« Je voudrais savoir écrire… »

En janvier 1928, paraît à Carcassonne le premier numéro de la revue Chantiers créée par le poète Joe Bousquet et ses amis rassemblés au sein d’un groupe informel qui rejoindra bientôt l’équipe marseillaise des Cahiers du Sud

L’histoire du poème Je te l’ai dit… de Paul Eluard est intimement liée à Chantiers qui, placée d’abord sous le parrainage du « poète classique » François-Paul Alibert, Carcassonnais lui aussi et ami de Gide, ne se tourne pas moins résolument vers le surréalisme.

Je te l’ai dit… est publié en avril 1928 dans le numéro 4 de Chantiers avec deux autres textes d’Eluard, Porte comprise… et Vous êtes chez moi…, tous recueillis dans L’amour La Poésie en 1929.

Le 5 mars 1928, Paul Eluard écrit à Bousquet : « Voulez-vous choisir un ou deux ou trois poèmes parmi ceux que je vous envoie et me renvoyer les autres ? ». Dans ce courrier où il est aussi question de peinture, Eluard annonce une prochaine visite de Gala à Carcassonne, « en automne ». « Je ne joins à ma lettre qu’une photo, la forêt de Max Ernst. Voulez-vous me la retourner après l’avoir montrée à Nelli [un ami de Bousquet] pour qu’on vous envoie le tableau tout de suite ? ». 

Bousquet a possédé de nombreux tableaux de Max Ernst. Les deux hommes  sont devenus amis après qu’ils eûrent réalisé s’être trouvés face à face sur le plateau de Brenelle, à Vailly-sur-Aisne, lors de l’assaut qui a coûté au poète sa première vie. Dans son inventaire de la collection Bousquet dispersée après sa mort, Yolande Lamarin en a dénombré onze, sans compter les illustrations pour Partition, un texte de Bousquet publié en 1949 avec vingt-deux dessins et une eau-forte du peintre. La Forêt dont il est question ici est une huile sur toile de 64 x 53 cm datée de 1927. « Je devais vivre entre quatre murs fasciné, regardé par les plus beaux tableaux du monde. Les plus magnifiques de ces tableaux sont l’œuvre de Marx Ernst. Je ne connais pas de désespoir que la contemplation de ces peintures ne réussisse pas à dissiper », raconte Bousquet dans D’une autre vie, son récit autobiographique écrit pour la photographe Denise Bellon. Où il confirme avoir vu, en reproduction, ses premiers Max Ersnt par l’entremise d’Eluard. 

Paul Eluard est le premier des amis surréalistes de Bousquet. Ils avaient tous deux le visage des mains inconnues qui se lient. Témoignage poignant de cette amitié, Eluard commençait ainsi sa lettre à Bousquet du 5 mars 1928 : « Je voudrais savoir écrire pour vivre plus avec vous ». 

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Forêt de Max Ernst

huile sur toile
reproduction extraite de La chambre de Joe Bousquet

éditions André Dimanche

Les trois poèmes d’Eluard pour Chantiers

Je te l’ai dit pour les nuages
Je te l’ai dit pour l’arbre de la mer
Pour chaque vague pour les oiseaux dans les feuilles
Pour les cailloux du bruit
Pour les mains familières
Pour l’œil qui devient visage ou paysage
Et le sommeil lui rend le ciel de sa couleur
Pour toute la nuit bue
Pour la grille des routes
Pour la fenêtre ouverte pour un front découvert
Je te l’ai dit pour tes pensées pour tes paroles
Toute caresse toute confiance se survivent.

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Porte comprise
Porte facile
Une captive
Ou personne. 
Des torrents décousus
Et des vaisseaux de sable
Qui font tomber les feuilles.

La lumière et la solitude.

Ici pour nous ouvrir les yeux
Seules les cendres bougent. 

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Vous êtes chez moi. Suis-je chez moi ? 
J’ai toute la place nécessaire
Pour qu’il n’y ait pas de spectacle
Chez moi.
Ailleurs la chaîne – les anneaux respirent –
Des dormeurs
Les arcs tendus de leurs poitrines
Au défi des chemins
Au hasard l’on entend frapper au hasard ou crier sans raison.
Les ponts respirent
Et les baisers sont à l’image des reflets.

Au fond de la lumière
A la surface de leur lumière
Les yeux se ferment
Les berceaux – les paupières – des couleurs obscures
Les cloches de paille des étincelles
Le sable tire sa révérence
Aux cachettes des oasis. 
Sans univers à ses pieds nus
L’oubli – le ciel – se met tout nu.

Les étoiles ont pris la place de la nuit
Il n’y a plus que des étoiles toutes les aubes
Et la naissance de toutes les saisons du sommeil
Le visage des mains inconnues qui se lient
Vies échangées toutes les découvertes
Pour animer les formes confondues
Claires ou closes lourdes ou toutes en tête
Pour dormir ou pour s’éveiller
Le front contre les étoiles. 

Sources – Chantiers, réédition sous la direction de Daniel Fabre, Garae Hésiode – Jean-Michel Place (1987) ; Paul Eluard, Lettres à Joe Bousquet, Les Editeurs Français Réunis (1973) ; Paul Eluard, Œuvres complètes tome I, Bibliothèque de la Pléiade (1968) ; Pierre Cabanne, La chambre de Joe Bousquet, enquête et écrits sur une collection, avec la collaboration de Yolande Lamarin pour l’inventaire de la collection Bousquet, éditions André Dimanche (2005).