Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. Exposition photographique Jaume Saïs. 14 h 40.
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La photographie : « cette rencontre si mémorable du Temps et du Beau ». Là est sa magie. Son mystère.
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Pour percevoir un paysage, nous devrions nous arrêter devant, ce que nous faisons rarement dans le monde pressé. Le photographe le fait pour nous.
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Il rampe, s’accroupit sur le rebord d’une rive, dans un sous-bois, tous lieux qu’il affectionne. Il lui a fallu parfois accomplir plusieurs heures de marche patiente pour parvenir au lieu où son regard le guide. Dans quelque écart, le voici à l’affût, hésitant, retenant son souffle, immobile, comme statufié, en attente du geste ultime. Le grand déclenchement.
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« bientôt les yeux n’auront plus besoin des mains »
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L’instant ne laisse pas de trace. Il est comme des mots qui s’envolent, oiseaux affamés d’horizon, d’air pur, de liberté.
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Lors de chacune de ses sorties photo, Jaume Saïs glane du temps et du beau. Il cueille sans l’abîmer ce vivant si fragile et qui demande grâce au murmure des sources.
Dans ses photographies, quelque chose se donne à voir de magique. De mystérieux. Comme une image tairait son nom. C’est du temps en allé. Hors du temps.
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Texte écrit pour l’exposition des photographies de Jaume Saïs, « Rendez-vous avec le bruissant », à l’espace des arts du Boulou (Pyrénées-Orientales ; 8 mars-29 avril 2023).
Sources : Denis Roche, La montée des circonstances, éditions Delpire ; Paul Eluard, citation extraite de Jongleur, poème recueilli dans Les nécessités de la vie, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de La Pléiade).
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Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. Exposition photographique Jaume Saïs. 14 h 38.Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. Exposition photographique Jaume Saïs. 14 h 39.Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. Jaume Saïs. 14 h 43.Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. 14 h 53.
La sextine – ce « cristal du Trobar » selon Jacques Roubaud – est une forme poétique complexe, apparue au Moyen Age. Elle a été trouvée par le troubadour Arnaut Daniel. Lo ferm voler q’el cor m’intra est un exemple de canso construite selon cette forme complexe.
Cette canso se compose de six strophes de six vers chacun dont le premier et le dernier (1-6) sont des octosyllabes et les quatre autres centraux (2-3-4-5) des décasyllabes. Cela donne une première suite qui pourrait numériquement se formuler ainsi (premier chiffre = numéro du vers / second chiffre = nombre de pieds) : 1/8 – 2/10 – 3/10 – 4/10 – 5/10 – 6/8.
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Les rimes des six vers de la première strophe sont constituées par six mots repris dans les strophes suivantes dans un ordre chaque fois différent. La suite qu’Arnaut Daniel adopte dans Lo ferm voler q’el cor m’intra est ainsi constituée (en chiffres romains le numéro de la strophe ; en chiffres arabes la numérotation des mots-rimes) :
I – 1, 2, 3, 4, 5, 6
II – 6, 1, 5, 2, 4, 3
III – 3, 6, 4, 1, 2, 5
IV – 5, 3, 2, 6, 1, 4
V – 4, 5, 1, 3, 6, 2
VI – 2, 4, 6, 5, 3, 1
Ces suites obéissent à une rythmique particulière : les mots-rimes des premier et dernier vers de la strophe sont les deux premiers de la strophe suivante, les cinquième et second mots-rimes deviennent les troisième et quatrième et, enfin, les troisième et quatrième deviennent les cinquième et sixième.
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Voyons maintenant l’alternance des rimes. Pour la première strophe, la suite est symétrique, offrant un effet de miroir parfait : a-b-c-c-b-a.
Suivent :
II – a, a, b, b, c, c
III – c, a, c, a, b, b
IV – b, c, b, a, a, c
V – c, b, a, c, a, b
VI – b, c, a, b, c, a
La suite b-c-a est reprise à l’envoi constitué de trois décasyllabes se terminant par les rimes originelles réunies (bb-cc-aa) en une sorte de gigantesque bouquet final.
