Catégorie : Anthologie

Un virtuose

Jacques Roubaud lui réserve une place de choix dans son anthologie du sonnet Soleil du soleil. Marc de Papillon de Lasphrise (1555-1599) passe pour avoir été huguenot vaillant à l’épée. On le dit ardent en amour. Sa poésie en témoigne. Il fut habile dans l’art de rimer.

Ce que l’oulipien Jacques Roubaud aime chez Papillon de Lasphrise, c’est son aisance dans la composition sous contrainte ainsi qu’un rapport très libre – et très singulier – à la langue dont il fait un terrain de jeux formels pour donner cours à ses fantaisies.

Papillon de Lasphrise est l’inventeur d’un « langage enfançon » devenu un classique  de la poésie érotique (« Hé mé mé, bine moy, bine moy, ma pouponne… »). Il a aussi composé des sonnets en « langue inconnue » (« Cerdis Zerom deronty toulpinye ») ou « sourdadant » (« Accipant du Marpaut la Galiere pourrie »).

Libertin, Marc de Papillon de Lasphrise n’avait cure des conventions, pas plus en amour qu’en poésie. L’essentiel de son œuvre tient dans Les Amours de Théophile composés pour une religieuse bénédictine qu’il tenta en vain de dissuader de prononcer ses vœux. Il est également l’auteur inspiré de L’Amour passionnée de Noémie à l’adresse d’une cousine tourangelle. 

Le voici dans l’exercice virtuose des vers fraternisés, un genre où chaque terminaison de vers devient l’incipit du suivant. Le résultat est un jeu musical où la forme classique du sonnet demeure scrupuleusement respectée. Les deux quatrains et les deux tercets sont bien là. De même la succession des rimes : abba / abba / ccd / eed.

Falloit-il que le ciel me rendist amoureux

Falloit-il que le ciel me rendist amoureux,
Amoureux jouissant d’une beauté craintive,
Craintive à recevoir la douceur excessive,
Excessive au plaisir qui rend l’amant heureux !

Heureux si nous avions quelques paisibles lieux,
Lieux où plus seurement l’amy fidelle arrive,
Arrive sans soupçon de quelque ame attentive, 
Attentive à vouloir nous surprendre tous deux !

Deux beaux amants d’accord qui s’en meurent d’envie,
D’envie leur amour sera tantost finie ;
Finie est la douceur que l’on ne peut plus voir,

Voir, entendre, sentir, parler, toucher encore ;
Encore croy-je bien que je ne suis plus ore,
Ore que ma moitié est loin de mon pouvoir. 

Les quatre saisons de Scudéry

Georges de Scudéry (1601 – 1667) fut un écrivain prolixe. Son immense production de poète et dramaturge lui a valu le surnom de matamore des lettres. Agacé par la concurrence de Corneille, il trempe le sabre dans l’encre pour rédiger ses Observations sur le Cid qui déclenchent une querelle mémorable, de celles dont raffole le monde des lettres. 

Georges est le frère de la précieuse Madeleine de Scudéry. Tantôt Madeleine écrit sous le nom de Georges, parfois ils écrivent à quatre mains. Tel fut semble-t-il le cas pour la rédaction du Grand Cyrus publié entre 1649 et 1653 et qui, fort de ses dix volumes, demeure à ce jour encore le plus long roman de la littérature française. A noter que Madeleine, seule à l’ouvrage cette fois, égalera ce respectable record quelques années plus tard avec Clélie. 

 Georges de Scudéry s’est montré un adepte aguerri du sonnet. Ils sont au nombre de cent-un dans ses Poésies diverses publiées à Paris, chez Augustin Courbe, en 1649 et dédiées au duc de Richelieu. 

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Tout le Ciel font en eau…

paysage d’hiver – Pyrénées-Orientales
février 2021

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Les numéros 38, 39, 40 et 41 composent les quatre saisons de M. de Scudéry. Voici l’Hiver, dans sa graphie originale. 

L’air paraist tout obscur ;  la clarté diminuë ;
Les arbres sont tous nuds ; les ruisseaux tous glacez ;
Et les rochers affreux, sur leurs fronts herissez,
Reçoivent cet amas, qui tombe de la Nuë.

Tout le Ciel font en eau ; la gresle continuë ;
Des vents impetueux, les toits sont renversez ;
Et Neptune en fureur, aux Vaisseaux dispersez,
Fait sentir du Trident, la force trop connuë.

