Catégorie : Note-Book

« Célèbre M. Chardin »

Le musée des Beaux-Arts de Carcassonne conserve une ravissante nature morte de Jean-Siméon Chardin intitulée La table d’office ou Les apprêts d’un déjeuner. Le tableau est daté de 1756. Il a été montré pour la première fois au Louvre lors du Salon de 1757. Le catalogue indique au numéro 33 « Deux tableaux, dont l’un représente les préparatifs de quelques mets sur une table de cuisine ; et l’autre une partie de dessert sur une table d’office » tous deux « tirés du Cabinet de l’Ecole Française de M. de la Live de July ».

Ange Laurent de la Live de July, marquis de Removille et baron du Châtelet. Banquier et diplomate, tour à tour receveur des finances et introducteur des ambassades. Nourrissant une passion pour l’art qui le poussa jusqu’à la pratique, il fut, en tant que peintre et graveur amateur, d’abord associé libre puis membre honoraire de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Bien qu’on ne sut jamais qu’il fût harpiste, Jean-Baptiste Greuze l’a représenté jouant de la harpe dans un portrait peint vers 1759 dont la présentation ne ravit pas Diderot qui, dans son Salon de 1759, trouva bien quelconque la peinture de Greuze : « Le faire en est raide, et la couleur fade et blanchâtre ».

Faut-il écrire July avec un seul L ou avec deux comme gravé sur son ex-libris ? Son généalogiste hésite qui nous apprend qu’Ange Laurent de la Live de July « perdit la tête » et « décéda sans la retrouver ».

« On est encore infiniment satisfait des tableaux du célèbre M. Chardin ; ce ne sont point les couleurs qu’on voit sur la palette des peintres ; ce sont des tons et des teintes vraies ; enfin c’est la nature elle même et toute l’harmonie qu’elle présente », loue Elie Fréron dans la lettre XV de son Année littéraire de 1757 dédiée à la description des œuvres exposées cette année-là au Salon du Louvre. Elie Fréron avait créé L’année littéraire – dont il fut l’unique rédacteur – le 3 février 1754. Il avait fait ses premières armes de critique auprès de l’abbé Desfontaines et ne se fit pas que des amis dans le monde des lettres, à commencer par Voltaire qui le prit pour cible dans sa pièce Le café ou l’Ecossaise écrite, dit-on, en huit jours et couronnée d’un succès prodigieux dès sa première représentation, le 26 juillet 1760 au Théâtre de la rue des Fossés à Saint-Germain. Dans sa première édition, en mai 1760, la pièce est présentée comme la traduction d’une œuvre de David Hume. Fréron y apparaît sous les traits du journaliste Frelon « écrivain de feuilles et fripon ». Mais au moment de la représentation, le nom du personnage est changé en Wasp qui, en anglais, désigne une guêpe ou un frelon.

Chardin, La table d’office (1756)
Musée des Beaux-arts de Carcassonne

Du tableau de Chardin conservé au musée de Carcassonne, il existe une réplique, exécutée probablement en 1763 et présentée aujourd’hui dans les collections du Louvre. Elle s’intitule aussi La table d’office. Mais cette fois, son second titre change pour Les débris d’un déjeuner. On lui connaît en outre un ancien titre, plus descriptif : Partie de dessert avec pâté, fruits, pot à oille et huilier.

L’oille était une sorte de ragoût ou potage composé de divers légumes et viandes très assaisonnés. Madame de Sévigné en parle dans une lettre à sa fille du 2 novembre 1673 : « J’avais le pot-au-feu, c’était une oille et un consommé qui cuisaient séparément ». Dans cette lettre écrite de Paris où elle est de retour « après quatre semaines de voyage », Madame de Sévigné raconte à Madame de Grignan qu’elle a soupé en compagnie, entre autres, de Madame de La Fayette, Monsieur de la Rochefoucauld, Madame Scarron puis qu’à « neuf heures », la Garde, l’abbé de Grignan, Brancas, d’Hacqueville (qui étaient du souper) « sont entrés dans ma chambre pour ce qui s’appelle raisonner pantoufle ».