Voici maintenant la même présentation avec les mots de la chanson. Les six mots-rimes sont (dans l’ordre de la première strophe) :
I – intra (a), ongla (b), arma (c), verga (c), oncle (b), cambra (a)
II – cambra (a), intra (a), oncle (b), ongla (b), verga (c), arma (c)
III – arma (c), cambra (a), verga (c), intra (a), ongla (b), oncle (b)
IV – oncle (b), arma (c), ongla (b), cambra (a), intra (a), verga (c)
V – verga (c) oncle (b), intra (a), arma (c), cambra (a), ongla (b)
VI – ongla (b), verga (c), cambra (a), oncle (b), arma (c), intra (a)
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Arnaut Daniel
Manuscrit médiéval source : Bibliothèque nationale de France
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Quel est le rendu poétique de ce système complexe ? Voici le texte intégral de la canso Lo ferm voler q’el cor m’intra de Maître Arnaut Daniel, le troubadour auquel Dante rend hommage, en langue occitane, au chant XXVI du Purgatoire de sa Divine Comédie en des termes sans ambiguïté et qui le consacrent comme le père spirituel des poètes du Dolce Stil Nuovo.
Le texte
Lo ferm voler q’el cor m’intra no-m pot jes becs escoissendre ni ongla de lausengier qui pert per maldir s’arma e car non l’aus batr’ab ram ni ab verga sivals a frau lai on non aurai oncle jauzirai joi en vergier o dinz cambra.
Qan mi soven de la cambra on a mon dan sai que nuills hom non intra anz me son tuich plus que fraire ni oncle non ai membre no-m fremisca neis l’ongla aissi cum fai l’enfas denant la verga tal paor ai no-l sia trop de l’arma
Del cor li fos non de l’arma e cossentis m’a celat dinz sa cambra que plus mi nafra-l cor que colps de verga car lo sieus sers lai on ill es non intra totz temps serai ab lieis cum carns et ongla e non creirai chastic d’amic ni d’oncle.
Anc la seror de mon oncle non amei plus ni tant per aquest’arma c’aitant vezis cum es lo detz de l’ongla s’a liei plagues volgr’esser de sa cambra de mi pot far l’amors q’inz el cor m’intra mieills a son vol c’om fortz de frevol verga.
Pois flori la seca verga ni d’En Adam mogron nebot ni oncle tan fin amors cum cella q’el cor m’intra non cuig fos anc en cors ni neis en arma on qu’ill estai fors en plaz’ o dins cambra mos cors no-is part de lieis tan cum ten l’ongla.
C’aissi s’enpren e s’enongla mos cors en lei cum l’escross’en la verga qu’ill m’es de joi tors e palaitz e cambra e non am tan fraire paren ni oncle q’en paradis n’aura doble joi m’arma si ja nuills hom per ben amar lai intra.
Arnaut tramet sa chansson d’ongl’e d’oncle a grat de lieis que de sa verg’ a l’arma, son Desirat cui pretz en cambra intra.