Un froid aspre et cuisant, a saisi tous les corps ;
Le Soleil contre luy, fait de foibles efforts ;
Et cet Astre blafard, n’a chaleur, ny lumière :

L’Univers desolé, n’a plus herbes ny fleurs ;
Mais on le doit revoir, dans sa beauté première,
Et l’orage eternel, ne se voit qu’en mes pleurs. 

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Sources : Georges de Scudéry, Poésies diverses, Paris 1649 (disponible en version numérisée sur Gallica). Bernard Delvaille, Mille et cent ans de poésie française, Bouquins Robert Laffont. 

16 octobre 2020

Une scène sublime

Dans leur correspondance abondante à cette époque, Balzac tient Eve Hanska informée de l’avancement d’Eugénie Grandet auquel le romancier consacre l’essentiel de son temps. Le 12 novembre 1833, il lui écrit : « Il y a une scène sublime (à mon avis et je suis payé pour l’avoir) dans Eugénie Grandet qui offre son trésor à son cousin… »

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Bureau de Balzac
Rue Raynouart, Paris
septembre 2013

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Voici la scène : 

« Cher cousin », dit Eugénie en laissant la lettre, et se sauvant à petits pas chez elle avec une des bougies allumées. Là ce ne fut pas sans une vive émotion de plaisir qu’elle ouvrit le tiroir d’un vieux meuble en chêne, l’un des plus beaux ouvrages de l’époque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, à demi effacée, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge à glands d’or, et bordée de cannetille usée, provenant de la succession de sa grand-mère.

Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut à vérifier le compte oublié de son petit pécule. Elle sépara d’abord vingt portugaises encore neuves, frappées sous le règne de Jean V, en 1725, valant réellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté desdites pièces qui reluisaient comme des soleils. Item, cinq génovines ou pièces de cent livres de Gênes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d’or. Elles lui venaient du vieux M. de La Bertellière. Item, trois quadruples d’or espagnols de Philippe V, frappés en 1729, donnés par Mme Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la même phrase : « Ce cher serin-là, ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres ! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor ». Item, ce que son père estimait le plus (l’or de ces pièces était à vingt-trois carats et une fraction), cent ducas de Hollande, fabriqués en l’an 1756, et valant près de treize francs. Item, une grande curiosité !… des espèces de médailles précieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de la Vierge, toutes d’or pur à vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids ; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment à manier l’or. Item, le napoléon de quarante francs reçu l’avant-veille, et qu’elle avait négligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trésor contenait des pièces neuves et vierges, de véritables morceaux d’art desquels le père Grandet s’informait parfois et qu’il voulait revoir, afin de détailler à sa fille les vertus intrinsèques, comme la beauté du cordon, la clarté du plat, la richesse des lettres dont les vives arêtes n’étaient pas encore rayées. Mais elle ne pensait ni à ses raretés, ni à la manie de son père, ni au danger qu’il y avait pour elle de se démunir d’un trésor si cher à son père ; non, elle songeait à son cousin, et parvint enfin à comprendre, après quelques fautes de calcul, qu’elle possédait environ cinq mille huit cents francs en valeurs réelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre près de deux mille écus. A la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains, comme un enfant forcé de perdre son trop plein de joie dans les naïfs mouvements du corps. Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune : lui, pour aller vendre son or ; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d’affection. Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. La misère secrète de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances ; puis, elle était forte de sa conscience, de son dévouement, de son bonheur. Au moment où elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d’une main la bougie, de l’autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resté béant de surprise. Eugénie s’avança, posa le flambeau sur la table et dit d’une voix émue : « Mon cousin, j’ai à vous demander pardon d’une faute grave que j’ai commise envers vous ; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez l’effacer.

Qu’est-ce donc ? dit Charles en se frottant les yeux.

J’ai lu ces deux lettres. Charles rougit. Comment cela s’est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais je suis tentée de ne pas trop me repentir d’avoir lu ces lettres, puisqu’elles m’ont fait connaître votre cœur, votre âme et…

Et quoi ? demanda Charles.

Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme…

Ma chère cousine…

Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d’une pauvre fille qui n’a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frère, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre sœur ». Eugénie, autant femme que jeune fille, n’avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet. « Eh bien, vous refuseriez ? » demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence. L’hésitation de son cousin l’humilia ; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou. « Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or ! dit-elle. Mon cousin, de grâce, une réponse ?… que je sache si vous m’honorez, si vous êtes généreux, si… » En entendant le cri d’un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu’il saisit afin de l’empêcher de s’agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table. « Eh bien, oui, n’est-ce pas ? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur ; un jour vous me le rendrez ; d’ailleurs, nous nous associerons ; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m’imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don ». Charles put enfin exprimer ses sentiments. 

[Voici la réponse « gracieuse » du cousin à laquelle Balzac fait allusion dans sa lettre à Mme Hanska.] 

« Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.

Que voulez-vous, dit-elle effrayée.

Ecoutez, ma chère cousine, j’ai là… »

Il s’interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d’un surtout de cuir. « Là, voyez-vous, une chose qui m’est aussi précieuse que la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l’or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire ; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilège ». Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. « Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge ». Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l’ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l’or un prix bien supérieur à celui de son poids. « Ce que vous admirez n’est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double-fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière ». Il tira deux portraits, deux chefs-d’œuvre de Mme de Mirbel, richement entourés de perles. « Oh ! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv… Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait ; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver ; mais détruisez-les, afin qu’après vous ils n’aillent pas en d’autres mains… » Eugénie se taisait. « Hé bien, oui, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il avec grâce. En entendant les mots qu’elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur ; il lui prit la main et la baisa.

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Sources : Balzac, Lettres à Madame Hanska, Bouquins, Laffont ; La Comédie Humaine, Bibliothèque de la Pléiade, pour le texte cité.

8 décembre 2020

Cote 146 (poèmes épistolaires)

Le 27 septembre 1914, Guillaume Apollinaire rencontre Louise de Coligny-Châtillon (Lou dans ses poèmes). Le 5 décembre, il est incorporé au 38e régiment d’Artillerie de Nîmes. Le 7 décembre, lors d’une visite qu’elle lui rend à Nîmes, Louise devient sa maîtresse. Le 15 décembre, revenue à Nice, Lou prend ses distances avec Apollinaire. Le 31 décembre, Apollinaire part en permission à Nice pour passer le Nouvel an avec Lou. Le 2 janvier 1915, dans le train qui le ramène à Nîmes, il rencontre Madeleine Pagès. Le 28 mars, Apollinaire et Lou se voient pour la dernière fois à Marseille. Sitôt rentré dans sa caserne, Apollinaire demande à être envoyé au front le plus vite possible. Le 4 avril, le poète rejoint en Champagne la 45ème batterie de son régiment. A partir du mois de septembre, il participe à la bataille de Champagne.

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Tout va très vite en temps de mort.

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Pendant cette période, Guillaume Apollinaire fait comme beaucoup de soldats quand ils bénéficient d’un répit : il écrit. Lui n’a pas de famille ni de fiancée officielle à qui raconter son quotidien. Apollinaire écrit des lettres d’amour aux femmes dont il est épris. A Lou, qu’il ne se résout pas à perdre et qui demeure présente dans son souvenir autant que dans son cœur. A Madeleine, repartie à Oran où elle enseigne au lycée de jeunes filles et qu’il ne désespère pas de séduire après leur coup de foudre ferroviaire.

Deux poèmes épistolaires pareillement titrés – Cote 146 – sont adressés à Lou et Madeleine.

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Madeleine votre nom comme une rose incertaine 
rose des vents ou du rosier

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Le poème à Madeleine raconte des faits de guerre, décrit l’environnement du champ de bataille, fournit des renseignements topographiques. Apollinaire entraîne Madeleine dans la toponymie du lieu. Le village de Perthes-les-Hurlus, à l’épicentre de la bataille, a été rasé par les bombardements. Ses habitants l’ont déserté dès les premiers jours de septembre 1914. Il n’a jamais été reconstruit. Il a été rayé de la carte en 1950.  La ferme de Beauséjour dont il est question dans le poème est l’un des sites où se sont concentrés les combats. La cote désigne une courbe de niveau sur une carte d’état-major. Il arrive qu’elle épouse une ligne de front.

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Dans leurs correspondances, les Poilus désignent les balles sous d’autres noms pour tromper la censure qui ne tolérait pas que l’on évoquât les réalités saumâtres du front. Les mouches sifflent aux oreilles des hommes. Dans ses textes – tous écrits postérieurement au conflit – Joë Bousquet parle d’abeilles sifflantes.  

