pas. Je vivais dans sa compagnie. Je m’étais senti devenir – c’est bête à dire – un familier. Je me récitais des vers en secret. Dans le silence. Quelle que soit la saison, je me promenais dans ses prés vénéneux. J’aime toujours en lui l’enchanteur attentif au sens des énigmes sereines et me plais à feuilleter l’exemplaire de Case d’Armons numérisé par la Bibliothèque nationale de France et disponible sur Gallica. C’est un recueil qu’Apollinaire a entièrement composé dans les tranchées, avec le concours de quelques camarades pour l’impression et les illustrations. A l’aide d’une machine à alcool dont ils faisaient usage avec l’aval de leurs supérieurs, ils en avaient ronéoté quelques exemplaires destinés à des amis demeurés à l’arrière tandis que lui, le poète, pataugeait dans la craie blanche en regardant s’embraser le ciel de Champagne. 

-o-

Le lien qui nous attache à un poème est d’une nature secrète. Silencieuse. Celui-ci s’intitule Reconnaissance et il est extrait de Cases d’Armons

Un seul bouleau crépusculaire
Pâlit au seuil de l’horizon
Où fuit la mesure angulaire
Du cœur à l’âme et la raison
Le galop bleu des souvenances
Traverse les lilas des yeux
Et les canons des indolences
Tirent mes songes vers les cieux

Quand je le relis, je me sens emporté par le galop des souvenances, j’essaie de me représenter mentalement cette course entre gourbis et chevaux de frise jusqu’au lilas des yeux. Je suppose qu’il parle là de l’aimée. C’est l’époque de la rupture avec Lou et Apollinaire vient de faire la connaissance de Madeleine. Mais laquelle avait des yeux lilas ? Le tout écrit en 1915 en Champagne, au milieu du fracas des bombes et du crépitement des mitrailleuses. 

C’est cela, me dis-je, vivre poétiquement.

-o-

La couverture présente des usures.
C’est un ouvrage qui a beaucoup voyagé.

-o-

Apollinaire écrit simplement. Ses mots sont ceux de tous les jours. Le « ronron d’avion volant au clair de lune » (Tristesse de l’automne). « Le ciel est beau il fait tiède et je suis bien » (Le tabac à priser). Dans un poème intitulé Hôtel, il décrit une chambre en forme de cage et « le soleil passe son bras par la fenêtre ». Dans Cité de Carcassonne, il est question d’une femme qui passe « prenant les cœurs un à un » puis se lasse « et met les cœurs dans son panier ». Ailleurs, « le ciel est un manteau de laine ». 

La langue d’Apollinaire est à portée de mains.

-o-

Désuètes parades de cirque comme il s’en déroulait parfois le dimanche dans le village où j’ai grandi, non loin du clocher de l’église autour duquel tournoyaient des corneilles. Nous allions en famille applaudir les baladins. Ils me rappelaient ceux décrits par Apollinaire dans son poème Saltimbanques. Je les observais installant leur chapiteau sur un terrain vague au long des jardins. Au bord de la rigole, s’abreuvait pauvrement un chameau déganté. Ni ours, ni singe ne réclamaient des sous sur mon passage. Et mes bohémiens n’avaient ni poids ronds, ni carrés, ni tambours, ni cerceaux dorés. Je me demandais pourquoi ma réalité était si différente de celle du poème.

Ceci est affaire d’enchanteurs sous des bouleaux crépusculaires.

-o-

Guillaume Apollinaire est mort à trente-huit ans le 9 novembre 1918. Il a succombé à des complications pulmonaires après avoir contracté la grippe espagnole (souche H1N1), épidémie dont les historiens ont encore du mal à dénombrer les victimes. L’institut Pasteur évalue entre 20 et 50 millions les victimes de la pandémie dans le monde. Des réévaluations récentes font état de quelque 100 millions de morts. Le poète a été enterré dans la liesse de l’armistice. Le jour de ses funérailles, les Parisiens criaient « A bas Guillaume », en référence à l’empereur vaincu, sur le passage du catafalque.

-o-

Nous empruntons, pour disparaître, le chemin des ormeaux. 

-o-

Sources : Pascal Pia, Apollinaire par lui-même, collection Microcosme-Ecrivains de toujours, éditions du Seuil ; Apollinaire, Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. 

27 avril 2020-10 mars 2021