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La traduction de Jacques Roubaud
La ferme volonté qui au cœur m’entre / ne peut ni langue la briser ni ongle / de médisant qui perd à mal dire son âme / n’osant le battre de rameau ou de verge / en fraude seulement où je n’ai nul oncle / je jouirai de ma joie en verger ou chambre
Quand je me souviens de la chambre / où pour mon mal je sais que nul homme n’entre / mais tous me sont pires que frère ou qu’oncle / tremblent tous les membres jusqu’à l’ongle / ainsi que fait l’enfant devant la verge / tant j’ai peur de n’être assez sien dans mon âme
Ah que je sois sien dans le corps non l’âme / et qu’elle m’accueille en secret dans sa chambre / plus me blesse le coeur que coup de verge / d’être son serf qui là où elle est n’entre / toujours je serai près d’elle comme chair et ongle / n’écoutant aucun reproche d’ami ni d’oncle
Jamais la sœur de mon oncle / je n’aimerai tant ou plus par mon âme / aussi proche qu’est le doigt de l’ongle / s’il lui plaisait je voudrais être dans sa chambre / il peut faire de moi l’amour qui dans mon coeur entre / à son gré comme homme fort de faible verge
Depuis qu’a fleuri la sèche verge / que du seigneur Adam est descendu nain ou oncle / en amour comme celui qui dans mon coeur entre / je ne crois pas qu’il en fut dans un corps ni dans une âme / où qu’elle soit sur la place ou dans la chambre / on coeur sera moins loin que l’épaisseur d’un ongle
Qu’ainsi s’enracine revienne ongle / mon coeur en elle comme écorce en la verge / elle m’est de joie tour et palais et chambre / je n’aime tant frère parent ni oncle / en paradis aura double joie mon âme / si jamais homme d’avoir aimé y entre
Arnault finit sa chanson d’ongle et d’oncle / pour plaire à celle dont la verge est l’âme / son Desirat son prix entre sa chambre
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Sources : Jacques Roubaud, Anthologie des Troubadours, Seghers, 1971. Du même, La fleur inverse, Les Belles Lettres, 2009.
Trois minutes & trente-et-une secondes captées le 28 août 1963, jour de la marche pour l’emploi & la liberté (ou marche pour les droits civiques) qui réunit plus de 200 000 personnes sur l’esplanade du Lincoln Memorial à Washington. L’initiative de cette manifestation revient au syndicaliste noir Asa Philip Randolph, bientôt rejoint par les leaders d’organisations engagées dans le soutien au président John Fitzgerald Kennedy après son discours du 11 juin de la même année contre la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine des personnes, prélude au Civil Rights Act voté par le congrès des Etats-Unis le 3 juillet 1964.
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Le troisième album de Bob Dylan sorti le 13 janvier 1964 et dans lequel figure le titre Only a pawn on their game
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Le 28 août 1963 à Washington, Joan Baez et Bob Dylan participent au rassemblement. Dylan qui vient de triompher au festival folk de Newport, est déjà connu comme l’auteur de Blowin’ in the wind devenu un hymne pour toute une génération militante. C’est le trio Peter, Paul & Mary qui, ce jour-là, interprète la chanson déjà inscrite à leur répertoire. Dylan, donc, chante autre chose. En l’occurrence, une chanson qui colle à la circonstance. Only a pawn on their game est un titre tout chaud sorti de sa guitare. Il vient de l’enregistrer les 6 et 7 août 1963 au Studio A de New York. Il figurera sur l’album The time’s they are a changin’ du 13 janvier 1964. Comme il le fait souvent dans cette période qui lui vaudra l’étiquette de protest singer, Dylan s’inspire de l’actualité et de sa lecture des journaux pour écrire son texte. Le point de départ est un fait réel. La chanson raconte l’assassinat de Medgar Evers, membre actif de la lutte pour les droits civiques, responsable pour le Mississippi de l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur (NAACP). Le crime raciste a eu lieu le 12 juin 1963 à Jackson. Il a été commis par un « pauvre blanc » qui, aux yeux de Dylan, n’est qu’un « pion dans le jeu » des politiciens, shérifs, soldats & gouverneurs.
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Ce que Dylan veut montrer dans cette chanson, c’est que le racisme dans son pays n’est pas le fait de personnes isolées ou simplement détraquées. C’est un racisme systémique, inscrit dans l’ADN d’une société américaine gangrenée. Le Ku Klux Klan, montré du doigt dans le texte, témoigne de ce racisme organisé.