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Sources – Pour le tableau de Chardin : Explication des peintures, sculptures et gravures de Messieurs de l’Académie Royale (…) pour l’année 1757 (BNF-Gallica) ; L’année littéraire 1757 d’Elie-Catherine Fréron (BNF-Gallica) ; site du musée du Louvre. Pour oille : Le Grand Robert de la langue française ; Lettres de Mme de Sévigné (Bibliothèque de la Pléiade). Pour Elie Fréron : notice Wikipedia. Pour Ange Laurent de la Live de July : notice Wikipédia et site Geneanet.org.

20 novembre 2022

Ecrire, donc

Le 19 septembre 1997, Le Monde des livres publie un entretien entre Philippe Sollers et Claude Simon dont le roman Le Jardin des Plantes vient de paraître aux éditions de Minuit. Cet entretien a lieu dans la maison de Claude Simon, à Salses (Pyrénées-Orientales). 

Les relations entre Claude Simon et Philippe Sollers remontent à 1960 à l’époque où Philippe Sollers crée au Seuil la revue Tel Quel. Un texte de Claude Simon – La Poursuite – figure au sommaire du premier numéro paru en mars 1960. 

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A Sollers, Claude Simon dit son besoin d’écrire pour décrire. « Ce que j’ai essayé de faire (dans Le Jardin des Plantes), est une description ». 

Ecrire pour décrire. Montrer. Comme peindre. « A partir du moment où on ne considère plus le roman comme un enseignement, comme Balzac, un enseignement social, un texte didactique, on arrive, à mon avis, aux moyens de composition qui sont ceux de la peinture, de la musique ou de l’architecture ». 

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Le roman tel que le conçoit Claude Simon n’est pas le roman de type balzacien, malgré la description ou à cause d’elle dans la mesure où Claude Simon ne lui assigne pas – il vient de le dire – une fonction sociale ou didactique. Les romanciers dont Claude Simon se sent le plus proche (il les nomme pour Philippe Sollers) sont, plutôt que Balzac, Dostoïevsky, Conrad, Proust, Flaubert. Dans l’entretien, il rappelle aussi son attachement à Céline – « Je le place très haut. (…) En art, ça ne veut rien dire, salaud ».

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Maison de Claude Simon
Salses (Pyrénées-Orientales)

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Ecrire, donc, en mettant en œuvre, dans le texte, les moyens de la peinture, de la musique et de l’architecture, cette dernière révélant chez Claude Simon un attachement particulier à la construction du roman. Ses livres sont le fruit d’une fabrication minutieuse. Ils sont conçus selon les techniques du montage et du collage que Claude Simon utilise par ailleurs pour ses réalisations plastiques. L’auteur monte/colle son texte à partir de rushes/fragments.  

« Répétition d’un même élément, variantes, associations, oppositions, contrastes, etc… » sont les outils d’écriture le plus souvent maniés. Par exemple, dans Les Géorgiques, sont répétées des scènes déjà rencontrées dans d’autres textes mais écrites d’un point de vue différent, sous un autre angle comme dirait un photographe. La répétition, on la trouve également dans Le Jardin des Plantes où le lecteur, par exemple, croise à nouveau le cavalier emporté par la débâcle de 1940 dans La Route des Flandres. Chez Claude Simon, la répétition devient leitmotiv. Sa fonction est de lier entre eux les livres. Ainsi l’auteur tisse sa toile, construit son œuvre en jouant de correspondances. 

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« Ecrire consiste à ordonner ». « Combiner des mots ». Et ceci « d’une certaine façon », pas n’importe laquelle mais calculée. Avant d’aborder la phase de construction du roman à partir des fragments d’écritures accumulés, il s’agit donc de préparer, classer, coloriser les séquences, leur attribuer une valeur – dans le sens pictural (relative à la couleur) ou musical (relative à la durée, soit une valeur plus ou moins longue, un soupir, un silence) – de sorte que l’ensemble, mis bout à bout, fera pièce.  

Ordonnés, les mots, « d’une certaine façon », « la meilleure possible », dans la recherche exigeante du « bon motif », pour reprendre les mots du peintre tels que Claude Simon les prononce dans l’entretien. Ecrire, « c’est avant tout réussir à faire surgir des images, communiquer des sensations ».

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Quelque chose cependant précède le travail. Quelque chose sans quoi l’écriture ne saurait advenir. Ce quelque chose, c’est l’envie. Pas l’inspiration que l’auteur attendrait benoîtement, devant sa feuille blanche, comme la visite de la muse. « Ce n’est pas exprès que cela (le livre) a été fait : ni pour apporter un témoignage ni pour porter un coup. Simplement l’envie d’écrire. Comme un peintre a, avant tout, l’envie de peindre. Disons, pour employer le langage des peintres, que tout cela m’a paru un bon motif ». 