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Le poème à Lou est une transfiguration. La guerre y apparaît en arrière-plan. Elle est le décor dans lequel s’exprime la nostalgie de l’amour qui s’éloigne (« le lointain et puissant projecteur de mon amour…»). Apollinaire n’a pas renoncé à Louise. Il possède un portrait d’elle que ses camarades convoitent par-dessus son épaule. Le poète vit dans une solitude spleenétique (Apollinaire écrit « splénétique »). L’amour le protège des horreurs qui l’assaillent. Pour combien de temps ?

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Si les deux poèmes traitent différemment de la guerre et de l’amour, certaines similitudes dans leur composition les rapprochent. A commencer par leur titre. Ont-ils été écrits dans la proximité d’un même lieu ?
Les femmes aimées y sont montrées en photo, comme il n’était pas rare que les soldats portent sur eux un portrait de leur femme ou de leur fiancée.
Enfin, dans chacun des textes, la guerre est musicale :

« Ouïs pleurer l’obus… » dans le poème à Madeleine et « Entends jouer cette musique » dans le poème à Lou. Chez Apollinaire, la guerre est souvent décrite par les sons qu’elle émet (« grave voix de la batterie…»). Avec Apollinaire, la poésie ne passe rien sous silence. Elle est partout et tout est poésie. Elle absorbe le monde pour en extraire le merveilleux, fût-il enfoui dans la boue des tranchées. 

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Cote 146 (Poèmes à Madeleine)

Plaines Désolation enfer des mouches Fusées le vert le blanc le rouge
Salves de 50 bombes dans les tranchées comme quand à quatre on fait claquer pour en faire sortir la poussière un grand tapis
Trous semblables à des cathédrales gothiques
Rumeur des mouches violentes
Lettres enfermées dans une boîte de cigares venue d’Oran
La corvée d’eau revient avec ses fûts
Et les blessés reviennent seuls par l’innombrable boyau aride
Embranchement du Decauville
Là-bas on joue à cache-cache
Nous jouons à colin-maillard
Beaux rêves
Madeleine ce qui n’est pas à l’amour est autant de perdu
Vos photos sur mon cœur
Et les mouches métalliques petits astres d’abord
A cheval à cheval à cheval à cheval 
O plaine partout des trous où végètent des hommes
O plaine où vont les boyaux comme les traces sur le bout des doigts aux monumentales pierres de Gavrinis
Madeleine votre nom comme une rose incertaine 
rose des vents ou du rosier
Les conducteurs s’en vont à l’abreuvoir à 7 km d’ici
Perthes Hurlus Beauséjour noms pâles et toi Ville sur Tourbe
Cimetières de soldats croix où le képi pleure
L’ombre est de chairs putréfiées les arbres si rares sont des morts restés debout
Ouïs pleurer l’obus qui passe sur ta tête

Cote 146 (Poèmes à Lou)

Plus de fleurs mais d’étranges signes
Gesticulant dans les nuits bleues
Dans une adoration suprême mon beau petit Lou que tout mon être pareil aux nuages bas de juillet s’incline devant ton souvenir
Il est là comme une tête de plâtre blanche éperdument auprès d’un anneau d’or
Dans le fond s’éloignent les vœux qui se retournent quelquefois
Entends jouer cette musique toujours pareille tout le jour
Ma solitude splénétique qu’éclaire seul le lointain
Et puissant projecteur de mon amour
J’entends la grave voix de la grosse artillerie boche
Devant moi dans la direction des boyaux
Il y a un cimetière où l’on a semé quarante-six mille soldats
Quelques semailles dont il faut sans peur attendre la moisson 
C’est devant ce site désolé s’il en fut
Que tandis que j’écris ma lettre appuyant mon papier sur une plaque de fibro ciment
Je regarde aussi un portrait en grand chapeau
Et quelques-uns de mes compagnons ont vu ton portrait
Et pensant bien que je te connaissais
Ils ont demandé
Qui donc est-elle
Et je n’ai pas su que leur répondre
Car je me suis aperçu brusquement
Qu’encore aujourd’hui je ne te connais pas bien
Et toi dans ta photo profonde comme la lumière tu souris toujours

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Source : Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade.

2 février-4 février 2021