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« Dans son école on apprend (au pauvre blanc) Depuis le début et dans les règles Que les lois sont avec lui Pour protéger sa peau blanche Qu’il faut garder beaucoup de haine Alors il ne doute jamais Du moule qu’on lui a coulé… »
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Le président Kennedy est assassiné le 22 novembre 1963 à Dallas. « It was a dark day in Dallas, Novembre ’63 / A day that will live on in infamy… » (C’était un jour sombre à Dallas, en Novembre 63 / Un jour qui restera marqué dans l’Histoire comme une infamie…) chante Dylan dans Murder Most Foul, longue ballade de dix-sept minutes sortie sur les réseaux pendant le premier confinement du Covid-19 au printemps 2020 puis gravée sur l’album Rough and Rowdy Ways sorti le 19 juin de la même année.
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Martin Luther King qui, le 28 août 1963, avait prononcé à Washington son fameux discours I have a dream, est assassiné le 4 avril 1968 au balcon de l’hôtel Lorraine à Memphis, Tennessee. Il était venu soutenir une grève des éboueurs noirs de cette ville.
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George Floyd est assassiné le 25 mai 2020, victime d’une violence policière raciste commise à Minneapolis, Minnesota, état d’où Bob Dylan est originaire (né à Duluth le 24 mai 1941).
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De plus en plus exaspéré par l’image de porte-parole de la gauche et d’une jeunesse en révolte que vient de lui coller le National Guardian dans un article du 22 août 1963 qui l’a beaucoup énervé, Dylan élimine définitivement Only a pawn on their game de son répertoire dès octobre 1964. Il n’est plus très loin le temps où l’électrique et les grandes ballades rimbaldiennes supplanteront la chanson d’actualité dans l’imaginaire dylanien.
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Militante des droits civiques dans l’Amérique des années soixante &, plus largement, des droits de l’homme dans le monde , Joan Baez interprète le même jour à Washington sa chanson We shall overcome, « la Marseillaise des droits civiques » selon Robert Shelton, biographe de Dylan. Et de fait, la chanson est reprise en chœur par le public en signe d’espoir.
« Nous vaincrons, Nous vaincrons, Nous vaincrons un jour… »
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Sources : Philippe Margotin & Jean-Michel Guesdon, Bob Dylan la totale (les 492 chansons expliquées), éditions Chêne/EPA. Robert Shelton, Bob Dylan sa vie et sa musique, Albin Michel Rock & Folk, 1987.Le site de traductions de François Guillez pour les paroles de Murder Most Foul.
C’est l’histoire d’une amitié poétique qui commence par un voyage en voiture. Ils s’étaient déjà croisés à plusieurs reprises dans le Paris des arts et des lettres, mais leur véritable amitié commence lorsqu’ils quittent la capitale dans la direction de Deauville après avoir reçu du rédacteur en chef de Comœdia la mission d’y « couvrir » pour le journal la saison estivale.
Journaliste, écrivain mais surtout caricaturiste, André Rouveyre est issu d’une famille aisée et a consolidé sa fortune dans le mariage. Tout le contraire d’Apollinaire qui mène depuis l’enfance une vie d’expédients, toujours en quête d’une sécurité matérielle qui file entre ses doigts.
Le 24 juillet 1914, les deux jeunes hommes partent donc à bord de la Renault de Rouveyre. La situation internationale est de plus en plus tendue. La logique de guerre est enclenchée. L’archiduc d’Autriche François Ferdinand a été assassiné à Sarajevo le 28 juin. Dans quelques jours, au café du Croissant, rue Montmartre, Jean Jaurès tombera à son tour sous les balles.
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Guillaume Apollinaire et André Rouveyre filmés le 1er août 1914
(capture d’écran – source YouTube)
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Dans la nuit du 1er août, Guillaume Apollinaire et André Rouveyre décident de rentrer à Paris. La mobilisation générale peut être décrétée d’un moment à l’autre. Ce n’est plus qu’une question d’heures. La Renault fait des siennes. Trois crevaisons ralentissent le voyage. Apollinaire est aux aguets. Il voit autour de lui le monde qui s’effondre. Celui-là même dont il avait contribué à saper les fondations dans son poème Zone et son fulgurant premier vers aux accents de manifeste : « A la fin tu es las de ce monde ancien… »
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Ce sentiment que le monde est en train de basculer, Guillaume Apollinaire l’exprime dans le poème La petite auto qui ouvre la section Etendards des Calligrammes. « Le 31 du mois d’Août 1914 / Je partis de Deauville un peu avant minuit / Dans la petite auto de Rouveyre », renseigne le texte. Mais surtout, ceci : « Nous dîmes adieu à toute une époque / Des géants furieux se dressaient sur l’Europe ».