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« Parfums odeurs d’été l’air qui entrait dans la chambre de la clinique avec les visiteurs Elles à la peau dorée vivantes se tenant gênées au pied du lit hâte sans doute de repartir Un moment l’odeur d’éther de formol chassée l’une en robe mauve sans manches bras de bronze buissons touffus noirs sauvages débordant des aisselles A la jonction du bras et du sein la chair dorée drue formait trois petits plis en éventail puis disparue et de nouveau l’éther. »

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Sources : « La sensation, c’est primordial », entretien Philippe Sollers-Claude Simon, archives du journal Le Monde, 19 septembre 1997 ; Philippe Forest, Histoire de Tel Quel (1960-1982), Seuil Fiction & Cie ; Claude Simon, Le Jardin des Plantes, éditions de Minuit.

5-20 décembre 2020

Dangereuse liberté

Dans la lettre-dédicace du Spleen de Paris adressée à Arsène Houssaye, Baudelaire déclare qu’il est à la recherche « d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la confiance ». 

Ce chemin le mène au poème en prose. Le terme s’affiche en sous-titre du recueil, Petits poëmes en prose, annonçant un genre nouveau que Baudelaire « tente » dans le sillage du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand dont il s’inspire : « C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand (…) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue… »

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Prose poétique, musicale, sans rythme, sans rime, assez souple, assez heurtée… Comment tenir une telle ligne ? Le poème en prose est-il seulement concevable ? A moins que, côtoyant l’impossible, il porte en lui son infaisabilité. 

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Le poème en prose de Baudelaire se donne pour objet de traduire un mouvement au plus près des « intermittences du cœur » (dira plus tard Marcel Proust) et des états changeants de l’âme humaine. Comme change la couleur du ciel. 

Dans Fusées, Baudelaire note que « la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux ». C’est de ce spectacle-là – si ordinaire soit-il – qu’il se fait le spectateur dans ses PPP. Il s’agit de montrer la réalité sous son jour le plus banal : une épreuve de vérité que l’artiste n’a plus à redouter dès lors qu’il s’est libéré (depuis les Fleurs) de la question du Beau et du Laid. 

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Tombe de Baudelaire au cimetière Montparnasse

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Dans un article du Figaro paru le 7 février 1864, le critique Gustave Bourdin (qui avait été à l’origine du procès contre les Fleurs du Mal) salue les poèmes en prose de Baudelaire : « Toutes les minuties de la vie prosaïque trouvent leur place dans l’œuvre en prose, où l’idéal et le trivial se fondent dans un amalgame inséparable ».

Prose poétique, musicale, sans rythme ni rime où se fondent l’idéal et le trivial pour former une seule et même matière : définition baudelairienne du poème en prose. Les textes réunis dans Le Spleen de Paris n’en répondent-ils pas ?. 

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Néanmoins, Baudelaire se méfie de cette manière nouvelle – comme il s’est méfié de la photographie ? – à première vue libérée de la forme drastique qu’il s’impose par ailleurs. Pour les Fleurs du Mal, il s’astreint à une rigueur formelle d’une exigence extrême assumée dès la dédicace au « poëte impeccable ». Il fallait que tout ici fût parfait. 

Toutefois, s’il desserre l’étau de la forme, le poème en prose ne pose pas moins de difficultés esthétiques. Il est franchissement en même temps qu’affranchissement. Il franchit la frontière entre poésie (en tant que composition soumise aux règles strictes de la prosodie) et prose. Il s’affranchit des lois du rythme et de la rime dans l’espoir de s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme. Il introduit dans l’écriture une nouvelle exigence formelle qui s’enracine dans le dépassement de la prosodie classique. Avec le poème en prose, c’est la nature de l’exigence qui change, ce qui ne va pas sans danger. Mais la question, toujours la même, demeure : comment dire ?

Dans le Salon de 1859, Baudelaire exprime une crainte à propos de la « fantaisie » (Sainte-Beuve avait désigné sous ce nom Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand) : elle est, écrit-il, « d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman (…) dangereuse comme toute liberté absolue ». 

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Baudelaire présente Le Spleen de Paris comme le pendant des Fleurs du Mal. Voici encore le poète nu devant la matière du poème, mais contraint désormais de se penser dans un nouveau rapport au monde. Au risque – comment dire – d’une dangereuse liberté ?

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Source : Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, petits poëmes en prose, in Œuvres complètes tome I, Bibliothèque de la Pléiade, édition de Claude Pichois. 

1 février 2021

Dans « l’agilité de la lumière »

Construite sur les ruines d’un ancien oppidum, la Cité de Carcassonne, du temps de sa splendeur médiévale, en imposait au visiteur avec ses tours et les hautes murailles de son enceinte, encore unique à l’époque. L’auteur de la Chanson de la croisade albigeoise est visiblement impressionné par la forteresse lorsqu’il écrit : « La ville est imprenable (…) la ville est bien gardée ». 

Elle n’effraya pourtant pas les soudards conduits par le légat du pape Arnaud Amaury et Simon de Montfort. Nous sommes en 1209. C’est l’été. Devant l’avancée des croisés qui empruntent la vallée du Rhône pour pénétrer en Languedoc, Montpellier baisse pavillon sans combattre. Le 22 juillet, Béziers est saccagée et ses habitants massacrés. « Dans Carcassonne on fourbit les cuirasses », poursuit la Canso. On se bat le 3 août sur les berges de l’Aude. Les Français – comme Charlemagne avant eux – mettent le siège sous le rempart. La chaleur, le manque d’eau, ont bientôt raison de toute résistance. Trencavel paie au prix fort la fougue de sa jeunesse. Il meurt comme un gueux dans sa propre prison. « On sait que les corbeaux sont de mauvais présage ».

S’ensuit pour les populations locales une période de répression dirigée contre de prétendus hérétiques. L’Inquisition allait devenir sur les terres d’Occitanie une machine infernale au service d’une guerre idéologique. A Carcassonne, on enchaîne, on torture, on brûle. La terreur règne alors partout dans le pays. Elle laissera des traces indélébiles dans la mémoire collective. La philosophe Simone Weil, qui s’était intéressée à la spiritualité des cathares occitans, a pris la mesure de la blessure infligée aux hommes et femmes de ce temps : « Personne ne peut avoir l’espoir de ressusciter ce pays d’Oc. On l’a, par malheur, trop bien tué ». 

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Un tableau garde mémoire de ces années noires. Intitulé La délivrance des emmurés de Carcassonne et conservé au musée des Beaux-Arts de la ville, il a été réalisé en 1879 par Jean-Paul Laurens (1838-1921). Peintre d’origine toulousaine, cet artiste avait suivi ses études à l’école des Beaux-arts de Toulouse puis à Paris. Les historiens de l’art le classent parmi les peintres « pompiers ». Très célèbre en son temps, ami de Rodin, de Victor Hugo, de Puvis de Chavanne, il excella dans les compositions historiques et l’art décoratif ainsi qu’en témoignent les œuvres conservées dans les salles prestigieuses du Capitole de Toulouse.  

Jean-Paul Laurens (1838-1921) :
La délivrance des emmurés de Carcassonne
(musée des Beaux-Arts de Carcassonne)

La délivrance des emmurés présente en son angle supérieur gauche, au second plan, une architecture militaire qui rappelle sans équivoque la Cité de Carcassonne dans sa version restaurée par Viollet-le-Duc. Au premier plan est représenté Bernard Délicieux, un franciscain connu pour s’être opposé à l’Inquisition et avoir défendu des cathares. On le voit adresser un geste d’apaisement au peuple accablé par les sévices auxquels les soumet une Eglise romaine intolérante et résolue à imposer son dogme par tous les moyens. 

Sous le pinceau de Jean-Paul Laurens, la Cité est transfigurée en personnage du récit historique dont elle a été le témoin contristé. Dans le tableau, elle apparaît en surplomb. Elle domine la scène qui se déroule au pied du rempart, lequel veille sur le bras de l’Aude et la ville moderne en voie d’expansion depuis qu’en 1247, Saint-Louis a autorisé ici la construction d’une bastide. 