Le poète se voit comme avalé par les événements : « Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient / Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient ». Nul n’échappe à la marche infernale du monde. Apollinaire y prendra toute sa part. Le poème se poursuit. Il est illustré d’une strophe en calligramme qui figure la tête d’un chien : « Je n’oublierai jamais le voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot »…
Ils arrivent à Paris le 2 août « au moment où l’on affichait la mobilisation ». Et ceci : « Nous comprîmes mon camarade et moi / Que la petite auto nous avait conduits dans une époque Nouvelle / Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs / Nous venions cependant de naître ». Voici le poème.
La petite auto
Le 31 du mois d’Août 1914 Je partis de Deauville un peu avant minuit Dans la petite auto de Rouveyre
Avec son chauffeur nous étions trois
Nous dîmes adieu à toute une époque Des géants furieux se dressaient sur l’Europe Les aigles quittaient leur aire attendant le soleil Les poissons voraces montaient des abîmes Les peuples accourraient pour se connaître à fond Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures
Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient Avec les forêts les villages heureux de Belgique Francorchamps avec l’Eau Rouge des pouhons Région par où se font toujours les invasions Artères ferroviaires où ceux qui s’en allaient mourir Saluaient encore une fois la vie colorée Océans profonds où remuaient les monstres Dans les villes carcasses naufragées Hauteurs inimaginables où l’homme combat Plus haut que l’aigle ne plane L’homme y combat contre l’homme Et descend tout à coup comme une étoile filante Je sentais en moi des êtres neufs pleins de dextérité Bâtir et aussi agencer un univers nouveau Un marchand d’une opulence inouïe et d’une taille prodigieuse Disposait d’un étalage extraordinaire Et des bergers gigantesques menaient De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route
Je n’oublierai jamais ce voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot O départ sombre où mouraient nos trois phares O nuit tendre d’avant la guerre O villages où se taille la haine Maréchaux-ferrants rappelés Entre minuit et une heure du matin Vers Lisieux la très bleue ou bien Versailles d’or et 3 fois nous nous arrêtâmes pour changer un pneu qui avait éclaté
Et quand après avoir passé l’après-midi Par Fontainebleau Nous arrivâmes à Paris Au moment où l’on affichait la mobilisation Nous comprîmes mon camarade et moi Que la petite auto nous avait conduits dans une époque Nouvelle Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs Nous venions cependant de naître
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Le 6 avril 1915, Guillaume Apollinaire qui a enfin réussi à se faire incorporer dans l’artillerie avec l’espoir d’obtenir la nationalité française, quitte son casernement de Nîmes pour rejoindre le front. Déçu par sa liaison avec Louise de Coligny-Châtillon – Lou dans les lettres et poèmes -, il s’est porté volontaire pour partir le plus vite possible. Le 6 avril, il est à Beaumont-sur-Vesle, en Champagne.
Le lendemain, 7 avril, il écrit à Rouveyre un poème épistolaire, le premier d’une longue série qui s’étendra, avec plus ou moins de régularité selon les périodes et les événements, jusqu’en 1918. Les poèmes sont surtout le fait d’Apollinaire, Rouveyre écrivant plutôt des lettres en prose.