En détaillant le tableau, une question toutefois vient à l’esprit :  pourquoi Jean-Paul Laurens n’a-t-il pas consacré à la Cité la totalité de la partie supérieure de sa composition ? N’aurait-il pas ainsi exalté la toute-puissance de l’architecture, impressionnante par la masse compacte de sa structure ? Il l’aurait peinte dans sa majesté, telle que la découvrirent les croisés de 1209 et telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui encore aux hordes de touristes. 

Il faut croire que le peintre ne veut pas montrer cette forteresse-là. Peu lui chaut de mettre en scène une masse écrasante, froide et sans vie. Ce qui l’intéresse, c’est le regard du spectateur dont il cherche à modifier la portée. En le contenant dans l’espace délimité d’un cadre – comme un tableau dans le tableau – l’artiste parvient à rompre avec le caractère militaire et guerrier du monument dans le but de lui conférer une autre dimension. 

Mais alors, sur quel horizon ouvre cette fausse fenêtre percée dans le mur qui sert de toile de fond au tableau ? Tout se passe comme si, soudain, la forteresse apparaissait inaccessible, idéalisée dans sa forme remaniée qui n’a plus grand-chose à voir avec son état militaire antérieur. Revisitée par l’œil de l’artiste dont le geste créatif s’apparente à une forme de réappropriation, la cité féodale se transforme ici en cité idéale, silhouette romantique exaltant un passé d’autant plus glorieux qu’il fut vaincu, ainsi qu’en témoignent ces emmurés que quelques hommes s’apprêtent à délivrer en détruisant un mur de pierre sous la conduite d’un religieux rebelle à l’autorité de ses pairs. 

En perdant son statut de château fort au pied duquel jouèrent longtemps les enfants de la Trivalle armés d’épées en bois de fortune, la Cité, en cette fin de XIXe siècle marquée par les derniers feux du romantisme, participe du récit mythique qui transcende sa propre histoire et lui confère une dimension universelle. Elle devient par là même une source d’inspiration pour des générations d’artistes, qu’ils s’expriment par l’écriture, la peinture ou le cinéma.  

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L’histoire de la peinture occidentale nous enseigne que la cité – d’abord commerçante et bientôt industrieuse – grandit dans l’espace du tableau à proportion de son développement conduisant à l’avènement d’une société urbaine dominée par la bourgeoisie. La ville s’efface peu à peu de l’arrière-plan où elle symbolisait une Jérusalem imaginaire pour occuper toute la composition et accéder au statut de sujet. Dans son Art de peindre de 1760, le critique d’art Claude-Henri Watelet nomme « vue » le portrait d’un site réalisé d’après nature. C’est une époque où les « vues » de villes se multiplient dans la peinture. Des artistes comme Canaletto et Gabriel Bella à Venise ou Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet dans le Paris du XVIIIe siècle porteront le genre à un haut degré de perfection. 

La Cité de Carcassonne n’emprunte pas tout à fait le même chemin pour la raison que sa restauration par Viollet-le-Duc, opérée entre 1845 (pour la basilique Saint-Nazaire) et 1902 (pour l’achèvement des rénovations de l’enceinte extérieure), a pour conséquence de la figer dans une intemporalité. Contrairement aux villes dont l’architecture évolue au rythme de leur développement, le monument est fixé une fois pour toutes. Seule la lumière est susceptible d’introduire une variation dans son traitement pictural, ainsi que le montrera Claude Monet avec sa série des Cathédrales de Rouen

Au milieu du XIXe siècle, la forteresse carcassonnaise n’incarne déjà plus la résistance à l’oppresseur comme la considérait la Chanson de la croisade des Albigeois. Elle est désormais érigée au rang de « monument historique », mention qui apparaît pour la première fois en 1819 dans le budget du ministère de l’Intérieur tandis que la première liste officielle des bâtiments labellisés sera établie en 1840. Le 7 décembre 1997, son inscription au patrimoine mondial de l’Humanité parachève sa reconnaissance en tant que symbole d’une identité perdue dont le caractère universel s’affirme à travers des formes d’expressions artistiques ne posant aucune limite à leur inspiration. 

Dès 1982, avec ses tissages de cordes et de toiles de jute accrochés aux remparts, l’artiste catalan Josep Grau Garriga, bousculant les conventions, avait poussé le monument vers sa modernité artistique. C’est peu dire que cette « installation » fit débat dans le landernau local ! Un débat à la hauteur de l’attachement des Carcassonnais à « leur » Cité, fut-elle appelée quelques années plus tard à devenir propriété de l’humanité tout entière. 

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Un homme est à l’origine de la transformation spectaculaire de l’ancienne forteresse en « monument ». En 1835, Prosper Mérimée qui fut, sous d’autres identités, l’un des artisans de la révolution romantique, entreprend de publier ses Notes d’un voyage dans le midi de la France. L’auteur de la nouvelle dont s’inspira Bizet pour son opéra Carmen, maintes fois représenté au festival de la Cité, vient d’effectuer cette tournée au titre d’inspecteur général des monuments historiques, fonction qu’il occupe depuis 1834. La mission qui lui est confiée sous la monarchie de Juillet consiste à recenser « nos antiquités nationales » et provoquer un « nouvel examen » de leur intérêt archéologique à des fins patrimoniales. C’est à ce moment que la Cité de Carcassonne, comme tant d’autres sites, entre dans une nomenclature constitutive d’une mémoire collective. Si avec ses Notes, Prosper Mérimée espère « être de quelque utilité aux personnes qui visiteraient (ces) lieux », l’inventaire qu’il dresse ouvre grandes les portes à une réappropriation par le peuple de sa propre histoire. 

Depuis ce temps, l’attrait pour les « vieilles pierres » ne s’est jamais démenti. Il n’est que de constater le succès des journées du Patrimoine et la fréquentation exponentielle des hauts lieux historiques de l’Hexagone pour s’en persuader. Pourquoi les artistes auraient-ils échappé à ce phénomène de fascination ? 

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Si Prosper Mérimée avait déjà distingué « deux villes à Carcassonne », cent-cinquante ans plus tard, dans le texte du livre Carcassonne d’heureuse rencontre dont il partage la réalisation avec l’historien et collectionneur Henri Alaux, René Nelli tranche : « Tout le monde sait qu’il existe deux Carcassonne : la Cité et la ville-basse. L’une est dans la légende, l’autre dans le département de l’Aude ». Prosper Mérimée délaisse « la ville moderne (qui) ne présente rien de remarquable » pour se concentrer sur l’intérêt archéologique de la Cité aussi nommée « vieille ville ». Mais l’inspecteur s’arrête là. Seule l’occupe la description méticuleuse de ce qu’il voit. Il veut être « la cause que la vérité se découvre ». René Nelli écrit et réfléchit en poète. Derrière les épaisses murailles, les échauguettes et autres meurtrières, c’est le langage secret des pierres qui l’attire. Les murs, c’est bien connu, ont des oreilles. Pourquoi resterions-nous sourds à ce qu’ils nous racontent ?

« Tout le monde sait qu’il existe deux Carcassonne : la Cité et la ville-basse. L’une est dans la légende, l’autre dans le département de l’Aude »
René Nelli, in Carcassonne d’heureuse rencontre.

Au mitan du XIXe siècle, Prosper Mérimée forge la notion de monument historique. A Carcassonne, profitant de cette dynamique, l’archéologue Jean-Pierre Cros-Mayrevieille entreprend de sauver ce qu’il peut de la forteresse ruinée. Il ouvre la voie à la restauration qu’entreprendra bientôt l’architecte Viollet-le-Duc. Sans doute est-il plus juste de parler en l’occurrence de transformation que de restauration. Car Viollet-le-Duc ne se limite pas à une restitution du monument dans son état originel supposé. Il réinterprète l’architecture pour lui conférer un tout autre statut. La Cité telle que la connaîtra le XXe siècle est donc plus qu’un monument en tant que reconstitution fidèle d’un passé glorieux. C’est devenu un décor dont l’envers caricatural sera la carte-postale. Restons-en donc au décor. Et qu’advienne le rêve…

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L’exposition Carcassonne, ville d’art et d’artistes montre le puissant attrait exercé par la Cité sur des peintres et sculpteurs qui ont trouvé dans leur environnement quotidien les sources de leur inspiration.

André Blondel est arrivé à Carcassonne dans de sombres circonstances. Shaye Blonder de son vrai nom était un juif d’origine polonaise. Formé à l’académie des Beaux-Arts de Cracovie, il poursuivit sa formation à Paris grâce à une bourse obtenue en 1937. Pour les raisons qu’on imagine, il ne reverra jamais son pays natal. Quand la guerre éclate en 1939, il s’engage dans l’armée polonaise de France. Démobilisé en juin 1940 à Toulouse, il se cache dans un premier temps à Aix-en-Provence grâce au soutien des premiers réseaux de résistance. Et lorsqu’en novembre 1942, l’armée allemande envahit la zone sud, Shaye Blonder trouve refuge dans la Montagne Noire où il prend le nom d’André Blondel après avoir épousé Louise Bonfils.