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Tout de suite, le paysage change. Le ton aussi des lettres envoyées précédemment de Nîmes. « N’a un pinson dans la forêt / Il chante des choses si belles / Que cette voix l’écouterait / La cruelle entre les cruelles / Gracieuse comme un furet… ». Mais de quelle nature est ce chant qui se fait entendre ? « Ça siffle loin, ça siffle près… », dit le troisième vers de ce poème écrit en forme de chanson populaire. On peut entendre ce sifflement comme celui d’un oiseau symbolisant le rêve d’un monde enchanteur qui s’efface et/ou comme celui des balles et des obus qui fauchent des vies sur leur passage, les deux lectures se mêlant dans le flou des premières impressions de guerre.
Ce poème du 7 avril est celui des ambivalences. Un glissement se produit à l’intérieur du texte. La guerre est là, à portée de main, mais pas encore véritablement présente. Les mots en témoignent qui, par leur double-sens, disent la montée en puissance du fait de guerre – le feu – dans le lexique poétique. Pinson-sifflement des balles qui pincent. Et cet oiseau qui, dans le poème, dit cui-cui tandis que la marmite s’est tue qui a nourri ses hommes, lesquels rêvent de victoire. Comment lire a posteriori ce cui-cui sinon comme l’expression ironique de la fatalité qui s’exprime à chaque refrain : « Ça siffle loin ça siffle près / Et de toute manière »…
Marmite, caisson, artillerie : le vocabulaire militaire fait irruption dans les poèmes. Il nourrira les textes futurs, nombreux, envoyés à Rouveyre ou à Lou ou encore à Madeleine. Dans les deux vers qui suivent, Apollinaire joue sur le double-sens (académique et argotique) du mot marmite qui désigne à la fois le récipient dans lequel est préparée la nourriture du soldat et les obus qui explosent par milliers, dans un bruit assourdissant, sur le champ de bataille. « Et pour nourrir l’artillerie / La marmite bout gentiment… » Voici le poème :
N’a un pinson dans la forêt Il chante des choses si belles Que cette voix l’écouterait La cruelle entre les cruelles Gracieuse comme un furet
Mon cher André Rouveyre Quoi que tu dis quoi que tu fais Ça siffle loin, ça siffle près Et de toute manière
Mais n’écoute pas le pinson La si gracieuse marmite Dont de très loin j’entends le son Mais qui s’en vient presque aussi vite L’était si bien dans son caisson Mon cher André Rouveyre Quoi que tu dis quoi que tu fais Ça siffle loin, ça siffle près Et de toute manière
Toi, marmite de campement T’as pas tant de coquetterie Le pinson chante doucement Et pour nourrir l’artillerie La marmitte bout gentiment Mon cher André Rouveyre Quoi que tu dis quoi que tu fais Ça siffle loin, ça siffle près Et de toute manière
Et dans la forêt c’est la nuit La nuit profonde la nuit noire Les marmites ont tu leur bruit Et nous rêvons à la victoire Tandis que l’oiseau dit cui-cui Mon cher André Rouveyre Quoi que tu dis quoi que tu fais Ça siffle loin, ça siffle près Et de toute manière
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Sur le chemin du retour de leur périple estival, entre Deauville et Paris, Apollinaire et Rouveyre ont vu le monde basculer sous leurs yeux. Le monde ancien tel que Marcel Proust, pressentant sa fin, était en train de le peindre dans sa Recherche, jetait ses derniers feux. Tandis qu’un autre s’allumait à quelques dizaines de kilomètres de là. Une ligne de front et de feu sur lequel viendront se heurter et mourir dix millions d’hommes. Dix millions. Dont Apollinaire, poète moderne, si affaibli par sa blessure à la tête qu’il ne put opposer de résistance à la grippe espagnole qui l’emporta le 9 novembre 1918 à cinq heures du soir. Dans les rues de Paris, la foule s’agitait aux cris de « A mort Guillaume… ». Le Kaiser venait d’abdiquer.
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Sources : Le poème La petite auto est repris dans la section Etendards des Calligrammes, Œuvres Poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. Les poèmes à André Rouveyre, dont N’a un pinson la forêt… sont à lire dans Apollinaire, Correspondance avec les artistes 1903-1918, édition établie par Laurence Campa et Peter Read (Gallimard, 2009).