En 1943, il s’installe à Carcassonne où il demeurera jusqu’en 1948, non sans effectuer quelques escapades du côté de Sète et du Roussillon. Le peintre qui se lia d’amitié à Paris avec Pinchus Krémègne et Chaïm Soutine, fréquente la chambre du poète Joë Bousquet.  Dans ses toiles carcassonnaises, il donne libre cours à son style vif, hérité de l’avant-garde des années 30 et de l’école de Cracovie. On lui doit des toiles représentant entre autres les boulevards de la ville-basse, les rives du Canal du Midi et la Cité. Il est également l’auteur de portraits de Joë Bousquet. 

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« Il faisait clair ce matin sur la Cité. Les corneilles volaient haut sur les pignons d’ardoise et leurs cris semblaient traverser l’espace avec l’agilité de la lumière, tant l’air était pur. Tout avait l’éclat du cristal, sa netteté ; mais aussi sa transparence. Là-bas, vers le Sud, les Pyrénées élevaient leurs crêtes vives, rendues si proches qu’on voyait étinceler la neige rose dans le matin. Les terres d’Aude vibraient d’un étrange frémissement dans le paysage irréel (…) Et je songeais à l’étonnement enfantin de la terre, à cette puissance miraculeuse d’oubli, qui sans cesse introduit l’espérance au cœur des êtres, à cette surprise qui fait revivre (…) la fable de l’éden ». 

Ainsi parle Jean Ballard en 1943. Le directeur des Cahiers du Sud signe sous le titre Soirée languedocienne, entretiens dans la Cité, le texte qui clôt le numéro spécial de la revue consacré au Génie d’Oc dont il a confié la direction à Joë Bousquet. Le « colloque » dont il sera question dans ces pages s’était déroulé chez Pierre et Maria Sire, au cœur même de la Cité qui se trouvait soudain à l’épicentre d’une vie intellectuelle dont on mesure sans peine l’intensité. 

Combien – peintres, poètes, philosophes, hommes et femmes de lettres, cinéastes – furent éblouis par « les crêtes vives » des Pyrénées, « la neige rose », combien ressentirent jusque dans les profondeurs de leur corps « l’étrange frémissement » d’un « paysage irréel », combien furent sensibles à « l’étonnement enfantin de la terre » ? Et aujourd’hui encore, combien d’anonymes cherchent à retrouver dans leur palette ou les mots de leurs poèmes « cette puissance miraculeuse d’oubli qui introduit l’espérance au cœur des êtres » ? 

Le voilà, le génie du lieu, pour le dire avec Michel Butor, tel que l’a exprimé le poète François-Paul Alibert qui voyait en la Cité une nouvelle Acropole. « Ce n’est pas la mort que j’ai rencontrée sur cette Terre d’Aude » écrivait-il, « c’est une aspiration perpétuelle, inconsciente ou réfléchie, vers la vie, vers l’action et vers l’être ». On ne saurait mieux formuler ce « vœu de vivre » que l’artiste cherche à exprimer à travers sa vision ontologique du monde, entre « l’éclat du cristal » et « l’agilité de la lumière ». 

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La version originale de ce texte a été publié dans le catalogue de l’exposition Carcassonne, ville d’art et d’artistes présentée du 29 novembre 2019 au 5 avril 2020 au musée des Beaux-arts de la ville de Carcassonne.

Sources : La chanson de la croisade albigeoise, adaptation de Henri Gougaud, Le livre de Poche ; Simone Weil, En quoi consiste l’inspiration occitanienne, in Le génie d’Oc et l’homme méditerranéen, Cahiers du Sud, 1943 ; Prosper Mérimée, Notes d’un voyage dans le midi de la France, 1935, Hachette-BNF ; René Nelli et Henri Alaux, Carcassonne d’heureuse rencontre, Edisud, 1980 ; François-Paul Albert, Terre d’Aude, coédition Atlantica et Garae-Hésiode, 2001.